Je me souviens de Milan Kundera.
Je me souviens de Milan Kundera.
Par cette froide journée du dimanche 26 février 2023, je viens de retrouver le texte de Kundera, « Un Occident kidnappé, ou la tragédie de l’Europe centrale », 1983, dans lequel il exprime son angoisse due à la disparition de la culture, entendue comme « ensemble des créations spirituelles » et des petites nations d’Europe centrale.
Je recopie le texte pour le comprendre :
1.
En 1956, au mois de septembre, le directeur de l’agence de presse de Hongrie, quelques minutes avant que son bureau fût écrasé par l’artillerie, envoya par télex dans le monde entier un message désespéré sur l’offensive russe, déclenchée le matin contre Budapest. La dépêche finit par ces mots : « Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe. »
Que voulait dire cette phrase ? Elle voulait certainement dire que les chars russes mettaient en danger la Hongrie, et avec elle l’Europe. Mais dans quel sens l’Europe était-elle en danger ? Les chars russes étaient-ils prêts à franchir les frontières hongroises en direction de l’ouest ? Non. Le directeur de l’agence de presse de Hongrie voulut dire que l’Europe était visée en Hongrie même. Il était prêt à mourir pour que la Hongrie restât Hongrie et restât Europe.
Même si le sens de la phrase paraît clair, elle continue à nous intriguer. En effet, ici, en France, en Amérique, on est habitué à penser que ce qui était alors en jeu n’était ni la Hongrie ni l’Europe mais un régime politique. On n’aurait jamais dit que c’était la Hongrie en tant que telle qui était menacée et on comprend encore moins pourquoi un Hongrois confronté à sa propre mort apostrophe l’Europe. Est-ce que Soljenitsyne, quand il dénonce l’oppression communiste, se réclame de l’Europe comme d’une valeur fondamentale pour laquelle il vaut la peine de mourir ?
Non, « mourir pour sa patrie et pour l’Europe », c’est une phrase qui ne pourrait être pensée ni à Moscou ni à Leningrad, mais précisément à Budapest ou à Varsovie.
2.
En effet, qu’est-ce que l’Europe pour un Hongrois, un Tchèque, un Polonais ? Dès le commencement, ces nations appartenaient à la partie de l’Europe enracinée dans la chrétienté romaine. Elles participaient à toutes les phases de son histoire. Le mot « Europe » ne représente pas pour elles un phénomène géographique, mais une notion spirituelle qui est synonyme du mot « Occident ». Au moment où la Hongrie n’est plus Europe, c’est-à-dire Occident, elle est éjectée au-delà de son propre destin, au-delà de sa propre histoire ; elle perd l’essence même de son identité.
L’Europe géographique (celle qui va de l’Atlantique à l’Oural) fut toujours divisée en deux moitiés qui évoluaient séparément : l’une liée à l’ancienne Rome et à l’Eglise catholique (signe particulier : alphabet latin) ; l’autre ancrée dans Byzance et dans l’Eglise orthodoxe (signe particulier : alphabet cyrillique). Après 1945, la frontière entre ces deux Europes se déplaça de quelques centaines de kilomètres vers l’Ouest, et quelques nations qui s’étaient toujours considérées comme occidentales se réveillèrent un beau jour et constatèrent qu’elles se trouvaient à l’Est.
Par suite, se sont formées après la guerre trois situations fondamentales en Europe : celle de l’Europe occidentale, celle de l’Europe orientale et celle, la plus compliquée, de cette partie de l’Europe située géographiquement au Centre, culturellement à l’Ouest et politiquement à l’Est.
Cette situation contradictoire de l’Europe que j’appelle centrale peut nous faire comprendre pourquoi c’est là que, depuis trente-cinq ans, le drame de l’Europe se concentre : la grandiose révolte hongroise en 1956 avec le massacre sanglant qui l’a suivie ; le Printemps de Prague et l’occupation de la Tchécoslovaquie en 1968 ; les révoltes polonaises en 1956, en 1968, en 1970 et celle des dernières années. Ni par son contenu dramatique ni par sa portée historique, rien de ce qui se passe en Europe géographique, ni à l’ouest ni à l’est, ne peut se comparer avec cette chaîne de révoltes centre-européennes (1). Chacune de ces révoltes était portée par la quasi-totalité du peuple. S’ils n’avaient pas été soutenus par la Russie, les régimes là-bas n’auraient pu résister plus de trois heures. Cela dit, ce qui se passait à Prague ou à Varsovie ne peut être considéré dans son essence comme le drame de l’Europe de l’Est, du bloc soviétique, du communisme, mais précisément comme celui de l’Europe centrale.
En effet, ces révoltes-là, soutenues par la totalité de la population, sont impensables en Russie. Mais elles sont impensables même en Bulgarie, pays qui, comme tout le monde sait, est la partie la plus stable du bloc communiste. Pourquoi ? Parce que la Bulgarie fait partie, depuis ses origines, de la civilisation de l’Est, grâce à la religion orthodoxe, dont les premiers missionnaires étaient d’ailleurs bulgares. Les conséquences de la dernière guerre signifient donc pour les Bulgares un changement politique, certes, considérable et regrettable (les droits de l’homme y sont non moins bafoués qu’à Budapest), mais non pas ce choc des civilisations qu’elles représentent pour les Tchèques, pour les Polonais, pour les Hongrois.
3.
L’identité d’un peuple ou d’une civilisation se reflète et se résume dans l’ensemble des créations spirituelles qu’on appelle d’habitude « culture ». Si cette identité est mortellement menacée, la vie culturelle s’intensifie, s’exacerbe, et la culture devient la valeur vivante autour de laquelle tout le peuple se regroupe. C’est pourquoi, dans toutes les révoltes centre-européennes, la mémoire culturelle ainsi que la création contemporaine ont joué un rôle aussi grand et aussi décisif que nulle part et jamais dans aucune révolte populaire européenne (2).
Des écrivains, regroupés dans un cercle qui portait le nom du poète romantique Petöfi, déclenchèrent en Hongrie une grande réflexion critique et préparèrent ainsi l’explosion de 1956. Ce sont le théâtre, le film, la littérature, la philosophie qui travaillèrent pendant des années à l’émancipation libertaire du Printemps de Prague. Ce fut l’interdiction d’un spectacle de Mickiewicz, le plus grand poète romantique polonais, qui déclencha la fameuse révolte des étudiants polonais en 1968. Ce mariage heureux de la culture et de la vie, de la création et du peuple marqua les révoltes centre-européennes d’une inimitable beauté, dont nous, qui les avons vécues, resteront envoûtés à jamais.
Ce que je trouve beau, dans le sens le plus profond de ce mot, un intellectuel allemand ou français le trouve plutôt suspect. Il a l’impression que ces révoltes ne peuvent être authentiques et vraiment populaires si elles subissent une influence trop grande de la culture. C’est bizarre, mais pour certains la culture et le peuple sont deux notions incompatibles. L’idée de culture se confond à leurs yeux avec l’image d’une élite des privilégiés. C’est pourquoi ils ont accueilli le mouvement de Solidarité avec beaucoup plus de sympathie que les révoltes précédentes. Or, quoi qu’on en dise, le mouvement de Solidarité ne se distingue pas dans son essence de ces dernières, il n’est que leur apogée : l’union la plus parfaite (la plus parfaitement organisée) du peuple et de la tradition culturelle persécutée, négligée ou brimée, du pays.
4.
