Venise.


Venise.


    Venise, j’y suis donc allé avec mes parents quand j’étais petit, c’était en 1983, juste après la première année de Platini à la Juventus. C’était pendant la fête du Redentore, à la fin du mois de juillet qui commémore la fin de la grande peste de 1575-1576. Moi, je n’en garde que des souvenirs de carnaval, et d’un marchand de bricoles sur l’étal duquel il y avait des images de joueurs de foot. Pas Platini, mais Dino Zoff et Paolo Rossi.

    Et puis, j’y suis retourné quand j’étais étudiant, avec le BDE de Sciences-Po Aix, en 1997. On logeait à l’auberge de jeunesse, sur l’île de la Giudecca, fondamenta delle Zitelle. J’étais déjà un peu snob à l’époque, j’y étais allé avec mon petit costume parce que je n’imaginais pas de pouvoir visiter Venise en tenue débraillée, comme un vulgaire touriste. J’avais déjà lu Proust en ce temps-là, « la beauté est une promesse de bonheur ». J’étais enivré par le soleil et l’air du large sur la lagune, tandis que nous étions sur le vaporetto qui nous emmenait sur l’île de la Giudecca. J’étais déjà vaguement angoissé : l’examen final de Sciences-Po s’approchait, et je n’avais pas des notes très brillantes. Venise, c’était une pause, une parenthèse, une manière de s’évader hors du temps et de la réalité quotidienne. La réalité, elle était pourtant toujours présente : il y avait les touristes, les grappes de touristes qui vous bousculent et en particulier les Chinois qui commençaient à envahir l’Europe. En ce temps-là, je ne parlais pas italien couramment, j’étais donc un touriste comme les autres. Et il y avait les autres étudiants, dont je n’ai pas de souvenirs particuliers.

    Je pensais à toutes ces richesses culturelles, à toutes ces beautés que nous avaient laissées les siècles précédents, avec ce qu’elles avaient d’austère, comparées aux couleurs joyeuses et ludiques, vaguement vulgaires de l’art moderne. Ce qui annonçait Jeff Koons et tous les autres, dans le sillage d’Andy Warhol : une pseudo-remise en cause de la culture de masse qui est en fait une apologie de la société de consommation, une invitation à adhérer sans réserve à la société du spectacle, à ses vedettes avides d’être admirées.

    Personnellement, j’admirais les lieux communs du tourisme de masse : le grand Canal, avec ses souvenirs de Proust, de Richard Wagner, des autres grands noms du passé qui ont logé dans les hôtels particuliers qui le bordent ; le pont du Rialto, sous lequel passent les vaporetti en provenance de la gare ferroviaire Santa Lucia, et les motoscafi des carabinieri, qui filent à toute allure. Les flics, à Venise comme ailleurs, aiment bien prendre un air blasé avec leurs lunettes de soleil, comme si la ville leur appartenait. Mais ça ne m’a jamais autant frappé qu’à Venise : avec leurs motoscafi, ils sont les rois et ils se plaisent à se distinguer de la masse des touristes, à jouer les stars avec leurs lunettes de soleil. On peut être tranquille, ils feront preuve de toute la déférence et de l’obséquiosité nécessaires envers les puissants, les milliardaires qui ont l’argent et qui les traitent avec une condescendance de seigneurs. Ici comme ailleurs, les flics respectent avant tout l’argent ; ils attendent leur heure, le moment où ils pourront coffrer l’homme d’affaires véreux, celui qui a triché avec les impôts ou avec une quelconque histoire de malversation financière. Ils pourront alors le traiter sans ménagement, l’exhiber comme un paria hagard devant la foule des caméras, en faisant semblant de les écarter d’un geste de la main mais en ayant bien soin de prendre une pose avantageuse.

