Visite de la Cité de l’Architecture.
Visite de la Cité de l’Architecture.
Ce jour-là, premier dimanche du mois, les musées parisiens étaient gratuits, je décidai de visiter la cité de l’architecture au palais de Chaillot, un bâtiment des années 1930, dans le plus pur style Art Déco, dont l’architecte était Jacques Carlu, à qui le gouvernement du Front populaire, et en particulier le ministre de l’Education Jean Zay, avait confié le projet pour remplacer l’ancienne salle de spectacle, considérée comme obsolète.
J’ai des souvenirs dans cet endroit : c’est là qu’étant jeune, j’accompagnais ma mère au théâtre, du temps du TNP dirigé par Jérôme Savary. J’y avais notamment vu La résistible ascension d’Arturo Ui, de Bertolt Brecht avec Guy Bedos.
Le TNP ayant disparu, ainsi que la cinémathèque de Langlois, qui a été déménagée dans le parc de Bercy, il reste le centre de la danse et la cité de l’architecture.
Toujours autant de monde, entre les badauds, les familles, les petits métiers de vendeurs à la sauvette - moi, ça me fait toujours penser à une nouvelle de Stefan Zweig, Découverte inopinée d’un vrai métier, 1935 : un écrivain attablé dans un café parisien est intrigué par le manège d’un homme qui fait les cent pas devant la terrasse du café tout en se mêlant adroitement à la foule ; il se demande d’abord si c’est un policier en civil ou un agent secret, avant de réaliser qu’il s’agit d’un pickpocket. Il ne peut alors s’empêcher d’admirer ce métier, dangereux et difficile.
Cité de l’architecture, il y avait deux expositions : l’une consacrée à la restauration de Notre-Dame suite à l’incendie du 15 avril 2019, « Des bâtisseurs aux restaurateurs », l’autre à l’Art Déco, « France-Amérique du Nord ».
Je décidai de commencer par l’exposition consacrée à Notre-Dame.
I. Exposition « Notre-Dame, des bâtisseurs aux restaurateurs » :
L’exposition était très bien faite, conçue en trois parties :
1. Un chantier hors du commun : a. La sécurisation de la cathédrale, b. comment restaurer Notre-Dame, c. L’accompagnement scientifique du chantier ;
2. Comprendre pour restaurer. Les chantiers historiques : a. Notre-Dame, fleuron de l’architecture gothique, b. une prise de conscience patrimoniale, c. Le chantier de restauration au XIXe siècle ;
3. La restauration d’aujourd’hui et ses métiers, a. Les sculptures de la flèche, b. Les charpentes, c. Les sons de Notre-Dame, d. Les vitraux, e. Les tableaux.
J’ai été très impressionné par les photos, les vidéos, les maquettes montrant les différentes étapes de la restauration, les sommes investies, la quantité de métiers et d’entreprises impliqués dans ce chantier. Mais la « prise de conscience »… Ils n’arrêtent pas de prendre conscience, et ça fait des siècles que ça dure, depuis sa construction, de 1163 à 1330, voulue par l’évêque Maurice de Sully, jusqu’aux restaurations des XVIIe, sous Louis XIV, et XIXe siècles, à l’époque de Viollet-le-Duc, en passant par les destructions sous la Révolution, quand la cathédrale devint un Temple de la Raison.
Mais ce qui m’avait beaucoup plus intéressé, en plus de l’atelier de moulage, dans lequel était expliquée la méthode pour réaliser les moulages en plâtre exposés (pas seulement des petites figures, mais aussi des portails, comme celui de l’église abbatiale de Moissac, dans le Tarn-et-Garonne), c’était toutes les autres églises, cathédrales, montrées à l’exposition :
- la maquette du site de Coucy-le-Château, dans l’Aisne, évoque un château, célèbre pour son donjon et détruit par les Allemands lors de la Première Guerre mondiale, qui fut la résidence d’une des plus puissantes familles du nord de la France au Moyen-Âge.
- la cathédrale de Laon, toujours dans l’Aisne : je me souvenais de l’avoir visitée, quand je me rendais en Belgique acheter mes cigarettes ; ah, la Thiérache, le pays des églises fortifiées et du Maroilles !
