Un lieu perçu à travers les sens : Rome.
Un lieu perçu à travers les sens : Rome.
Je me souviens de l’arrivée au petit matin, par le train de nuit, dans la Ville Éternelle, la première fois que j’ai eu la chance d’aller à Rome. Je n’avais pas encore vu Fellini Roma, et l’arrivée du jeune provincial à la gare de Termini, et pourtant c’étaient presque les mêmes sensations que je devais retrouver en tant que spectateur.
Je me souviens du petit bar à l’angle du largo Argentina, où je devais découvrir le service du café/cornetto à l’italienne (on paye à la caisse et puis on va présenter au bar son ticket) par une belle et froide matinée de décembre, sous le soleil romain.
Couleurs de Rome !... telles que les a célébrées Valéry Larbaud dans son livre.
Mais le Largo Argentina, en plus du théâtre qui le borde, ce sont aussi des ruines archéologiques, le paradis des chats latins.
A côté se trouve la via delle Botteghe Oscure, dont Modiano a fait le titre d’un de ses romans, siège du PCI, et puis la via del Gesù, siège de la DC. C’est à proximité de ces deux rues, en signe de défi, qu’on retrouva la 4L rouge dans le coffre de laquelle se trouvait le corps supplicié d’Aldo Moro, mais saura-t-on jamais s’il fut la victime des Brigades Rouges ou de ses « amis » dirigeants de la DC ?
Parfum de drame...
Parfum de femme ! Ah, les femmes romaines, qui marchent fières et altières, dans les rues de la Ville Eternelle, comme si elles étaient toutes des descendantes des patriciennes de la Rome antique. Et la plèbe se retira sur l’Aventin.
Je me souviens de mes promenades sur les pentes du mont Coelio, je me souviens du trou de serrure par lequel on voit, au-delà du jardin qui se cache derrière ces hauts murs, la coupole de Saint-Pierre dans le lointain.
Je me souviens de la pyramide de Cestius et du petit cimetière protestant dans lequel reposent, aux côtés d’autres poètes, John Keats, auquel Oscar Wilde dédia ce poème si déchirant... et puis Antonio Gramsci : « Odio gli indifferenti ! » (Je hais les indifférents !).
Plus loin, c’est la colline de Testaccio, faite de débris d’amphores romaines, ancienne décharge, à côté de l’ancien marché aux bœufs. De l’autre côté du Tibre, c’est le populaire Trastevere, où Gore Vidal déclarait que Rome était l’endroit idéal pour attendre la catastrophe finale... C’est aussi là que se trouve le cinéma de Nanni Moretti, le Nuovo Sacher.
Embarquons avec Nanni Moretti pour un tour de Rome sur sa vespa : nous rencontrerons Jennifer Beals marchant le long de la muraille aurélienne, nous irons nous recueillir pour lui rendre hommage sur le lieu où Pasolini fut assassiné au milieu de la plage d’Ostie. Étrangement, nous ne serons pas malheureux : une petite brise marine, un parfum de pins parasols, nous diront qu’il faut continuer à vivre.
Nous reviendrons dans le centre de Rome, passant devant les thermes de Caracalla, pour faire le tour du Colisée, où il n’y a plus de statue de Néron, où la Domus Aurea a disparu, nous remonterons la via dei Fori Imperiali en direction de la « machine à écrire », pompeux monument à Vittorio Emmanuele II, sur la piazza di Venezia, bordé par un palazzo dont un balcon servait de tribune à Mussolini et à ses coups de menton. Derrière, c’est le « campidoglio », la place du Capitole où se trouvent la statue équestre de Marc-Aurèle, le siège de la municipalité et les musées capitolins, ainsi que l’église Santa Maria in Aracoeli que l’on rejoint par un escalier monumental. Nous dirigerons-nous vers le théâtre de Marcellus, vers le Circus Maximus que bordent les ruines du mont Palatin, derrière lesquelles se trouvent les forums romains et la basilique de Maxence, et les colonnes rostrales, et la Curie romaine, et la roche Tarpéienne ? Ferons-nous un tour par le foro Boario, la « bocca della Verita » et par le ghetto juif qui se trouve derrière le théâtre de Marcellus ?