On peut me dire ceci : admettons que les pays centre-européens défendent leur identité menacée, mais cela ne rend pas leur situation si spécifique. La Russie se trouve dans une situation pareille. Elle aussi est en train de perdre son identité. En effet, ce n’est pas la Russie mais le communisme qui prive les nations de leur essence et qui, d’ailleurs, fit du peuple russe sa première victime. Certes, la langue russe étouffe les langues des autres nations de l’Empire ; mais ce n’est pas que les Russes veuillent russifier les autres, c’est que la bureaucratie soviétique profondément a-nationale, contre-nationale, supra-nationale a besoin d’un outil technique pour unifier son Etat.
Je comprends cette logique, et je comprends aussi la vulnérabilité des Russes qui souffrent à l’idée qu’on puisse confondre le communisme haï avec leur patrie aimée.
Mais il faut comprendre aussi un Polonais, dont la patrie, avec l’exception d’une courte période entre les deux guerres, est asservie par la Russie depuis deux siècles et a subi pendant tout ce temps une russification aussi patiente qu’implacable.
À la frontière orientale de l’Occident qu’est l’Europe centrale, on a toujours été plus sensible au danger de la puissance russe. Et non seulement les Polonais. Frantisek Palacky, le grand historien et la personnalité la plus représentative de la politique tchèque du XIXe siècle, écrivit en 1848 la lettre fameuse au parlement révolutionnaire de Francfort par laquelle il justifiait l’existence de l’Empire des Habsbourg, seul rempart possible contre la Russie, « cette puissance qui, ayant aujourd’hui une grandeur énorme, augmente sa force plus que ne pourrait le faire aucun pays occidental ». Palacky met en garde contre les ambitions impériales de la Russie, qui tente de devenir « monarchie universelle », c’est-à-dire qui aspire à la domination mondiale. La « monarchie universelle de la Russie, dit Palacky, serait le malheur immense et indicible, le malheur sans mesure et sans limites ».
Selon Palacky, l’Europe centrale aurait dû être le foyer des nations égales qui, avec un respect mutuel, à l’abri d’un Etat commun et fort, cultiveraient leurs originalités diverses. Bien qu’il ne se soit jamais réalisé, ce rêve, partagé par tous les grands esprits centre-européens, n’en est pas moins resté puissant et influent. L’Europe centrale voulait être l’image condensée de l’Europe et de sa richesse variée, une petite Europe archieuropéenne, modèle miniaturisé de l’Europe des nations conçue sur la règle : le maximum de diversité sur le minimum d’espace. Comment pouvait-elle ne pas être horrifiée par la Russie qui, en face d’elle, se fondait sur la règle opposée : le minimum de diversité sur l’espace maximal ?
En effet, rien ne pouvait être plus étranger à l’Europe centrale et à sa passion de diversité que la Russie, uniforme, uniformisante, centralisatrice, qui transformait avec une détermination redoutable toutes les nations de son empire (Ukrainiens, Biélorusses, Arméniens, Lettons, Lituaniens, etc.) en un seul peuple russe (ou, comme on préfère dire aujourd’hui, à l’époque de la mystification généralisée du vocabulaire, en un seul peuple soviétique).
Cela dit, le communisme est-il la négation de l’histoire russe ou bien plutôt son accomplissement ?
Il est certainement à la fois sa négation (négation de sa religiosité, par exemple) et son accomplissement (accomplissement de ses tendances centralisatrices et de ses rêves impériaux).
Vu de l’intérieur de la Russie, le premier aspect, celui de la discontinuité, est plus frappant. Du point de vue des pays asservis, c’est le deuxième aspect, celui de la continuité, qui est le plus fortement ressenti (3).
5.
Mais ne suis-je pas en train d’opposer la Russie à la civilisation occidentale d’une façon trop absolue ? L’Europe, bien que divisée en ses parties occidentale et orientale, n’est-elle pas malgré tout une seule entité, ancrée dans l’ancienne Grèce et dans la pensée judéo-chrétienne ?
Bien entendu. Les lointaines racines antiques unissent la Russie avec nous. Durant tout le XIXe siècle, la Russie, d’ailleurs, se rapprochait de l’Europe. La fascination était réciproque. Rilke proclama la Russie sa patrie spirituelle et personne n’échappa à la force du grand roman russe, qui reste inséparable de la culture européenne commune.
Oui, tout cela est vrai et les fiançailles culturelles des deux Europes resteront un grand souvenir (4). Mais il est non moins vrai que le communisme russe ranima vigoureusement les vieilles obsessions antioccidentales de la Russie et l’arracha brutalement à l’histoire occidentale.
Je veux souligner encore une fois ceci : c’est à la frontière orientale de l’Occident que, mieux qu’ailleurs, on perçoit la Russie comme un Anti-Occident ; elle apparaît non seulement comme une des puissances européennes parmi d’autres mais comme une civilisation particulière, comme une autre civilisation.
Czeslav Milosz en parle dans son livre Une autre Europe : aux XVI et XVII siècles, les Moscovites apparaissent aux Polonais comme « des barbares » contre qui on guerroyait sur des frontières lointaines. On ne s’intéressait pas spécialement à eux... De cette époque où ils ne trouvent que le vide à l’est dérive chez les Polonais la conception d’une Russie située « à l’extérieur », en dehors du monde (5). »
Apparaissent comme « barbares » ceux qui représentent un autre univers. Les Russes le représentent pour les Polonais, toujours. Kasimierz Brandys raconte cette belle histoire : un écrivain polonais rencontra Anna Akhmatova, la grande poétesse russe. Le Polonais se plaignait de sa situation : toutes ses œuvres étaient interdites. Elle l’interrompit : « Avez-vous été emprisonné ? » Le Polonais répondit que non. « Etes-vous au moins chassé de l’Union des écrivains ? – Non. – Alors, de quoi vous plaignez-vous ? » Akhmatova était sincèrement intriguée.
Et Brandys commente : « Telles sont les consolations russes. Rien ne leur paraît assez horrible en comparaison du destin de la Russie. Mais ces consolations n’ont aucun sens. Le destin russe ne fait pas partie de notre conscience ; il nous est étranger ; nous n’en sommes par responsables. Il pèse sur nous, mais il n’est pas notre héritage. Tel était aussi mon rapport à la littérature russe. Elle m’a effrayé. Jusqu’aujourd’hui, je suis horrifié par certaines nouvelles de Gogol et par tout ce qu’écrit Saltykov-Chtchedrine. Je préférerais ne pas connaître leur monde, ne pas savoir qu’il existe (6). »
Les mots sur Gogol n’expriment pas, bien entendu, un refus de l’art de Gogol, mais l’horreur du monde que cet art évoque : ce monde nous envoûte et nous attire quand il est loin, et il révèle toute sa terrible étrangeté dès qu’il nous encercle de près : il possède une autre dimension (plus grande) du malheur, une autre image de l’espace (espace si immense que des nations entières s’y perdent), un autre rythme du temps (lent et patient), une autre façon de rire, de vivre, de mourir (7).
C’est pourquoi l’Europe que j’appelle centrale ressent le changement de son destin après 1945 non seulement comme une catastrophe politique mais comme la mise en question de sa civilisation. Le sens profond de leur résistance, c’est la défense de leur identité ; ou, autrement dit : c’est la défense de leur occidentalité.
6.
On ne se fait plus d’illusions sur les régimes des pays satellites de la Russie. Mais on oublie l’essence de leur tragédie : ils ont disparu de la carte de l’Occident.