- la cathédrale Saint-Etienne, à Toulouse rappelle qu’il n’y a pas que la basilique Saint-Sernin dans la ville rose, ni le tombeau de Saint-Thomas d’Aquin dans le cloître des Jacobins.
- l’abbatiale de Moissac, dans le Tarn-et-Garonne, se signale par son cloître du XIe siècle, l’un des mieux conservés de l’Occident chrétien. L’abbaye Saint-Pierre de Moissac fut l’un des premiers édifices classés et restaurés au titre des monuments historiques par Prosper Mérimée dans les années 1840.
- la collégiale Notre-Dame de Villefranche de Rouergue, dont la construction s’étend du XIIIe au XVIe siècles, est un bon exemple de gothique méridional. Mais ce qui m’a particulièrement ému, c’est le souvenir des vacances en camping et en famille, quand j’étais enfant, dans la nature sauvage.
Le Sud-Ouest, je ne saurai trop quoi en dire, sinon que cela m’évoque Montesquieu et Montaigne, qui n’a pas dû rester enfermé dans sa tour pour écrire ses Essais, et qui devait parcourir la région à cheval, à la recherche de points de vue et de beaux paysages.
Je me souviens surtout de vacances à Bidart, dans le pays Basque, la découverte de l’Irouléguy, de l’Ossau-Iraty, du gâteau basque, ce fameux été 2007 au cours duquel disparurent Michel Serrault, Michelangelo Antonioni, le cinéaste de l’incommunicabilité, et Ingmar Berman, l’inoubliable réalisateur du Septième sceau et des Scènes de la vie conjugale. Nous avions visité San Sebastian et sa plage en forme de coquille Saint-Jacques, Roncevaux, célèbre pour la bataille de 778 au cours de laquelle l’arrière-garde de Charlemagne fut détruite et le chevalier Roland occis. Nous avions également visité la villa Arnaga, la demeure à la fois très belle et très typée d’Edmond Rostand à Cambo-les-Bains. Rostand n’était pas seulement l’auteur de Chantecler, mais aussi de Cyrano de Bergerac : « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! (1) »
- L’église Saint-Lazare, à Avallon dans l’Yonne, Cluny, en Saône-et-Loire, Paray-le-Monial, en Saône-et-Loire, la chartreuse de Champmol à Dijon, avec les gisants de Philippe le Hardi et de son fils Jean-sans-Peur, ainsi que les pleurants, l’église Saint-Urbain à Troyes : La Bourgogne, ça me rappelle mes propres départs en voiture, quand j’empruntais la nationale 6 pour aller à Saulieu et à Vézelay par exemple, et que je rêvais, entre les climats et les vignobles de Puligny-Montrachet ou de Chassagne-Montrachet, aux grands crus de la région, le Pommard, le Corton-Charlemagne, la Vosne-Romanée et la Romanée-Conti, partagée entre la Côte de Nuits et la Côte de Beaune, ainsi qu’à la vente aux enchères organisée aux hospices de Beaune, le troisième dimanche du mois de novembre.
- la cathédrale Saint-Maclou à Rouen : elle me rappelle ma visite de la Normandie, avec l’arrivée en voiture par le plateau qui domine la ville en contrebas, au bord de la Seine. Elle me rappelle surtout la série des cathédrales de Monet, prenant pour sujet la cathédrale de Rouen à différentes heures du jour et à différentes périodes de l’année, comme par exemple Cathédrale de Rouen, le portail et la tour Saint-Romain, plein soleil, 1894.
Et ce n’est pas sans évoquer également une exposition, « Pissarro dans les ports, Rouen – Dieppe – Le Havre », avec plusieurs tableaux de la ville, et surtout des bateaux sur la Seine :
- Le pont Corneille et des péniches, 1883 ;
- Vue de l’île Lacroix et du pont Corneille, 1883 ;
- Place Lafayette, Rouen, 1883 ;
- La Seine à Rouen, Saint-Sever, 1896 ;
- Le pont Boieldieu à Rouen, soleil couchant, fumées, 1896 ;
- Quai de la Bourse, déchargeurs de bois, 1898 ;
Je me rappelle que Rouen était la ville de naissance de Corneille et qu’à son époque, au XVIIe siècle, et surtout avant, au Moyen-Âge, la ville de Rouen était la deuxième ville du royaume derrière Paris par l’importance de son activité portuaire, administrative et marchande. Ça me rappelle enfin un passage d’Extension du domaine de la lutte, le roman de Michel Houellebecq, dans lequel il décrit un malaise et l’indifférence des jeunes ; il doit se débrouiller tout seul pour se rendre à l’hôpital (2).
