Le Colisée.

Le Colisée.



    21 janvier 2000. 



    Qu’il s’agisse de Madame de Staël, de Chateaubriand ou de Lamartine, les visiteurs se rejoignent dans une forme d’unanimité : s’il s’agit d’un « superbe édifice », un des « chefs-d’œuvre de l’art », un monument aux « galeries d’où roulait jadis le torrent des peuples », c’est aussi et surtout une « ruine de l’orgueil romain », un amphithéâtre dans lequel des spectateurs féroces poussaient jadis des cris de joie, une arène pour les gladiateurs combattant contre les bêtes féroces. 

    C’est Madame de Staël qui donne la conclusion en même temps qu’elle porte l’estocade : « Ces admirables ruines portent avec elles un si beau caractère de magnificence et de génie, qu’on est tenté de se faire illusion sur la véritable grandeur et d’accorder aux chefs-d’œuvre de l’art l’admiration qui n’est due qu’aux monuments consacrés aux institutions généreuses ». 

    Ainsi donc, pas de répit : il est inutile de chercher à feinter, par exemple en comparant le stade Olympique au Colisée. Il se trouverait même des âmes charitables pour rappeler que le spectacle que l’on va voir au stade Olympique, parce qu’il est moins sanglant, est finalement moins dégradant que les jeux du Cirque qui prenaient le Colisée pour cadre. 

    Ainsi la seule leçon qu’il y aurait à tirer de la contemplation des ruines du Colisée devrait se rapporter au thème de la vanité humaine, celle qui conduit à construire des colosses pour abriter des vices et des faiblesses bien humaines. Ce n’est pas le colosse aux pieds d’argile, mais le colosse finalement humain, trop humain. 

    « Et pourtant que de prouesses techniques il a fallu pour le construire ! »

    C’est immanquablement la réaction qu’aura le touriste face aux monuments architecturaux qui lui inspirent de l’admiration : du haut de ces ruines, près de vingt siècles nous contemplent. 





    Madame de Staël, Corinne, IV, 3. 

    Chateaubriand, Voyage en Italie, Lettre à M. de Fontanes. 

    Lamartine, Le Lézard, Troisièmes Méditations poétiques, XIII. 





Le Colisée. 

    24 janvier 2000. 

    D’après la lettre de Chateaubriand à M. de Fontanes, datée du 10 janvier 1804. 



    C’est par une belle matinée de décembre que nous avons vu le Colisée pour la première fois ; c’est sans doute un des premiers monuments auxquels nous avons rendu visite. Comme il était près de midi, le soleil d’hiver était presque à son zénith ; inutile d’ajouter que par toutes ces galeries où roulait jadis le torrent des peuples, je n’ai pas vu de fleuve d’or. Je ne savais même pas qu’il y avait des autels consacrés aux douleurs de la Passion, pas plus que les papes avaient sauvé le Colisée au XVIIIe en le dédiant à la Passion du Christ. En somme, je n’ai rien vu. En revanche, comme j’avais déjà visité des arènes, j’ai fait attention aux jeux d’ombres auxquels se livre le soleil avec les arcades, et les corridors. Le jardin des Césars m’est resté invisible ; aujourd’hui, je le regrette. J’imagine bien qu’entre les ruines de l’édifice, avec un palmier au milieu, il y avait là un point de vue propre à inspirer les peintres et les poètes. Je crois que les arbres et les ombres du Caelius, ainsi que l’arc de Constantin, ont beaucoup plus retenu mon attention. Les matins d’hiver, il y a une petite brume, comme un halo, qui nimbe le forum romain ou les thermes de Caracalla d’une atmosphère propice à « l’onirisme ». Mais je n’ai entendu ni les cris de joie des spectateurs qui voyaient les premiers chrétiens se faire déchirer par les lions, ni les aboiements des chiens d’un quelconque ermite. 

    J’étais venu là pour me forcer à une méditation profonde et majestueuse, mais je n’ai pas eu la chance d’entendre les cloches de Saint-Pierre retentir sous les portiques du Colisée. En conséquence, je n’ai pas pu ressentir l’émotion qu’aurait dû me causer la remarque de la correspondance, établie par des sons religieux, entre les deux plus grands monuments de (la) Rome païenne et de (la) Rome chrétienne. 

    Je n’ai pas pu songer que l’édifice moderne tomberait comme l’édifice antique, et je n’ai pas songé que les monuments se succèdent comme les hommes qui les ont élevés, et je m’en veux. Probablement, je devais penser que j’avais faim et je me demandais à quelle heure nous aurions notre déjeuner. Est-ce assez vil et vulgaire comme sujet de réflexion, et croyez-vous que quelqu’un comme moi mérite de visiter une ville comme Rome ? Pourtant, j’ai jeté une pièce dans la fontaine de Trevi, et j’escompte bien d’y retourner un jour. 

    Aujourd’hui, quelques dix ans plus tard, je retourne à Rome par l’intermédiaire des livres. Le Colisée, je le vois sous d’autres aspects, et presque en une autre saison, puisque Chateaubriand ne le peint pas en été, et les illustrations qui accompagnent le texte fleurent bon la belle saison. J’ai été étonné en lisant, de ne point rencontrer l’admiration envers le monument que j’attendais. La réflexion morale de Madame de Staël, les considérations de Châteaubriand, les sarcasmes raffinés de Lamartine, ont pour moi changé la majesté du lieu en désolation. Je crois avoir sous les yeux les ruines d’un édifice qui, quelques instants auparavant, symbolisait encore pour moi la gloire et la suprématie de l’Empire. C’est ainsi que nous sommes rappelés, à chaque moment, à notre néant : l’homme cherche au-dehors des raisons pour y échapper ; il voudrait méditer hautement sur les ruines des empires, et c’est sur sa propre petitesse que les livres l’invitent à se retourner.


J.-B. Corot, Le Colisée vu des jardins Farnèse (1826).

Précédent
Précédent

Je me souviens de Milan Kundera. 

Suivant
Suivant

Le chemin des crucifiés.