Comment expliquer que cette face du drame soit restée quasi invisible ?
On peut l’expliquer en mettant en cause d’abord l’Europe centrale elle-même.
Les Polonais, les Tchèques, les Hongrois avaient eu une histoire mouvementée, fragmentée, et une tradition d’Etat moins forte et moins continue que celle des grands peuples européens. Coincées d’un côté par les Allemands, de l’autre côté par les Russes, ces nations, dans la lutte pour leur survie et pour leur langue, épuisèrent trop de forces. N’étant pas en mesure de s’introduire suffisamment dans la conscience européenne, elles restaient la partie la moins connue et la plus fragile de l’Occident, cachées, en outre, derrière le rideau des langues bizarres et mal accessibles.
L’Empire autrichien tenait une grande occasion de créer en Europe centrale un Etat fort. Hélas, les Autrichiens étaient divisés entre le nationalisme arrogant de la grande Allemagne et leur propre mission centre-européenne. Ils ne réussirent pas à bâtir un Etat fédératif de nations égales, et leur échec devint malheur pour l’Europe tout entière. Insatisfaites, les autres nations centre-européennes firent éclater l’Empire en 1918, sans se rendre compte que, malgré ses insuffisances, il était irremplaçable. Ainsi, après la Première Guerre mondiale, l’Europe centrale se transforma en une zone de petits Etats vulnérables, dont la faiblesse permit ses premières conquêtes à Hitler et le triomphe final de Staline. Peut-être, dans l’inconscient collectif européen, ces pays représentent-ils toujours de dangereux semeurs de troubles.
Et, pour tout dire, je vois enfin la faute de l’Europe centrale dans ce que j’appellerai l’ « idéologie du monde slave ». Je dis bien « idéologie », car ce n’est qu’une mystification politique fabriquée au XIXe siècle. Les Tchèques (malgré l’avertissement sévère de leurs personnalités les plus représentatives) aimaient la brandir en se défendant naïvement contre l’agression allemande ; les Russes, en revanche, s’en servirent volontiers pour justifier leurs visées impériales. « Les Russes aiment appeler slave tout ce qui est russe pour pouvoir plus tard nommer russe tout ce qui est slave », proclama déjà en 1844 le grand écrivain tchèque Karel Havlicek (8), qui mettait ses compatriotes en garde contre leur russophilie bête et irréaliste. Irréaliste, car pendant leur histoire millénaire les Tchèques n’eurent jamais aucun contact direct avec la Russie. Malgré la parenté linguistique, ils ne faisaient aucun monde commun avec eux, aucune histoire commune, aucune culture commune, tandis que les rapports des Polonais avec les Russes n’étaient qu’une lutte à la vie et à la mort.
Il y a à peu près soixante ans, Josef Konrad Korzeniowsky, connu sous le nom de Joseph Conrad, irrité par l’étiquette d’ « âme slave » qu’on aimait à plaquer sur lui et sur ses livres à cause de son origine polonaise, écrivit : « Rien n’est plus étranger que ce qu’on appelle, dans le monde littéraire, l’ « esprit slave », au tempérament polonais avec son sentiment chevaleresque des contraintes morales et son respect exagéré des droits individuels. » (Comme je le comprends ! Moi non plus je ne connais rien de plus ridicule que ce culte des profondeurs obscures, cette sentimentalité aussi bruyante que vide qu’on appelle l’ « âme slave » et qu’on m’attribue de temps en temps !(9))
N’empêche que l’idée du monde slave devint le lieu commun de l’historiographie mondiale(10). La division de l’Europe après 1945, qui unifia ce prétendu « monde » (en y incluant aussi les pauvres Hongrois et Roumains dont la langue, bien entendu, n’est pas slave ; mais qui s’occuperait d’un tel détail ?) a pu ainsi apparaître comme une solution presque naturelle.
7.
Est-ce donc la faute de l’Europe centrale si l’Occident ne s’est même pas aperçu de sa disparition ?
Pas entièrement. Au commencement de notre siècle, elle devint, malgré sa faiblesse politique, un grand centre de culture, peut-être le plus grand. À cet égard, l’importance de Vienne est aujourd’hui bien connue, mais on ne peut jamais suffisamment souligner que l’originalité de la capitale autrichienne est impensable sans l’arrière-fond des autres pays et des villes qui, d’ailleurs, participaient eux-mêmes par leur propre créativité à l’ensemble de la culture centre-européenne. Si l’école de Schönberg fonda le système dodécaphonique, le Hongrois Béla Bartok, selon moi un des deux ou trois plus grands musiciens du XX siècle, sut encore trouver la dernière possibilité originale de la musique fondée sur le principe tonal. Prague créa, avec l’œuvre de Kafka et de Hasek, un grand pendant romanesque à l’œuvre des Viennois Musil et Broch. Le dynamisme culturel des pays non germanophones s’intensifia encore après 1918 quand Prague apporta au monde l’initiative du cercle linguistique de Prague et de sa pensée structuraliste (11). La grande trinité Gombrowicz, Schulz, Witkiewicz préfigura en Pologne le modernisme européen des années cinquante, notamment le théâtre dit de l’absurde.
Une question se pose : toute cette grande explosion créative était-elle seulement une coïncidence géographique. Ou était-elle enracinée dans une longue tradition, dans un passé ? Autrement dit : peut-on parler de l’Europe centrale comme d’un véritable ensemble culturel qui a sa propre histoire ? Et si un tel ensemble existe, peut-on le définir géographiquement ? Quelles sont ses frontières ?
Il serait vain de les vouloir définir avec exactitude. Car l’Europe centrale n’est pas un Etat, mais une culture ou un destin. Ses frontières sont imaginaires et doivent être tracées et retracées à partir de chaque situation historique nouvelle.
Par exemple, déjà au milieu du XIVe siècle, l’université Charles regroupa à Prague des intellectuels (professeurs et étudiants) tchèques, autrichiens, bavarois, saxons, polonais, lituaniens, hongrois et roumains, avec, déjà, en germe, l’idée d’une communauté multinationale où chacun a droit à sa propre langue : en effet, c’est sous l’influence indirecte de cette Université (le réformateur Jan Hus y était recteur) que sont nées alors les premières traductions de la Bible en hongrois et en roumain.
Les autres situations suivirent : la révolution hussite ; le rayonnement international de la Renaissance hongroise à l’époque de Mathias Korvin ; la formation de l’empire des Habsbourg comme l’union personnelle de trois Etats indépendants : la Bohême, la Hongrie et l’Autriche ; les guerres contres les Turcs ; la Contre-Réforme au XVII siècle. A cette époque, la spécificité culturelle centre-européenne resurgit avec éclat grâce à l’extraordinaire épanouissement de l’art baroque, qui unit cette vaste région, de Salzbourg jusqu’à Wilno. Alors sur la carte européenne, l’Europe centrale baroque (caractérisée par la prédominance de l’irrationnel et par le rôle dominant des arts plastiques et surtout de la musique) devint le pôle opposé de la France classique (caractérisée par la prédominance du rationnel et par le rôle dominant de la littérature et de la philosophie). En ce temps du baroque se trouvent les racines de l’extraordinaire essor de la musique centre-européenne qui, de Haydn à Schönberg, de Liszt à Bartok, condense, en elle seule, l’évolution de toute la musique européenne.