- les châteaux de Loches et de Provins : le premier n’est pas le plus connu des châteaux de la Loire mais sa construction au XIe siècle en fait un beau témoin de l’architecture des châteaux forts, avec son donjon bâti par le comte d’Anjou. Le second rappelle les foires de Champagne qui ont fait la prospérité de la ville au Moyen-Âge, mais ce sont d’autres curiosités de la ville, les souterrains, des carrières d’où l’on extrayait une terre glaise servant à dégraisser la laine, et la grande aux dîmes, qu’Umberto Eco a décrit dans son roman Le Pendule de Foucault (1990).
- la cathédrale Notre-Dame à Strasbourg : admirée par Victor Hugo et par Goethe, ce « chef-d’œuvre du gigantisme et du délicat » fut jusqu’en 1874 l’édifice le plus haut du monde. Le 23 novembre 1944, les spahis du général Leclerc plantent le drapeau tricolore au sommet de la flèche, réalisant ainsi le serment de Koufra prononcé trois ans plus tôt. Elle est située sur la Grande Île du centre historique de Strasbourg, à côté de la Petite France. Sa façade se reconnaît aisément à son clocher unique, surmonté d’une flèche ajoutée au XVe siècle et à l’espace comblé entre les deux tours.
- le mont Saint-Michel : caractérisé par une impression de solitude au milieu de la mer et des brouillards de la baie, loin de la grève et de ses rivages verdoyants, l’architecture de l’abbaye n’a pas manqué d’inspirer écrivains et cinéastes. Signalons qu’au XIXe siècle, avant l’époque du tourisme de masse, le mont Saint-Michel fut aussi une prison politique dans laquelle furent notamment enfermés Auguste Blanqui et Armand Barbès.
Il n’y a donc pas que les cathédrales de Reims (la ville du sacre des rois de France), de Chartres, de Beauvais et d’Amiens.
Par ailleurs, ce fut l’occasion de constater à quel point les Français sont attachés à leur patrimoine, et particulièrement aux édifices religieux qui parsèment le territoire français.
Sur un panneau, il était expliqué que le style français est une synthèse entre le gothique flamboyant et l’art de la Renaissance italienne, inspiré de l’Antiquité.
Exemple de la Provence romane : il n’y a pas seulement la cathédrale Saint-Sauveur à Aix-en-Provence, mais aussi l’église Saint-Trophime à Arles, dont le portail reproduit la structure d’un arc de triomphe. Les églises, en Provence romane, empruntent aux monuments romains l’harmonie des volumes, la simplicité du plan et du décor intérieur. L’inspiration antique est également manifeste dans le « vocabulaire » architectural, dans la présence des motifs, telles les feuilles d’acanthe et les rosaces, ainsi que dans le traitement des drapés.
L’architecture gothique est quant à elle visible à Saint-Maximin, dans la basilique royale (XIIIe et XIVe siècles) où repose Marie-Madeleine. Dans le Var, il est également possible de visiter l’abbaye cistercienne du Thoronet (XIIe siècle) et la chartreuse de La Verne, dont la construction s’étend du XIIe au XVIIIe siècle, le monastère ayant subi des dommages notamment au moment des guerres de Religion.
Dans le genre de l’architecture balnéaire des années 1930, qui fait suite à l’éclectisme du XIXe siècle, voyant se côtoyer l’anglo-normand et le mauresque, se trouve à Hyères la villa Noailles que l’on doit à l’architecte Rob Mallet-Stevens, influencé par le surréalisme aussi bien que par le cubisme. À Saint-Tropez, Latitude 43, un immeuble datant de 1932 qui ressemble à un paquebot, est dû à l’architecte Georges-Henri Pingusson, disciple du mouvement moderne.
La bibliothèque : elle était énorme !
Il y avait là des livres sur tous les styles architecturaux de tous les pays. Ce qui fut l’occasion de rassembler les quelques connaissances que j’avais en architecture.