Nous nous engouffrerons dans la via del Corso en direction du Trident et de la place d’Espagne, sous la Trinità dei Monti et les jardins de la villa Borghese, non loin de la villa Médicis qui accueille les lauréats du prix de Rome depuis 1803, où les belles touristes américaines, se prenant pour Audrey Hepburn dans Vacances romaines, se font photographier dans des robes et des tailleurs conçus spécialement pour elles par les plus grands couturiers, avant d’aller faire une pause avec un espresso ristretto au caffé Greco. Nous n’aurons pas omis d’aller jeter une pièce dans la fontaine de Trevi pour le plaisir d’entendre Anita Ekberg murmurer langoureusement : « Come in, Marcello, come in ! », les mains tendues en avant, et la robe de soirée évidemment trempée. Nous passerons également par la via Margutta et ses ateliers d’artiste, où Alberto Moravia situait l’action de son roman L’Ennui, en direction de la piazza del Popolo. Ce n’est plus un parking : nous n’y verrons plus Vittorio Gassman, malgré son statut d’avocat aisé et puissant, faire semblant d’en être le gardien pour ne pas offenser son vieil ami, et pourtant nous nous sommes tant aimés...
Mais c’est qu’il est l’heure de déjeuner ! Il y a comme des odeurs de cuisine dans l’air ! Nous prendrons congé de Nanni Moretti et après l’avoir chaleureusement remercié pour le tour en vespa, nous nous dirigerons vers la place du Panthéon pour y déguster des tripes à la Romaine, des fettucine all’Alfredo ou des carciofi alla giudea, accompagnés d’un petit vin blanc d’Orvieto.
Place du Panthéon, c’est là que le chef de la police incarné par Gian-Maria Volontè dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) d’Elio Petri va acheter ses cravates. Mais la schizophrénie des haut-gradés de la police qui prennent du plaisir en assassinant leur maîtresse et en torturant des militants d’extrême-gauche, ce n’est décidément pas notre truc. C’est également là qu’Alain Delon achète son rétroprojecteur pour imiter la signature de sa victime dans Plein Soleil de René Clément. Oui bon. On n’est pas dans un thriller, ni dans un roman policier. On est en vacances ! En bon petits écoliers férus d’antiquités, nous irons visiter l’Ara Pacis dédié à Auguste sur les bords du Tibre, nous jetterons un œil au château Saint-Ange au sommet duquel Alain Delon plante le drapeau anarchiste dans Quelle joie de vivre ! (1961) de René Clément... Il reste à visiter les stanze de Raphaël dans les musées du Vatican... Ma vai !... c’est l’heure de la sieste ! On n’est pas des Chinois ! Marchons plutôt sur les traces de Chateaubriand, laissons échapper un soupir ennuyé et mélancolique pour exprimer notre mal de vivre d’enfants du siècle (mais de quel siècle, exactement ?) face à toutes ces ruines, à toute cette beauté qui tragiquement peu à peu s’efface sous les coups de boutoir d’une modernité agressive...
Après être passé devant le palais Farnese où François-René fut ambassadeur de France, nous nous rendrons devant la statue de Giordano Bruno, sur la place du marché aux herbes, pour rendre hommage à ce martyr de la liberté de penser, brûlé vif par l’Inquisition en 1600. Ce sera l’occasion de nous poser gravement la question : et si c’est lui qui avait raison ? Et s’il existait d’autres univers que le nôtre ? Vaste sujet... Prétexte à toutes les rêveries, à toutes les interrogations métaphysiques...
En attendant, c’est dans celui-ci qu’il faut vivre... et tâcher d’être heureux. Penser au mal tant qu’on veut, et le faire le moins possible... Ma dov’è la libertà ? Ma che cosa è la libertà ?
Octobre 2024