Au XIXe siècle, les luttes nationales (celles des Polonais, des Hongrois, des Tchèques, des Croates, des Slovènes, des Roumains, des Juifs) opposaient l’une à l’autre des nations qui, bien qu’insolidaires, isolées et renfermées chacune en elle-même, vivaient pourtant la même grande expérience existentielle commune : celle d’une nation qui choisit entre son existence et sa non-existence ; autrement dit, entre sa vie nationale authentique et l’assimilation à une plus grande nation.
Même les Autrichiens, la nation dominante de l’Empire, n’ont pu échapper à la nécessité de ce choix ; ils ont dû choisir entre leur identité autrichienne et leur fusion en la plus grande entité allemande. Les Juifs, eux non plus, ne pouvaient éviter cette question. En refusant l’assimilation, le sionisme, né d’ailleurs aussi en Europe centrale, n’a choisi que la voie de toutes les nations centre-européennes.
Le XXe siècle a vu d’autres situations : l’écroulement de l’Empire, l’annexion russe et la longue période des révoltes centre-européennes, qui ne sont qu’un immense pari sur la solution inconnue.
Ce qui définit et détermine l’ensemble centre-européen ne peut donc pas être les frontières politiques (qui sont inauthentiques, toujours imposées par des invasions, des conquêtes et des occupations) mais les grandes situations communes qui rassemblent des peuples, et les regroupent toujours différemment, dans des frontières imaginaires et toujours changeantes, à l’intérieur desquelles subsistent la même mémoire, la même expérience, la même communauté de tradition.
8.
Les parents de Sigmund Freud venaient de Pologne, mais c’est en Moravie, mon pays natal, que le petit Sigmund, passa son enfance, de même qu’Edmund Husserl et Gustav Mahler ; le romancier viennois Joseph Roth, lui aussi, eut ses racines en Pologne ; le grand poète tchèque, Julius Zeyer, naquit à Prague dans une famille germanophone et la langue tchèque était celle de son choix. En revanche, la langue maternelle de Hermann Kafka fut le tchèque, tandis que son fils Franz adopta entièrement la langue allemande. L’écrivain Tibor Déry, la personnalité clé de la révolte hongroise en 1956, était d’une famille germano-hongroise, et mon cher Danilo Kis, excellent romancier, est un Hongro-Yougoslave. Quel enchevêtrement de destins nationaux chez les personnalités les plus représentatives !
Et tous ceux que je viens de nommer sont juifs. En effet, aucune partie du monde n’a été aussi profondément marquée par le génie juif. Etrangers partout et partout chez eux, élevés au-dessus des querelles nationales, les Juifs étaient au XX siècle le principal élément cosmopolite et intégrateur de l’Europe centrale, son ciment intellectuel, condensation de son esprit, créateur de son unité spirituelle. C’est pourquoi je les aime et je tiens à leur héritage avec passion et nostalgie comme si c’était mon propre héritage personnel.
Une autre chose me rend la nation juive si chère ; c’est dans son destin que le sort centre-européen me semble se concentrer, se refléter, trouver son image symbolique. Qu’est-ce que l’Europe centrale ? La zone incertaine de petites nations entre la Russie et l’Allemagne. Je souligne les mots : petite nation. En effet, que sont-ils, les Juifs, sinon une petite nation, la petite nation par excellence ? La seule de toutes les petites nations de tous les temps qui ait survécu aux empires et à la marche dévastatrice de l’Histoire.
Mais qu’est-ce que la petite nation ? Je vous propose ma définition : la petite nation est celle dont l’existence peut être à n’importe quel moment mise en question, qui peut disparaître, et qui le sait. Un Français, un Russe, un Anglais n’ont pas l’habitude de se poser des questions sur la survie de leur nation. Leurs hymnes ne parlent que de grandeur et d’éternité. Or, l’hymne polonais commence par les vers : « La Pologne n’a pas encore péri... »
L’Europe centrale en tant que foyer de petites nations a sa propre vision du monde, vision basée sur la méfiance profonde à l’égard de l’Histoire. L’Histoire, cette déesse de Hegel et de Marx, cette incarnation de la raison qui nous juge et nous arbitre, c’est l’Histoire des vainqueurs. Or, les peuples centre-européens ne sont pas vainqueurs. Ils sont inséparables de l’Histoire européenne, ils ne pourraient exister sans elle, mais ils ne représentent que l’envers de cette Histoire, ses victimes et ses outsiders. C’est dans cette expérience historique désenchantée qu’est la source de l’originalité de leur culture, de leur sagesse, de leur « esprit de non-sérieux » qui se moque de la grandeur et de la gloire. « N’oublions pas que ce n’est qu’en s’opposant à l’Histoire en tant que telle que nous pouvons nous opposer à celle d’aujourd’hui. » J’aimerais graver cette phrase de Witold Gombrowicz sur la porte d’entrée de l’Europe centrale (12).
Voilà pourquoi dans cette région de petites nations qui « n’ont pas encore péri », la vulnérabilité de l’Europe, de toute l’Europe, fut visible plus clairement et plus tôt qu’ailleurs. En effet, dans notre monde moderne, où le pouvoir a tendance à se concentrer de plus en plus entre les mains de quelques grands, toutes les nations européennes risquent de devenir bientôt petites nations et de subir leur sort. En ce sens-là, le destin de l’Europe centrale apparaît comme l’anticipation du destin européen en général, et sa culture prend d’emblée une énorme actualité.
Il suffit de lire les plus grands romans centre-européens (13): dans Les Somnambules, de Broch, l’Histoire apparaît comme un processus de la dégradation des valeurs ; L’Homme sans qualités, de Musil, dépeint une société euphorique, qui ne sait pas que demain elle va disparaître ; dans Le Brave Soldat Chveik, de Hasek, la simulation de l’idiotie est la dernière possibilité de garder sa liberté ; les visions romanesques de Kafka nous parlent du monde sans mémoire, du monde après le temps historique. Toute la grande création centre-européenne, de notre siècle jusqu’à nos jours, pourrait être comprise comme une longue méditation sur la fin possible de l’humanité européenne.
9.
Aujourd’hui, l’Europe centrale est asservie par la Russie, à l’exception de la petite Autriche qui, plutôt par chance que par nécessité, a gardé son indépendance mais qui, arrachée à l’ambiance centre-européenne, perd la grande partie de sa spécificité et toute son importance. La disparition du foyer culturel centre-européen fut certainement un des plus grands événements du siècle pour toute la civilisation occidentale. Je répète donc ma question : comment est-il possible qu’il soit resté inaperçu et innommé ?
Ma réponse est simple : l’Europe n’a pas remarqué la disparition de son grand foyer culturel, parce que l’Europe ne ressent plus son unité comme unité culturelle.
Sur quoi, en effet, repose l’unité de l’Europe ?
Au Moyen Age, elle reposa sur la religion commune.
Dans les Temps modernes, quand le Dieu médiéval se transforma en Deus absconditus, la religion céda la place à la culture, qui devint la réalisation des valeurs suprêmes par lesquelles l’humanité européenne se comprenait, se définissait, s’identifiait.
Or, il me semble que dans notre siècle un autre changement arrive, aussi important que celui sépare l’époque médiévale des Temps modernes. De même que Dieu céda, jadis, sa place à la culture, la culture à son tour cède aujourd’hui la place.