Je me souvenais que Christopher Wren avait été l’architecte de la cathédrale Saint-Paul de Londres, comme Filippo Juvarra avait été celui de la basilique qui se trouve sur la colline de Superga, à Turin. On doit également à ce dernier la façade du palais Madame, en plein centre de Turin, ainsi que le palais de chasse de Stupinigi, qui se trouve au sud-ouest de la ville. Si tout le monde sait que l’architecture baroque est née à Rome, sous l’influence de la Contre-Réforme, je me souvenais quant à moi de la rivalité entre le Bernin et Borromini au XVIIe siècle. On doit au Bernin le dessin de la place Saint-Pierre, l’église Saint-André du Quirinal, ainsi que les palais Barberini et Chigi. Quant aux innovations de son rival Francesco Borromini, elles sont illustrées par le plan elliptique aux indentations concaves et convexes de l’église Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines, ainsi que par la façade en arc de cercle et le clocher en spirale de l’église Sant’Ivo alla Sapienza. Une légende prétend que sur la piazza Navona, la statue représentant le Nil dans la Fontaine des quatre fleuves, due au Bernin, se couvre les yeux pour ne pas voir l’église Sant’Agnese in Agone, conçue par son rival Borromini : se non è vero, è bene trovato, comme disent les Italiens. Comment sait-on que c’est une légende ? D’une part, si le visage de la statue est recouvert d’un voile, c’est parce qu’à l’époque, les sources du Nil n’avaient pas encore été découvertes. D’autre part, la Fontaine des quatre fleuves (3), conçue entre 1648 et 1651, est antérieure à l’église Sant’Agnese in Agone, dont la construction n’a pas commencé avant 1653.
Je me souvenais également que j’avais eu la chance de visiter la ville de Lecce, dans les Pouilles, en février 2009, et que j’avais été enchanté par cette perle du baroque méridional, dont le principal artisan fut l’architecte Giuseppe Zimbalo, influencé par le style plateresque espagnol, le royaume de Naples étant alors, au XVIIe siècle, sous domination espagnole.
Mais comment définir en quelques mots le baroque en architecture ? Si le classicisme, c’est le respect scrupuleux des formes antiques romaine ou grecque, le baroque c’est l’innovation.
Celle-ci ne s’est cependant pas arrêtée au XVIIe siècle.
Du Corbusier, dont l’œuvre est immense, entre projets et réalisations effectives, je n’ai retenu que la Cité radieuse, qu’on appelle la « maison du fada » à Marseille, la villa Savoye à Poissy, ainsi que la villa de Mandrot (1936), au Pradet dans le Var, conçue comme une « machine à habiter ».
Le style « constructiviste », ou style « brutaliste » est illustré par la torre Velasca à Milan, une ville que j’aime beaucoup.
Je me souviens également de la Sagrada Familia vue à Barcelone, quand j’étais jeune étudiant, œuvre de l’architecte Antoni Gaudí et manifeste du « modernisme catalan », autrement dit de l’Art Nouveau.
Le Bauhaus, fondé par Walter Gropius et fermé en 1933 par les nazis qui considéraient qu’il s’agissait d’une école enseignant un « art dégénéré »… Mais si le Bauhaus me parle, c’est surtout parce qu’il a formé un artiste comme Paul Klee, qui n’était pas architecte, mais plutôt un spécialiste de l’art des fous et des enfants, c’est-à-dire ceux qui sont à la marge du système, risquant toujours d’être exclus du mode de vie dominant.
II. Exposition « Art Déco, France-Amérique du Nord » :
Elle avait pour but de montrer les liens entre la France et les États-Unis, quand la France influençait l’Amérique, et que les architectes américains venaient étudier en France, aux Beaux-Arts avant de retourner dans leur pays construire immeubles et monuments afin de faire connaître ce style, le style Art Déco.
Ces liens ont connu leur apogée en 1925, avec l’exposition internationale des arts décoratifs.