    J’étais également fasciné par les musées de Venise : l’Accademia, le museo Correr avec son aile napoléonienne… En ce temps-là, j’avais bien du mal à distinguer le classicisme, le baroque, le néo-classicisme. J’étais plus ou moins sujet au syndrome de Stendhal et pour y échapper, il n’y avait guère qu’un léger sentiment d’ennui face à tous ces chefs-d’œuvre du passé. Tout en ayant conscience de la chance et du privilège d’être là. D’une fenêtre d’une des salles du musée, on peut apercevoir le palais ducal, les colonnes de San Marco et San Teodoro, l’île de San Giorgio Maggiore, la lagune, et laisser divaguer son esprit sur la ligne d’horizon… au-delà, il y a la mer Adriatique et beaucoup plus loin, dans l’espace et dans le temps, il y a Lépante, où se déroula une fameuse bataille, à laquelle prit part Cervantès, l’auteur du Quichotte, entre les Vénitiens et les Ottomans. C’était au XVIe siècle, en 1571, du temps de la République oligarchique et de la grandeur de Venise. Une autre époque…

    À Venise, j’ai aussi aimé me promener par les calle et les campi (le nom qu’à Venise, on donne aux piazze ; et quand il s’agit d’une petite place, on l’appelle un « campiello », un terme qui a donné son titre à une pièce de Goldoni.

    Goldoni était le rénovateur du théâtre italien, par opposition à Carlo Gozzi, son vieil ennemi, qui était lui un partisan des formes traditionnelles.

    Le temple des gens de théâtre, c’est la Fenice, le théâtre qui porte opportunément ce nom parce qu’il a dû deux fois renaître de ses cendres (la dernière fois en 2003, après l’incendie de 1996), situé derrière le museo Correr, en plein quartier (sestiere) San Marco.

J’ai aussi aimé me promener dans le Ghetto, dans le sestiere Canareggio, derrière la gare Santa Lucia. Si c‘est le plus ancien ghetto d’Europe, autrefois réservé aux Juifs qui avaient l’obligation d’y résider, ce qui signifie que ce n’était certes pas le plus beau quartier de la ville, c’est aujourd’hui un endroit calme et tranquille, « boboïsé » comme partout ailleurs.

    Dans Fable de Venise, Hugo Pratt, le créateur de Corto Maltese, raconte comment il fut initié à la gnose et aux figures de la kabbale par des enfants juifs de son âge. Je ne me suis jamais intéressé sérieusement à la gnose ni à la kabbale, qui m’ont toujours paru relever du folklore barbant de la religion, mais ce qu’il y d’intéressant dans le récit d’Hugo Pratt, c‘est que dans les années 1930 flottait encore un parfum de magie et de mystère dans ce quartier : c’est là qu’il entendit les noms de Simon le Magicien, Manès, Origène, Arius, Valentin, Carpocrate, Tertullien, Augustin, Hypatie, c’est là qu’on lui fit découvrir Abraxas de Basilide et les symboles pythagoriciens, la Clavicule de Salomon et l’émeraude de Satan, symbole selon la tradition hermétique de la « Science maudite » parmi les hommes.

    Ce genre de mystères, ce dédale d’escaliers, de ruelles, de placettes, ce « Sérail des Belles Idées », ce « Sérail des Hébreux », le « Passage de la Nostalgie », existent peut-être encore, mais il faudrait aller le chercher derrière les pièges à touristes vantés par les guides qui proposent un « regard décalé » sur la ville, alors qu’ils ne sont le plus souvent que des dépliants pour les commerces, traditionnels ou « nouvelles tendances ».

    Sans chercher à se perdre dans les mystères de la Kabbale, le Museo ebraico et les schole, synagogues logées au dernier étage des immeubles d’habitation faute de place, permettent de se frotter superficiellement à la culture juive et aux objets du culte israélite : la Schola Tedesca, la plus ancienne, remonte 1528, la Schola Canton, avec sa coupole en bois et sa décoration dans un décor semblable à celui d’un théâtre, a quatre ans de moins, la Schola Italiana date de 1575, et les plus récentes, la Schola Levantina et la Schola Spagnola, appliquent le culte sépharade, celui des Juifs chassés par l’Inquisition espagnole.