Mais à quoi et à qui ? Quel est le domaine où se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d’unir l’Europe ? Les exploits techniques ? Le marché ? Les médias ? (Le grand poète sera-t-il remplacé par le grand journaliste ?) Ou bien la politique ? Mais laquelle ? Celle de droite ou celle de gauche ? Existe-t-il encore, au-dessus de ce manichéisme aussi bête qu’insurmontable, un idéal commun perceptible ? Est-ce le principe de la tolérance, le respect de la croyance et de la pensée d’autrui ? Mais cette tolérance, si elle ne protège plus aucune création riche et aucune pensée forte, ne devient-elle pas vide et inutile ? Ou bien peut-on comprendre la démission de la culture comme une sorte de délivrance, à laquelle il faut s’abandonner dans l’euphorie ? Ou bien le Deus absconditus reviendra-t-il pour occuper la place libérée et pour se rendre visible ? Je ne sais pas, je n’en sais rien. Je crois seulement savoir que la culture a cédé sa place.
Hermann Broch fut obsédé par cette idée dès les années trente. Il dit, par exemple : « La peinture est devenue une affaire totalement ésotérique et qui relève du monde des musées ; il n’existe plus d’intérêt pour elle et pour ses problèmes, elle est presque le reliquat d’une période passée. »
Ces paroles étaient surprenantes à l’époque ; elles ne le sont pas aujourd’hui. J’ai fait dans les années passées un petit sondage pour moi-même, en demandant innocemment aux gens que j’ai rencontrés quel est leur peintre contemporain préféré. J’ai constaté que personne n’avait un peintre contemporain préféré et que la plupart n’en connaissait même aucun.
Voilà une situation impensable, il y a encore trente ans, quand la génération de Matisse et de Picasso était en vie. Entre-temps la peinture perdit son poids, elle devint activité marginale. Est-ce parce qu’elle n’était plus bonne ? Ou parce que nous avons perdu le goût et le sens pour elle ? Toujours est-il que l’art qui créa le style des époques, qui accompagna l’Europe pendant des siècles, nous abandonne, ou bien nous l’abandonnons.
Et la poésie, la musique, l’architecture, la philosophie ? Elles ont perdu, elles aussi, la capacité de forger l’unité européenne, d’être sa base. C’est un changement aussi important pour l’humanité européenne que la décolonisation de l’Afrique.
10.
Franz Werfel passa le premier tiers de sa vie à Prague, l’autre à Vienne, le troisième en émigration, en France, d’abord, puis en Amérique ; voilà une biographie typiquement centre-européenne. En 1937 il se trouve, avec sa femme, la fameuse Alma, veuve de Mahler, à Paris, invité par l’Organisation de coopération intellectuelle de la Société des Nations à un colloque qui devait traiter de « l’avenir de la littérature ». Dans sa conférence, Werfel s’opposa non seulement à l’hitlérisme, mais au danger totalitaire en général, à l’abêtissement idéologique et journalistique de notre temps, qui allait tuer la culture. Il termina sa conférence par une proposition qu’il pensait susceptible freiner le processus infernal : fonder une académie mondiale des poètes et des penseurs (Weltakademie der Dichter und Denker). En aucun cas, ses membres ne devraient être délégués par des Etats. Le choix des membres devrait être effectué seulement en fonction de l valeur de leur œuvre. Le nombre des membres, des plus grands écrivains du monde, devrait se situer entre vingt-quatre et quarante. La mission de cette académie, indépendante de la politique et de la propagande, serait de « faire face à la politisation et à la barbarisation du monde ».
Non seulement cette proposition ne fut pas acceptée, mais on la railla franchement. Bien entendu, elle était naïve. Terriblement naïve. Dans le monde absolument politisé, où les artistes et penseurs étaient déjà tous irrémédiablement « engagés », comment créer cette académie indépendante ? Elle ne pouvait qu’avoir l’air comique d’un rassemblement de belles âmes.
Et pourtant, cette proposition naïve me paraît émouvante, parce qu’elle trahit le besoin désespéré de trouver encore une autorité morale dans un monde dépourvu de valeurs. Elle n’était que désir angoissé de faire entendre la voix inaudible de la culture, la voix des Dichter und Denker (14).
Cette histoire se confond dans ma mémoire avec le souvenir du matin où, après la fouille de son appartement, la police confisqua mille pages de son manuscrit philosophique à mon ami, philosophe tchèque célèbre. Ce jour même, nous nous promenions dans les rues de Prague. Nous descendîmes de Hradchine, où il habitait, vers la presqu’île de Kampa ; nous traversâmes le pont Manes. Il essayait de plaisanter : comment les flics allaient-ils déchiffrer son langage philosophique, plutôt hermétique ? Mais aucune plaisanterie ne pouvait calmer l’angoisse, ne pouvait remédier à la perte de dix ans de travail que représentait ce manuscrit, dont le philosophe n’avait aucune copie.
Nous discutâmes la possibilité d’adresser une lettre ouverte à l’étranger pour faire de cette confiscation un scandale international. Il nous était clair qu’il fallait s’adresser non pas à une institution ou à un homme d’Etat, mais seulement à une personnalité placée au-dessus de la politique, à quelqu’un qui représentât une valeur indiscutable, communément admise en Europe. Donc à une personnalité de la culture. Mais où était-elle ?
Subitement, nous comprîmes que cette personnalité n’existait pas. Oui, il y avait de grands peintres, dramaturges et musiciens, mais ils n’occupaient plus dans la société la place privilégiée des autorités morales que l’Europe accepterait comme ses représentants spirituels. La culture n’existait plus comme le domaine où se réalisaient les valeurs suprêmes.
Nous marchâmes vers la place de la vieille ville dans le voisinage de laquelle j’habitais alors, et nous sentîmes une immense solitude, un vide, le vide de l’espace européen d’où la culture s’en allait lentement (15).
11.
Le dernier souvenir de l’Occident que les pays centre-européens gardent de leur propre expérience est celui de la période 1918-1938. Ils y tiennent plus qu’à n’importe quelle autre époque de leur histoire (les sondages effectués clandestinement le prouvent). Leur image de l’Occident est donc celle de l’Occident d’hier ; de l’Occident où la culture n’avait pas encore cédé tout à fait sa place.
En ce sens je voudrais souligner une circonstance significative : les révoltes centre-européennes n’étaient pas soutenues par les journaux, par la radio ou par la télévision, c’est-à-dire par les media. Elles étaient préparées, mises en œuvre, réalisées par des romans, par la poésie, par le théâtre, par le cinéma, par l’historiographie, par des revues littéraires, par des spectacles comiques populaires, par des discussions philosophiques, c’est-à-dire par la culture. Les mass media qui, pour un Français ou un Américain, se confondent avec l’image même de l’Occident contemporain, ne jouèrent aucun rôle dans ces révoltes (ils étaient complètement asservis par l’Etat) (16).
C’est pourquoi, quand les Russes occupèrent la Tchécoslovaquie, la première conséquence en fut la destruction totale de la culture tchèque en tant que telle. Le sens de cette destruction fut triple ; premièrement, on détruisit le centre de l’opposition ; deuxièmement, on mina l’identité de la nation afin qu’elle pût être plus facilement digérée par la civilisation russe ; troisièmement, on mit une fin violente à l’époque des Temps modernes, c’est-à-dire à cette époque où la culture représentait encore la réalisation des valeurs suprêmes.
C’est cette troisième conséquence qui me paraît la plus importante. En effet, la civilisation du totalitarisme russe est la négation radicale de l’Occident tel qu’il était né à l’aube des Temps modernes, fondé sur l’ego qui pense et qui doute, caractérisé par la création culturelle conçue comme l’expression de cet ego unique et inimitable. L’invasion russe a jeté la Tchécoslovaquie dans l’époque « après culture » et l’a rendue ainsi désarmée et nue face à l’armée russe e à la télévision omniprésente de l’Etat.
