Pourquoi La Donna è mobile ?

Pourquoi La Donna è mobile 

(réponse à l’équipe de l’émission France Musique est à vous.)


   Réponse au mail de l’émission France Musique est à vous qui me demandait pour la deuxième fois de justifier mon souhait d’écouter La Donna è mobile, interprété par Pavarotti, souhait exprimé dans un mail du samedi 11 octobre 2025, envoyé par gmail pour participer au jeu de l’émission (il fallait dire où avait été créée la comédie musicale The Producers de Mel Brooks en 2001 : à Broadway, dans la ville de New York, à Londres, ou au théâtre du Châtelet, à Paris, comme en cette année 2025, où elle est à nouveau montée à Paris : il s’agissait donc d’un piège, et la bonne réponse était Broadway, à New York).

   Bonsoir à l’équipe de l’émission France Musique est à vous,

   J’ai reçu hier après-midi un mail m’enjoignant pour la deuxième fois de justifier mon souhait d’écouter l’air La Donna è mobile interprété par Luciano Pavarotti, et je ne souhaite pas le faire oralement, parce que je sais que ma voix va une fois de plus me trahir, c’est pourquoi je préfère vous écrire, parce qu’il est quand même grand temps que je vous réponde.

   Tout d’abord, je voudrais commencer par dire que je vais bien et je souhaite qu’il en aille de même pour vous.

   « I would prefer not to » était le leitmotiv de Bartleby, le scribe employé aux écritures de Herman Melville. De la même manière, je préférerais ne pas avoir à justifier le choix de l’air La Donna è mobile, interprété par Luciano Pavarotti à l’acte III de l’opéra de Giuseppe Verdi, Rigoletto, dans une version de 1974, accompagné par le London Symphony Orchestra dirigé par Richard Bonynge, et pourtant je vais le faire, ce qui signifie que je vais encore proférer beaucoup de sottises, raison pour laquelle j’en appelle à votre indulgence.

   1974, c’est l’année de ma naissance.

   Le London Symphony Orchestra dirigé par Richard Bonynge, a priori je n’y tiens pas particulièrement, parce que je ne suis pas assez connaisseur pour préférer tel ou tel orchestre symphonique, dirigé par tel ou tel chef d’orchestre, c’est juste une référence que j’ai trouvée sur youtube le jour où j’ai envoyé le mail, le 11 octobre dernier.

   Mais à la réflexion, cela me rappelle que j’avais visité Londres en septembre 2005, deux mois après les attentats, et que j’avais été enchanté de cette visite en solitaire de la capitale anglaise, que j’avais été HEUREUX tandis que je résidais à l’auberge de jeunesse de Holland Park, « The Youth Hostel of Holland Park » (aujourd’hui, ce n’est plus ce même nom sur Google Maps), située derrière Hyde Park et Kensington Gardens.

   Ensuite, sans que cela n’ait de rapport direct, cela me rappelle la scène finale du film d’Alfred Hitchcock, L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1956), avec James Stewart, qui se déroule pendant un concert au Royal Albert Hall de Londres ; je n’ai jamais eu la chance d’assister à un concert au Royal Albert Hall de Londres, mais Alfred Hitchcock est un de mes réalisateurs de films favoris, tout au moins en matière de suspense et d’histoires policières, et si L’Homme qui en savait trop est considéré comme l’un de ses chefs-d’œuvre bien que ce ne soit pas celui que je préfère dans sa filmographie, il s’agit d’un opus qui illustre sa collaboration avec son compositeur de musique de film attitré, Bernard Herrmann.

   Verdi est un compositeur que je place très haut dans mon Panthéon personnel, non seulement parce qu’il était Italien mais aussi parce qu’il a incarné le Risorgimento pour les artisans de l’unité italienne, son nom, sous forme d’acronyme, ayant été retenu pour signifier Vittorio Emanuele Re d’Italia (V.E.R.D.I.), et son Va, pensiero, extrait de l’acte III de Nabucco, est l’hymne officieux de tous ceux qui n’acceptent pas l’ordre établi, l’ordre des puissants et le pouvoir de l’argent qui corrompt tout, y compris les sentiments les plus purs, au motif que tout pourrait être acheté, tout pourrait être à vendre, tout pourrait être commercialisable ; j’en veux pour preuve qu’il a été choisi par Riccardo Muti, le 12 mars 2011, pour protester et dénoncer les atteintes de la politique berlusconienne à l’égard d’une cause qui lui était chère, celle de la Culture qui, d’après les propres mots de Riccardo Muti, est la « seule à avoir fait l’histoire et l’unité de l’Italie ».