    Donc, bien qu’on s’en défende, les Juifs sont partout : le mieux est encore d’être tolérant. Même Proust, dont le souvenir est lié à l’image de Venise pour nombre de Français, les Français cultivés du moins, même s’il n’aimait pas qu’on réduise son identité à ses racines, était juif. Le petit Proust, le grand génie des lettres françaises, était juif. Il faut être tolérant. D’autant que si vous ne l’êtes pas, et si vous n’êtes pas juif, on vous le fera bien sentir.

    Il y a d’autres personnages liés à Venise. Hugo Pratt, par exemple, avait inventé le personnage de Corto Maltese. Un aventurier, polyglotte et tolérant, ouvert sur le monde. Mais c’était un personnage de fiction.

    Le personnage le plus célèbre lié à Venise, c’est Casanova. Casanova, le grand séducteur du XVIIIe siècle, n’a pas seulement écrit ses Mémoires, Histoire de ma vie et Histoire de ma fuite des prisons de la république de Venise, il est aussi devenu un personnage de fiction, pour Fellini par exemple, qui ne l’aimait guère. Dans le film qu’il lui a consacré en 1976, il retourne la figure du grand séducteur vénitien pour en faire un jouisseur puéril et égoïste. Pourtant, dans le domaine des obsessions sexuelles, il est difficile d’être d’une maturité sans faille et Fellini, qui avait les siennes, ne peut s’empêcher de montrer une forme de tendresse pour son personnage, même s’il le condamne brutalement à la fin : il le montre dans la solitude de son exil, réfugié dans le château de Dux (Duchcov aujourd’hui), en Bohême, où il occupe un poste de bibliothécaire pour le comte Waldstein, poste qui lui laissait tout loisir de rédiger ses Mémoires, entouré cependant de serviteurs mesquins qui ne se privaient pas de railler le vieil homme dans lequel ils voyaient un passé révolu.

    Le film a beaucoup plu aux Américains, en particulier aux admiratrices américaines de Fellini, qui ne pouvaient s’empêcher de s’extasier sur son génie baroque, son impudence provocatrice, cette manière de régler ses comptes avec la notion de surhomme, réduit à un fantoche démythifié, pathétique, avec le séducteur-type à l’italienne, avec l’amour, les femmes, la chair, la joie du corps (résurgence de son éducation catholique), le tout dans une ambiance baroque et grotesque, décadente et ambiguë, révélant sa part d’ombre. Rien ne permet d’affirmer que Fellini ait été sûr d’avoir été compris par ses admiratrices américaines, mais enfin il avait déchaîné l’enthousiasme, en raillant le séducteur à l’italienne, l’homme méditerranéen, sûr de lui et dominateur. Le but avait donc été atteint, dans l’amertume, le désespoir, le désenchantement et les désillusions. Il ne restait plus qu’à tourner La Cité des femmes quelques années plus tard, et à régler ses comptes avec l’avènement de la télévision berlusconienne dans Ginger et Fred (1986).

    Le personnage de Casanova, grimé comme dans le film de Fellini sous les traits de l’acteur Donald Sutherland, a également été utilisé par Manara dans une charge contre la télévision berlusconienne, le strass et les paillettes, le vide existentiel qu’elle dissimule tant bien que mal. Dans la bande dessinée de Manara, Casanova n’est pas un pantin mécanique, un fornicateur compulsif et puéril, c’est plutôt un aristocrate hiératique dans son habit noir, et blessé par l’avènement de la culture de masse, corollaire de la démocratisation déjà dénoncée en son temps par Tocqueville. Les jeunes, gavés de sous-culture américaine et fringués à la mode des demeurés, le moquent et le raillent sans vergogne. Comme dans le film de Fellini, il croit apercevoir le salut dans la figure de Vénus, à moitié sortie des eaux, mais celle-ci aussi est vandalisée, tournée en ridicule au profit de la sacro-sainte publicité.



2020

Repris en octobre 2024.


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