Je ne me suis pas révolté…
C’était une journée de juin.
Je me suis levé, j’ai pris mon café en écoutant du jazz, j’ai fait ma toilette et je me suis habillé en mettant mon costume et ma cravate. Les fenêtres de mon studio donnaient sur le forum des Cardeurs qui était calme à cette heure-là et celle de la mezzanine sur les toits de la ville, vers le sud en direction de la chaîne de la Sainte-Baume avec sa silhouette sombre qui se détachait sur un ciel bleu et pâle. J’ai fait mon lit, le bureau était à sa place avec des papiers, le pot à crayons et à stylos, le trieur, les cartes postales de Paris, le globe terrestre et les guides touristiques. L’ordinateur, un vieux computer antédiluvien, était éteint, le studio plutôt propre et presque rangé, j’ai pris mon cartable et je suis sorti.
Dans la rue c’était le va-et-vient habituel avec l’eau savonneuse dont les commerçants se servent pour nettoyer leur devanture ruisselant vers le tout à l’égout, le camion des poubelles faisant sa tournée, les boutiques déjà ouvertes. J’ai remonté la rue des Tanneurs à grandes enjambées en direction de l’hôtel de ville, je suis passé devant, sur la place le fleuriste arrangeait ses étals pour mettre ses fleurs en évidence, le kiosque à journaux était ouvert, les terrasses des cafés accueillaient les premiers clients s’attablant et dépliant leur quotidien et leurs magasines avec un air las et oisif, j’ai remonté la rue Gaston de Saporta, je suis passé devant la boutique de souvenirs provençaux investie par les touristes, des odeurs de viennoiseries s’échappaient de la boulangerie, et je suis arrivé sur la place de l’Institut d’Etudes Politiques.
Lui faisant face, la cathédrale Saint-Sauveur où est conservé le Buisson ardent de Nicolas Froment, et le platane, l’immense platane, avec son feuillage de printemps. Il y avait aussi des groupes d’étudiants, j’ai dit bonjour à des connaissances, c’était des amis alors, j’avais hâte que ce soit terminé, un peu plus tôt un peu plus tard, on finit tous par y passer. J’étais noué comme d’habitude, la boule au ventre et un mauvais goût dans la bouche. Je suis passé devant la loge des appariteurs, il y en avait un qui faisait le malin comme d’habitude, personne ne semblait lui avoir expliqué que Les Huissiers de Michel Vinaver est une pièce qui remonte aux années 1950 et à la IVe République. Je me suis dirigé vers la salle et j’ai attendu mon tour au milieu des autres étudiants qui avaient le trac.
A un moment, quelqu’un m’a dit d’entrer pour choisir mon sujet, c’est ce que j’ai fait, alors j’ai été informé que j’avais une demi-heure pour préparer dans une pièce attenante où je me suis installé. J’ai griffonné une esquisse de plan sur une feuille de papier blanc, il n’y avait pas grand-chose, ça n’allait pas tenir, ce n’était pas bien consistant. Au bout d’une demi-heure, je suis entré dans la salle, ils étaient trois, trois membres du jury à l’air sévère et rébarbatif.
La pièce était blanche avec de grandes fenêtres en hauteur comme si on était au fond d’une cave ou d’une cathédrale, il y avait des étudiants assis sur les chaises, j’ai pris place à la petite table face au jury. Le président a dit : « C’est à vous, on vous écoute », c’était le signal, j’ai déclenché mon chronomètre, j’avais dix minutes pour parler, ça a été pénible, ma voix n’était pas claire ni posée, je manquais d’assurance, je bafouillais sans très bien savoir où j’allais. Ensuite il y a eu les questions pendant une demi-heure au bout de laquelle je me suis fait remercier. Je suis sorti attendre que chacun soit passé, ça a été long, un défilé ininterrompu de candidats qui sortaient soulagés mais pas sereins, pressés d’aller raconter leurs confidences à ceux qui les attendaient. Enfin, je suis à nouveau entré pour que le jury m’annonce sa décision après sa délibération : sans surprise, j’étais recalé.
Le président m’a dit vous êtes pontifiant.
C’était laconique, ça pouvait dire beaucoup de choses, que je ne connaissais rien au sujet que j’avais eu à traiter, que j’avais tenté en vain de masquer mes lacunes par des assertions péremptoires, que ça n’était pas circonstancié ni étayé, ou que je n’étais pas motivé pour me mettre au service des autres. Le service de l’intérêt général c’est une vocation, a-t-il repris, ça ne s’improvise pas, ça demande beaucoup d’abnégation, il ne suffit pas d’avoir une bonne culture générale, il faut être concret, pragmatique, réactif, enthousiaste, et en plus il faut être exemplaire à tous les niveaux. Je n’ai pas réagi, je ne me suis pas révolté, j’ai encaissé sans broncher comme si c’était prévisible.
L’exemplarité il n’y en avait pas beaucoup autour de moi. Les amis se sont rapprochés pour me réconforter mais ça n’était pas ça. Après on est sorti prendre un verre sur la place. Le ciel était toujours aussi clair et limpide, implacable et indifférent, avec une petite brise qui agitait le feuillage du platane, c’était une belle journée provençale. Il allait falloir continuer à vivre dans cette société régie par l’esprit de compétition, sans trop savoir comment s’y prendre, dépourvu d’ambition et de connaissances solides et de compétences à faire valoir.
Cézanne qui avait fait son droit dans ce même bâtiment pour faire plaisir à son père avait déjà une idée très arrêtée, il voulait devenir peintre pour épater les bourgeois, rencontrer la consécration et devenir célèbre, Cézanne à qui son père avait dit on meurt avec du génie et on mange avec de l’argent, n’était pas un très bon exemple, c’était placer la barre un peu haut. L’art aussi c’est ingrat, on commence par imiter des modèles et puis il faut trouver sa voie, son propre style, pour se démarquer alors qu’il n’est pas du tout sûr qu’il y ait une histoire de l’art ni que les formes du passé soient inférieures à celles qui restent à inventer. Le langage aussi est à réinventer disait Rimbaud.
C’est quand même un peu bizarre cette nécessité d’invention perpétuelle, ça ne facilite pas la communication, déjà que personne ne comprend jamais personne, et il faut soit se remettre en cause, soit remettre en cause les clichés, les stéréotypes, les idées reçues, alors que c’est bien pratique pour s’entendre un minimum. C’est étrange, ce besoin de faire des phrases, pour se distinguer, se singulariser, affirmer sa différence.