   Que dire de plus ?

   Luciano Pavarotti, je ne l’ai jamais vu ou entendu en vrai, sur une scène d’opéra, je l’ai seulement vu sur des videos youtube, et je possède un enregistrement sur une cassette video de ma jeunesse du concert des Trois ténors, donné à Rome en 1990, dans les thermes de Caracalla. Pour moi, il a été, avec les voix de Roberto Alagna et de Cecilia Bartoli par exemple, – ce ne sont pas les seules, ce sont juste les plus célèbres, qui ne doivent pas faire oublier les voix des anonymes –, l’une des voix de l’Italie culturelle, une voix qui me parle du pays de mes ancêtres, et une voix qui s’exprimait d’un point de vue élevé, celui de la Culture contre les ambiguïtés politico-économico-financières même si je n’ignore pas, d’une part, que Luciano Pavarotti était aussi et surtout un homme de spectacle, d’autre part, qu’il touchait des cachets conséquents, et enfin, qu’il savait également faire l’histrion à l’occasion, – et sans que cela permette de dénigrer ou de mépriser les « canzonette » sentimentales italiennes de la culture populaire, dans une opposition artificielle entre culture savante et culture populaire, les chansons de Luigi Tenco, d’Al Bano et Romina Power, de Toto Cutugno et de Pupo, du Gênois Fabrizio De André (Crêuza de mä), Gênois comme l’était le dandy Nino Ferrer, qui s’est suicidé le 13 août 1998, tandis que j’effectuais mon service militaire, ou de Gino Paoli, chanteur en vogue dans les années 1960 (Sapore di sale, sapore di mare), dont j’entendais une chanson encore hier après-midi, tandis que j’étais à la Bnf François Mitterrand, regardant le film de Bernardo Bertolucci, Prima della rivoluzione (1964), et que j’ai reçu le mail me demandant pour la deuxième fois de justifier mon souhait d’écouter La Donna è mobile, interprété par Pavarotti, dans le cadre de l’émission France Musique est à vous : à la 26e minute du film, on entend Quel giorno, une chanson qui accompagne la déambulation du personnage principal, accompagné par sa jeune tante dans les rues du centre de Parme, la Parme bourgeoise des années 1960, Parme la ville d’origine de Bertolucci, Parme dans la province de laquelle se trouve le lieu de naissance de Verdi, le hameau des Roncole, dans le village de Busseto, non loin du village de Brescello, sur la rive du « grand fleuve », le Pô, choisi par l’écrivain Giovanni Guareschi pour être le centre de son univers, celui qu’il décrit dans les histoires et nouvelles du Petit monde de Don Camillo. Quant à la déclaration d’amour de Bertolucci à sa ville, aux années 1960, à son personnage empêtré dans ses contradictions socio-politiques, mystico-religieuses et surtout sentimentales, partagé qu’il est entre la bourgeoise « parmigiana » Clélia, de bonne famille, bien élevée, comme il faut, qui EST la ville, une ville de province dans l’Italie du boom économique, et sa jeune tante milanaise, terriblement attachante parce que terriblement névrosée, urbaine, sophistiquée et seule, toujours au bord de la dépression nerveuse, elle est magnifique, comme le noir et blanc du film : elle est une expression de la modernité esthétique italienne des années 1960, entre le cinéma d’auteur de Federico Fellini et de Michelangelo Antonioni d’une part, et les comédies à l’italienne de Pietro Germi, Dino Risi, Luigi Comencini, Mario Monicelli, d’autre part, servie par la musique d’Ennio Morricone, le compositeur des musiques de films des westerns à l’italienne des années 1960, ceux de Sergio Leone et ceux de Sergio Sollima (Colorado, 1966), avant de devenir celui du cinéma politique italien des années 1970 (Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, 1970, d’Elio Petri, avec Gian-Maria Volontè), et des films grand public français de ces mêmes années 1970 (Sans mobile apparent, 1971, de Philippe Labro, L’Attentat, 1972, d’Yves Boisset, Peur sur la ville, 1975, d’Henri Verneuil) ; servie surtout par la rage d’un jeune réalisateur qui avait envie de tout bousculer, et notamment le conformisme ronronnant de sa ville de province, pour tout reconstruire… si ce n’est pas La Chartreuse de Parme de Stendhal, il en reste néanmoins de très belles images, cette citation de Talleyrand placée en exergue « Chi non ha vissuto negli anni prima della rivoluzione non può capire che cosa sia la dolcezza del vivere », ainsi que la formidable étude psychologique d’un jeune bourgeois de province, ambigu et incertain comme l’était le Parti Communiste Italien de ces années-là…