Encore ébranlé par cet évènement triplement tragique qu’était l’invasion de Prague, je suis venu en France et j’ai essayé d’expliquer à mes amis français le massacre de la culture qui eut lieu après l’invasion : « Imaginez ! On a liquidé toutes les revues littéraires et culturelles ! Toutes, sans exception ! Cela ne s’est jamais passé dans l’histoire tchèque, même pas sous l’occupation nazie pendant la guerre ! »
Or, mes amis me regardaient avec une indulgence embarrassée dont je compris le sens plus tard. En effet, quand on liquida toutes les revues en Tchécoslovaquie, la nation tout entière le savait, et elle ressentit avec angoisse la portée immense de cet événement. Si en France ou en Angleterre toutes les revues disparaissaient, personne ne s’en apercevrait, même pas leur éditeur. A Paris, même dans le milieu tout à fait cultivé, on discute pendant les dîners des émissions de télévision et non pas des revues. Car la culture a déjà cédé la place. Sa disparition, que nous vécûmes à Prague comme une catastrophe, un choc, une tragédie, on la vit à Paris comme quelque chose de banal et d’insignifiant, d’à peine visible, comme un non-événement.
12.
Après la destruction de l’Empire, l’Europe centrale a perdu ses remparts. Après Auschwitz, qui balaya la nation juive de sa surface, n’a-t-elle pas perdu son âme ? Et après avoir été arrachée à l’Europe en 1945, existe-t-elle encore ?
Oui, sa création et ses révoltes indiquent qu’elle « n’a pas encore péri ». Mais si vivre veut dire exister dans les yeux de ceux qu’on aime, l’Europe centrale n’existe plus. Plus précisément : dans les yeux de son Europe aimée, elle n’est qu’une partie de l’Empire soviétique et rien de plus et rien de plus.
Et pourquoi s’en étonner ? Par son système politique, l’Europe centrale est l’Est ; par son histoire culturelle, elle est Occident. Mais puisque l’Europe est en train de perdre le sens de sa propre identité culturelle, elle ne voit dans l’Europe centrale que son régime politique ; autrement dit : elle ne voit dans l’Europe centrale que l’Europe de l’Est.
L’Europe centrale doit donc s’opposer non seulement à la force pesante de son grand voisin, mais aussi à la force immatérielle du temps qui, irréparablement, laisse derrière l’époque de la culture. C’est pourquoi les révoltes centre-européennes ont quelque chose de conservateur, je dirais presque d’anachronique : elles tentent désespérément de restaurer le temps passé, le temps passé de la culture, le temps passé des Temps modernes, parce que seulement dans cette époque-là, seulement dans le monde qui garde une dimension culturelle, l’Europe centrale peut encore défendre son identité, peut encore être perçue telle qu’elle est.
Sa vraie tragédie n’est donc pas la Russie, mais l’Europe. L’Europe, cette Europe qui, pour le directeur de l’agence de presse de Hongrie, représentait une telle valeur qu’il était prêt à mourir pour elle, et qu’il mourut. Derrière le rideau de fer, il ne se doutait pas que les temps ont changé et qu’en Europe l’Europe n’est plus ressentie comme valeur. Il ne se doutait pas que la phrase qu’il envoya par télex au-delà des frontières de son plat pays avait l’air désuète et ne serait jamais comprise.
Commentaires :
1.
a. « Mourir pour sa patrie et pour l’Europe » : est-ce que j’en serais capable ? J’avais bien essayé, dans ma jeunesse, à l’époque de mon service militaire, en 1999, quand j’avais demandé à partir en OPEX pendant la guerre en ex-Yougoslavie. Mais qui en est capable aujourd’hui, à part peut-être les militaires dont c’est le métier ? Et ces derniers seraient-ils capables de comprendre la phrase du directeur de l’agence de presse de Hongrie ? « Mourir pour une entité spirituelle, pour une valeur qui dépasse la vie d’un homme, qui fasse sens, parce qu’elle est un idéal qui rassemble les hommes au-delà des conflits, des querelles, des intérêts, des clivages partisans, territoriaux, nationaux » ; si, les militaires en sont capables, mais peu d’entre nous sont capables de tirer les conséquences de cette « compréhension ». Et pourquoi ? Parce que comme Shakespeare le fait dire à Hamlet : « C’est la conscience qui fait de nous des lâches. »
b. « une phrase qui ne pourrait être pensée ni à Moscou ni à Leningrad » : quelle exagération ! s’il y a un peuple qui a prouvé qu’il était prêt à mourir pour sa patrie, c’est bien les Russes ; encore plus que les Américains qui, prêts à se sacrifier, le faisaient autant pour la liberté et la démocratie que pour la patrie ; les Russes n’ont jamais connu la démocratie, quant à la liberté... la seule entité spirituelle qui fasse sens pour eux, c’est bien la patrie, la mère-patrie, la sainte Russie.
2.
a. De l’importance de l’entité spirituelle : « au moment où la Hongrie n’est plus Europe, c’est-à-dire Occident, elle est éjectée au-delà de son propre destin, au-delà de sa propre histoire ; elle perd l’essence même de son identité ».
Parce que pour les pays d’Europe centrale, l’appartenance à l’Europe et à l’Occident fait partie de leur identité de manière cruciale, ils ne peuvent concevoir leur histoire et leur destin hors de cette appartenance : voilà quelque chose que les Anglais ne peuvent pas comprendre, la « communauté de destins ».
b. la division en deux de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural :
- l’une liée à l’ancienne Rome et à l’église catholique, et à l’alphabet latin ;
- l’autre, à Byzance, à l’église orthodoxe et à l’alphabet cyrillique ;
c. Les trois situations après la guerre : Europe occidentale, Europe orientale, Europe centrale ;
d. la situation particulière de la Bulgarie : pourquoi ? Parce que la Bulgarie fait partie, depuis ses origines, de la civilisation de l’Est, grâce à la religion orthodoxe, dont les premiers missionnaires étaient d’ailleurs bulgares ; les Bulgares ne sont donc pas dans le choc des civilisations.
3.
a. « L’identité d’un peuple ou d’une civilisation se reflète et se résume dans l’ensemble des créations spirituelles qu’on appelle d’habitude « culture ». Si cette identité est mortellement menacée, la vie culturelle s’intensifie, et la culture devient la valeur vivante autour de laquelle tout le peuple se regroupe » ;
b. Ce sont le théâtre, le film, la littérature, la philosophie qui ont préparé le soulèvement de Budapest en 1956, le Printemps de Prague et la révolte des étudiants polonais en 1968 ;
c. « Ce mariage heureux de la culture et de la vie, de la création et du peuple marqua les révoltes centre-européennes d’une inimitable beauté » ;
- pas seulement en Europe de l’est : en Europe occidentale, à Paris et en Italie aussi, en mai 68 ;
- pas seulement pour ceux qui les ont vécues : c’est le charme romantique de la révolution, surtout si celle-ci échoue, elle conserve une aura dont les générations suivantes sont marquées, pour laquelle elles éprouvent une indéfinissable nostalgie ; ce fut la même chose pour la Commune de Paris.