La crise de 1929 provoque un reflux : les architectes ayant enseigné en Amérique, comme Paul Cret, Jacques Greber, ou Jacques Carlu au MIT, se retrouvent au chômage. En 1934, Jacques Carlu se voit confier par le gouvernement de Front populaire et Jean Zay, ministre de l’Education, le projet de réaménagement de la colline de Chaillot, l’ancienne salle des spectacles étant devenue obsolète. C’est ainsi qu’il a construit les deux ailes du palais de Chaillot, autour de l’esplanade centrale, avec le musée de l’Homme dans l’une – où se tenait justement une exposition « Picasso et la préhistoire » -, et dans l’autre, le TNP-centre de la danse et la cité de l’architecture.
Je n’aime pas beaucoup cette période : l’art Déco, c’est le style de ces nouveaux riches et de la bourgeoisie triomphante tournés en dérision dans les comédies de Lubitsch, que je ne saurais trop conseiller de voir et de revoir.
Je me souviens également des films de Marcel Pagnol : outre la trilogie marseillaise, Topaze, qui décrit l’ascension d’un petit pion de province naïf. Après avoir été initié aux arnaques du monde des affaires, il devient lui-même impitoyable, cynique et sans scrupules.
(1) La tirade des « Non, merci » : Acte II, scène 8.
CYRANO, LE BRET, LES CADETS,
Qui se sont attablés à droite et à gauche et auxquels on sert à boire et à manger.
CYRANO, saluant d’un air goguenard ceux qui sortent sans oser le saluer.
Messieurs… Messieurs… Messieurs
LE BRET, désolé, redescendant, les bras au ciel.
Ah ! dans quels jolis draps…
CYRANO
Oh ! toi ! tu vas grogner !
LE BRET
Enfin, tu conviendras
Qu’assassiner toujours la chance passagère,
Devient exagéré.
CYRANO
Eh bien oui, j’exagère !
LE BRET, triomphant.
Ah !
CYRANO
Mais pour le principe, et pour l’exemple aussi,
Je trouve qu’il est bon d’exagérer ainsi.
LE BRET
Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire,
La fortune et la gloire…
CYRANO
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l’esprit vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?
Non, merci. D’une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et, donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci. Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci. Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci.
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci. Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci. Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : « Oh ! pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ? »
Non, merci. Calculer, avoir peur, être blême,
Aimer mieux faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, - ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et, modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
LE BRET
Tout seul, soit ! mais non pas contre tous ! Comment diable
As-tu donc contracté la manie effroyable
De te faire toujours, partout, des ennemis ?
CYRANO
À force de vous voir vous faire des amis,
Et rire à ces amis dont vous avez des foules,
D’une bouche empruntée au derrière des poules !
J’aime raréfier sur mes pas les saluts,
Et m’écrie avec joie : un ennemi de plus !
LE BRET
Quelle aberration !
CYRANO
Eh bien oui, c’est mon vice.
Déplaire est mon plaisir. J’aime qu’on me haïsse.
Mon cher, si tu savais comme l’on marche mieux
Sous la pistolétade excitante des yeux !
Comme, sur les pourpoints, font d’amusantes taches
Le fiel des envieux et la bave des lâches !
Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,
Ressemble à ces grands cols d’Italie, ajourés
Et flottants, dans lesquels votre cou s’effémine :
On y est plus à l’aise… et de moins haute mine,
Car le front n’ayant pas de maintien ni de loi,
S’abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,
La Haine, chaque jour, me tuyaute et m’apprête
La fraise dont l’empois force à lever la tête ;
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
Qui m’ajoute une gêne, et m’ajoute un rayon :
Car, pareille en tous points à la fraise espagnole,
La Haine est un carcan, mais c’est une auréole !
LE BRET, après un silence, passant son bras sous le sien.
Fais tout haut l’orgueilleux et l’amer, mais, tout bas,
Dis-moi tout simplement qu’elle ne t’aime pas !
CYRANO, vivement.
Tais-toi !
(2) Cela me rappelle une mésaventure personnelle, après avoir eu le nez cassé. Je m’étais consolé en lisant les Canti de Leopardi dans la salle d’attente de l’hôpital.
(3) Qui symbolisent chacun un continent : le Danube sculpté par Antonio Raggi symbolise l’Europe, le Gange sculpté par Claude Poussin l’Asie, le Nil sculpté par Giacomo Antonio Fancelli l’Afrique et le Rio de la Plata, sculpté par Francesco Baratta, l’Amérique.
5 mars 2023.