   Cet air de La Donna è mobile me parle aussi de ma grand-mère maternelle, qui admirait Verdi presque autant que Beethoven, et qui a été incinérée le jour de mon anniversaire, le 29 octobre 2012, une chose que je ne souhaite à personne, pas même à mon pire ennemi.

   De manière plus gaie et plus positive, cet air de La Donna è mobile me rappelle aussi ma visite, par une belle journée de printemps, chaude et ensoleillée, alors que l’air et le vent en provenance du lac Mincio s’engouffraient par les fenêtres grandes ouvertes de la Chambre des Époux décorée par Andrea Mantegna, dans le palazzo ducale de Mantoue, palais dans lequel est censée se dérouler une partie de l’action de Rigoletto.

   Je ne me risquerai pas à faire une explication de texte pointue et rigoureuse des paroles de cet air d’opéra fameux. Ces paroles affirment en substance que « la femme est changeante » ; certes, mais Oscar Wilde n’a-t-il pas écrit, dans ses Aphorismes, que c’est la nature humaine qui est changeante ?

   Ces paroles ajoutent que bien malheureux est celui qui fait confiance aux femmes, capable de leur faire des confidences, le cœur mal scellé et imprudent ; mais elles disent enfin qu’un homme ne saurait se proclamer pleinement heureux et satisfait s’il n’a jamais goûté aux joies de l’amour sur le sein d’une femme aimée.

   Personnellement, je ne me prononcerai pas sur ce sujet délicat et épineux, n’ayant jamais rien compris aux femmes, et poursuivant bravement et obstinément dans cette voie, non pas seulement par entêtement borné, mais aussi par fidélité à Oscar Wilde, le divin Oscar, qui a également écrit, toujours dans ses Aphorismes, que les femmes étaient faites pour être aimées, et certainement pas pour être comprises.

   J’ajouterai deux points pour finir :

   Si j’aime écouter un air d’opéra en italien, chanté par Pavarotti (Una furtiva lacrima, un air extrait de L’elisir d’amore de Gaetano Donizetti) ou composé par Mozart (Così Fan Tutte), ou une chanson d’amour sentimentale, une « canzonetta all’italiana » (Una lacrima sul viso, 1964, du crooner italien Bobby Solo), ce n’est pas seulement par chauvinisme ou nationalisme étroit ; je n’ignore pas que ce sont les étrangers qui font la richesse d’un pays ou d’une nation, qu’il s’agisse des travailleurs immigrés dans la sphère économique, ou des artistes d’origine étrangère dans le domaine de la définition culturelle de l’identité nationale, et à l’appui de cette idée, je citerai la chanson de Jean Ferrat, Ma France ; simplement, pour moi, les voix comme celle de Pavarotti, ou celles de Roberto Alagna et de Cecilia Bartoli, celles des auteurs-compositeurs de « canzonette sentimentali italiane » et celles des chœurs d’anonymes, participent de cette définition de l’identité culturelle italienne qui m’est chère en tant que Français dont les origines se trouvent en partie dans le Bel Paese, quelque part du côté du Piémont.