- Il faut que la révolution échoue pour conserver intact son prestige : une révolution qui réussit, comme à Cuba, les révolutionnaires prennent le pouvoir, ils sont aux affaires, ils deviennent des gestionnaires, des bureaucrates ; c’est ce à quoi le Che Guevara a échappé par sa mort en apparence absurde, qui n’a fait qu’accroître son prestige et grandir son mythe ;
4.
a. La diversité centre européenne contre l’uniformité russe :
- comprenons les Polonais, les Tchèques, mais aussi les Russes qui souffrent à l’idée qu’on puisse confondre le communisme haï avec leur patrie aimée ;
- la mise en garde du grand historien tchèque Frantisek Palacky au parlement de Francfort en 1848 contre la « monarchie universelle » russe, qui ne peut aspirer qu’à la domination mondiale : « la monarchie universelle de la Russie, écrit Palacky, serait le malheur immense et indicible, le malheur sans mesure et sans limites » ;
- Selon Palacky, l’Europe centrale aurait dû être le foyer des nations égales qui, avec un respect mutuel, à l’abri d’un Etat commun et fort, cultiveraient leurs originalités diverses. Bien qu’il ne se soit jamais pleinement réalisé, ce rêve, partagé par tous les grands esprits centre-européens, n’en est pas moins resté puissant et influent. L’Europe centrale voulait être l’image condensée de l’Europe et de sa richesse variée, une petite Europe archieuropéenne, modèle miniaturisé de l’Europe des nations conçue sur la règle : le maximum de diversité sur le minimum d’espace. Comment pouvait-elle ne pas être horrifiée par la Russie qui, en face d’elle, se fondait sur la règle opposée : (...) rien ne pouvait être plus étranger à l’Europe centrale et à sa passion de diversité que la Russie, uniforme, uniformisante, centralisatrice, qui transformait avec une détermination redoutable toutes les nations de son empire en un seul peuple soviétique.
Cela dit, le communisme est-il la négation de l’histoire russe ou bien plutôt son accomplissement ?
Il est certainement à la fois sa négation (négation de sa religiosité, par exemple) et son accomplissement (accomplissement de ses tendances centralisatrices et de ses rêves impériaux).
En ce qui me concerne, ce qui me prémunit contre une tendance à l’indulgence envers la Russie uniformisante et centralisatrice, c’est surtout la diversité de ses artistes, qu’ils soient écrivains, peintres, compositeurs ou cinéastes.
C’est pourquoi, au final, j’adhère à la résistance de la petite nation tchèque face à la menace de son grand voisin russe.
(1) Pourrait-on classer parmi ces révoltes celle des ouvriers berlinois en 1953 ? Oui et non. Le destin de l’Allemagne de l’Est a un caractère spécifique. Il n’existe pas deux Polognes ; en revanche, l’Allemagne de l’Est, elle, n’est qu’un morceau de l’Allemagne dont l’existence nationale n’est nullement menacée. Ce morceau joue dans les mains des Russes le rôle d’un otage à l’égard de qui l’Allemagne de l’Ouest et l’URSS mènent une politique très spéciale, qui ne s’applique pas aux nations centre-européennes et qui un jour se fera, me semble-t-il, à leurs frais. C’est peut-être la raison pour laquelle la sympathie n’est guère spontanée entre les Allemands de l’Est et les autres. On l’a bien vu quand les cinq armées du pacte de Varsovie occupèrent la Tchécoslovaquie. Les Russes, les Bulgares, les Allemands de l’Est étaient redoutables et redoutés. En revanche, je pourrais raconter des dizaines d’histoires sur les Polonais et les Hongrois qui faisaient l’impossible pour donner à voir leur désaccord avec l’occupation et la sabotaient franchement. Si on ajoute à cette connivence polono-hongro-tchèque l’aide vraiment enthousiaste que l’Autriche offrait alors aux Tchèques et la fureur antisoviétique qui s’empara des Yougoslaves, on constate que l’occupation de la Tchécoslovaquie fit émerger d’emblée l’espace traditionnel de l’Europe centrale avec une frappante clarté.
(2) Le paradoxe est difficile à comprendre pour l’observateur extérieur : l’époque d’après 1945 est à la fois la plus tragique de l’Europe centrale, mais aussi une des plus grandes de son histoire culturelle. Que ce soit en exil (Gombrowicz, Milosz), sous la forme d’une création clandestine (Tchécoslovaquie après 1968) ou, enfin, comme activité tolérée par les autorités obligées de céder devant la pression de l’opinion publique, le film, le roman, le théâtre, la philosophie nés là-bas pendant cette période représentent des sommets de la création européenne.
(3) Leszek Kolakowski dit (ZEszyty literacke n° 2, Paris, 1983) : « Bien que je croie, comme Soljenitsyne, que le système soviétique a surpassé le tsarisme par son caractère oppressif... je n’irai pas jusqu’à idéaliser le système contre lequel mes ancêtres se sont battus dans des conditions terribles, sont morts, ont été torturés et ont subi des humiliations... Je crois que Soljenitsyne a tendance à idéaliser le tsarisme, ce que ni moi ni, sans doute, aucun autre Polonais ne peut accepter. »
(4) Le plus beau mariage russo-occidental est l’oeuvre de Stravinski, qui résume toute l’histoire millénaire de la musique occidentale et reste en même temps, par son imagination musicale, profondément russe. Un autre excellent mariage fut conclu en Europe centrale dans deux magnifiques opéras d’un grand russophile, Leos Janacek : l’un d’après Ostrovski (Katia Kabanova, 1924), l’autre, que j’admire infiniment, d’après Dostoïevski (De la maison morte, 1928). Mais il est très symptomatique que ces opéras n’aient jamais été joués en Russie et que leur existence même y soit inconnue. La Russie communiste refuse les mésalliances avec l’Occident.
(5) Même le prix Nobel n’a pas secoué la stupide indifférence des éditeurs européens à l’égard de Milosz. En fin de compte, il est trop subtil et trop grand poète pour devenir une personnalité de notre temps. Ses deux livres d’essais, La Pensée captive (1953) et Une autre Europe (1959), d’où je tire ma citation, sont les premières analyses fines, non manichéennes, du communisme russe et de son Drang nach West.
(6) J’ai lu d’une seule haleine le manuscrit de la traduction américaine de ce livre de Brandys qui s’intitule en polonais Miesiace (Les Mois), en anglais Warsaw Diary. Si vous ne voulez pas rester à la surface des commentaires politiques et pénétrer l’essentiel du drame polonais, je vous prie de ne pas manquer ce grand livre !
(7) Le texte le plus beau et le plus lucide que j’aie jamais lu sur la Russie en tant que civilisation particulière est celui de Cioran, intitulé La Russie et le virus de la liberté, publié dans son livre Histoire et utopie (1960). La Tentation d’exister (1956) contient d’autres excellentes pensées sur la Russie et sur l’Europe. Cioran est, me semble-t-il, l’un des rares penseurs qui pose encore laquestion démodée de l’Europe, dans sa pleine dimension. C’est d’ailleurs non pas Cioran-écrivain français qui la pose, mais Cioran-Centre-Européen, venu de la Roumanie, pays « constitué pour disparaître, organisé à merveille pour être englouti » (La tentation d’exister). On ne pense l’Europe qu’en Europe engloutie.
(8) Karel Havlicek Borovsky avait vingt-deux ans quand il partit en 1843 pour la Russie, où il resta pendant un an. Il y arriva comme un slavophile enthousiaste pour y devenir rapidement l’un des critiques les plus sévères de la Russie. Il formula ses opinions dans des lettres et des articles, recueillis plus tard dans un petit livre. Voilà d’autres « lettres de Russie » écrites presque la même année que celles de Custine. Elles correspondent aux jugements du voyageur français. (Les ressemblances sont souvent amusantes. Custine : « Si votre fils est mécontent de la France, suivez mon conseil : dites-lui qu’il aille en Russie. Qui a connu ce pays à fond sera pour toujours content de vivre ailleurs. » Havlicek : « Si vous voulez rendre un vrai service aux Tchèques, payez-leur un voyage à Moscou ! ») Cette ressemblance est d’autant plus importante que Havlicek, plébéien, patriote tchèque, ne peut pas être soupçonné de parti pris ou de préjugés antirusses. Havlicek est la personnalité très représentative de la politique tchèque du XIX siècle, vu l’influence qu’il a exercée sur Palacky et surtout Masaryk.
(9) Il y a un petit livre amusant qui s’appelle How to be an Alien où, dans le chapitre intitulé « Soul and understatement », l’auteur parle de l’âme slave. « La pire sorte d’âme est la grande âme slave. Ceux qui la possèdent sont d’habitude de très profonds penseurs. Ils aiment dire, par exemple : « Il y a des moments où je suis si gai et il y a des moments où je suis si triste. Comment pouvez-vous me l’expliquer ? » Ou bien : « Je suis si énigmatique. Il y a des moments où je voudrais être quelqu’un d’autre, pas celui que je suis. » Ou bien : « Quand je suis seul dans une forêt à minuit et quand je saute d’un arbre à l’autre, je pense souvent que la vie est étrange. »
Qui ose se moquer de la grande âme slave ? Bien entendu, l’auteur est d’origine hongroise, George Mikes. C’est seulement en Europe centrale que l’âme slave paraît ridicule.
(10) Ouvrez par exemple l’Histoire universelle de l’encyclopédie de la Pléiade. Vous trouverez le réformateur de l’Eglise catholique, Jan Hus, dans le même chapitre, non pas avec Luther, mais avec Ivan le Terrible ! Et vous chercherez vainement un texte essentiel sur la Hongrie. Comme ils ne peuvent pas être classés dans le « monde slave », les Hongrois n’ont d’autre place sur la carte de l’Europe.
(11) En effet, la pensée structuraliste est née vers la fin des années vingt dans le cercle linguistique de Prague. Celui-ci était composé de savants tchèques, russes, allemands et polonais. C’est dans ce milieu très cosmopolite que, pendant les années trente, Mukarovsky élabora son esthétique structurale. Le structuralisme praguois était enraciné organiquement dans le formalisme tchèque du XIXe siècle. (Les tendances formalistes étaient en Europe centrale plus fortes qu’ailleurs grâce, me semble-t-il, à la place dominante qu’y occupait la musique et, partant, la musicologie qui est « formaliste » par essence.) S’inspirant des impulsions récentes du formalisme russe, Mukarovsky en dépassait radicalement son caractère unilatéral. Les structuralistes ont été les alliés des poètes et des peintres de l’avant-garde praguoise (anticipant ainsi l’alliance qui s’est créée en France trente ans plus tard). Ils ont protégé par leur influence l’art de l’avant-garde contre l’interprétation étroitement idéologique qui accompagnait partout l’art moderne. L’œuvre de Mukarovsky, connue dans le monde entier, n’a jamais été publiée en France.
(12) Au sujet de la « vision centre-européenne du monde », j’ai lu deux livres que j’apprécie beaucoup : l’un, plus littéraire, s’appelle L’Europe centrale : l’anecdote et l’histoire ; il est anonyme (signé : Josef K.) et circule, dactylographié, à Prague ; l’autre, plus philosophique, s’appelle Il mondo della vita : un problema politico ; l’auteur en est un philosophe génois, Vaclav Belohradsky. Ce livre, paru en français chez Verdier, mérite une grande attention. La problématique centre-européenne est, depuis un an, développée dans un très important périodique édité par l’université du Michigan : cross Currents, a Yearbook oc Central European Culture.
(13) L’écrivain français qui se réclame depuis toujours du roman centre-européen (celui-ci ne se limite pas pour lui aux romanciers viennois, mais englobe aussi le roman tchèque et polonais) est Pascal Lainé. Il en dit des choses intéressantes dans son livre d’entretiens Si j’ose dire (Mercure de France).
(14) La conférence de Werfel elle-même n’était pas du tout naïve et elle n’a pas vieilli. Elle me rappelle une autre conférence, celle que Robert Musil a lue en 1935 au Congrès pour la défense de la culture à Paris. De même que Werfel, il voit le danger non seulement dans le fascisme mais aussi dans le communisme. La défense de la culture ne signifie pas pour lui l’engagement de la culture dans une lutte politique (comme tout le monde le comprenait à l’époque) mais au contraire dans la protection de la culture contre l’abêtissement de la politisation. Ils se rendent compte tous les deux que, dans le monde moderne de la technique et des medias, les espoirs de la culture ne sont pas grands. Les opinions de Musil et de Werfel furent très mal accueillies à Paris. Pourtant, dans toutes les discussions politico-culturelles que j’entends autour de moi, je n’aurais presque rien à ajouter à ce qu’ils ont dit et je me sens, en ces moments-là, très attaché à eux, je me sens, en ces moments-là, irréparablement centre-européen.
(15) Enfin, après une longue hésitation, il a quand même envoyé cette lettre – à Jean-Paul Sartre. Oui, c’était encore la dernière grande figure mondiale de la culture : pourtant, c’était justement lui qui, à mes yeux, par sa conception de « l’engagement », avait posé la base théorique d’une abdication de la culture comme force autonome, spécifique et irréductible. Quoi qu’il en soit, il a réagi à la lettre de mon ami promptement par un texte publié dans Le Monde. Sans cette intervention, je ne crois pas que la police aurait rendu enfin (près d’un an plus tard) le manuscrit au philosophe. Le jour de l’enterrement de Sartre, le souvenir de mon ami praguois me revenait à l’esprit : maintenant, sa lettre n’aurait plus trouvé aucun destinataire.
(16) Il faut pourtant mentionner une célèbre exception : pendant les premiers jours de l’occupation russe de la Tchécoslovaquie, ce furent la radio et la télévision qui, par leurs émissions clandestines, jouèrent un rôle tout à fait remarquable. Mais même alors, c’était toujours la voix des représentants de la culture qui y dominait.
(17) L’hebdomadaire Literarni noviny (Journal littéraire), tiré à trois cent mille exemplaires (dans un pays de dix millions d’habitants), fut édité par l’Union des écrivains tchèques. C’est lui qui, pendant des années, prépara le Printemps de Prague et en fut ensuite la tribune. Par sa structure, il ne ressemblait pas aux hebdomadaires du type de Time qui, tous pareils, se sont répandus dans l’Amérique et l’Europe. Il était vraiment littéraire : on y trouvait de longues chroniques sur l’art, des analyses de livres. Les articles consacrés à l’histoire, à la sociologie, à la politique étaient écrits non par des journalistes mais par des écrivains, des historiens, des philosophes. Je ne connais aucun hebdomadaire européen de notre siècle qui ait joué un rôle historique aussi important et qui l’ait joué aussi bien. Les tirages des mensuels littéraires tchèques se situaient entre dix mille et quarante mille exemplaires, et leur niveau était, en dépit de la censure, remarquable. En Pologne, les revues ont une importance comparable : aujourd’hui, on y compte des centaines ( !) de revues clandestines !