   Enfin, je voudrais dire que si je n’ai pas toujours été fidèle à France Musique, j’aime cette station du service public et ses programmes, j’aime sa rivalité avec Radio Classique, sur laquelle il y a beaucoup trop de publicités commerciales, tandis que si sur France Musique, il y a parfois un peu trop de discussions et de « logos » (toujours moins que sur France Culture : je parle du « logos » platonicien, et non des logos des marques), vu que je ne suis ni un spécialiste de musique classique, de musique baroque, de musique du monde, ni un spécialiste de jazz, les explications fournies par les animateurs de ses émissions parfois m’agacent, rarement m’ennuient, souvent me divertissent et me font rire, quelquefois m’émeuvent, toujours m’apprennent quelque chose, ce dont je leur suis reconnaissant.

   Que manque-t-il à France Musique ?

   De mon point de vue, pas grand-chose, si ce n’est une émission à la longévité aussi légendaire que Le Masque et la Plume sur France Inter, que j’écoutais déjà quand j’étais enfant, dans les années 1980, habitant chez mes parents, étudiant dans les années 1990, puis jeune adulte à partir des années 2000 ; et qui m’inspire une nostalgie étrange, celle d’une époque que je n’ai pas connue, précédant ma naissance, que je pourrais caractériser par les débats « homériques » entre Jean-Louis Bory et Georges Charensol depuis 1958 jusqu’aux années 1970 ; quel est le point commun entre Nino Ferrer et Jean-Louis Bory, qu’ils partagent avec Primo Levi ? Ils se sont suicidés ; si je ne connais évidemment ni la raison de leurs suicides respectifs, ni leurs motivations profondes, mon hypothèse est qu’ils avaient une haute opinion de leur tâche et qu’ils se faisaient une conception élevée de la Culture en tant qu’instrument de lutte et de résistance à l’oppression, à la barbarie, à la bêtise aveugle et intolérante, à l’uniformisation et au pouvoir corrupteur de l’argent ; à un moment, ils ont peut-être cru que leur message était devenu inaudible dans la foire commerciale et la société du divertissement généralisé ; il ne s’agit que d’une hypothèse personnelle, hardie parce que mal étayée par des arguments relevant du prêt-à-penser, et qui ne présage en aucune manière de leurs motivations réelles, profondes, de leurs drames personnels et de leurs tragédies intimes ; ne sachant rien de cela, il me reste, à moi comme à mes contemporains et aux générations futures, leurs œuvres, leurs chansons pour les uns, leurs livres pour les autres.

   Que manque-t-il à France Musique est à vous ?

   De mon point de vue, pas grand-chose ; je souhaite aux membres, animateurs et techniciens de son équipe de faire une émission qui leur ressemble, une émission qu’ils ont envie de faire, contre l’uniformisation, contre la standardisation, contre les pressions commerciales, contre l’abrutissement et la fabrique du crétin, pour la diversité qui est notre bien commun, pour l’entretien de nos racines, sans lesquelles nous perdons nos repères, bon moyen de fédérer l’audience la plus large possible et de tendre vers la longévité, but estimable et louable s’il en est – mais je m’aventure là sur un terrain qui n’est pas de mon ressort, et je commence à dire des banalités en guise de digression.

   Pour en revenir à ma suggestion, je n’ai pas souhaité vous répondre par oral parce que je savais que ma voix allait me trahir une fois de plus, et j’ai préféré vous répondre par écrit ; vous diffuserez peut-être La Donna è mobile, interprétée par Pavarotti, dans une version de 1974, un samedi matin, en passant sur le fait que j’ai peut-être fait le choix de la facilité ; La Donna è mobile, cela m’évoque aussi bien les grandes voix qui contribuent à une définition culturelle de l’identité italienne, que ma grand-mère, aujourd’hui disparue, elle qui avait une éthique intransigeante, héritée de sa carrière d’enseignante au contact et au service des plus démunis, dans la banlieue extra-muros d’Avignon, et nourrissait une hostilité farouche à l’égard de la politique et aussi – hélas ! – à l’égard des réalités économiques ; cet air m’évoque aussi mes voyages en Italie, et notamment ma découverte de Mantoue et de son palais ducal par une belle matinée de printemps en je ne sais plus quelle année.

   Cette réponse est beaucoup trop longue ; du moins ai-je prouvé que je n’étais pas un robot.

   Je vous souhaite une bonne continuation, ainsi qu’une longue vie à votre émission,


Martedì 27 ottobre 2025.

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