Au cabanon des Oliviers
Camp de Riquiou (Salernes Var)
Au cabanon des Oliviers
Mis à part Nice, la ville des salades politiciennes où je suis né, Nogent-sur-Marne, la banlieue petite-bourgeoise dans laquelle j’ai grandi, Aix-en-Provence, la cité où j’ai été étudiant, et Paris, la ville dans laquelle je ne cesse de me promener, tel un rat en cage, l’endroit qui m’est le plus familier est le champ d’oliviers qui se trouve dans un petit village de Provence, pas assez éloigné à mon goût de la civilisation.
On y accède par un petit chemin qui est une servitude pour les voisins. Coincé entre un lotissement et des résidences secondaires, où vivent des gens qui ont des enfants qui braillent, des adolescents qui glandent et des chiens qui aboient, ce terrain est enclavé. Il est bordé par un ruisseau qui me fait penser au vallon de Lamartine et dans lequel poussent des ronces, de la salsepareille, du chiendent, et même des arbres comme des figuiers, des chênes, toute une végétation qu’il faut nettoyer régulièrement pour prévenir le risque d’inondation.
Pourtant, même si ce travail est ingrat, j’aime l’odeur de l’herbe après une pluie de printemps, j’aime la chaleur torride de l’été, quand les cigales n’en finissent plus de striduler bruyamment. « Lou souleu mi fa canta », écrivait Frédéric Mistral ; quant à moi, il aurait plutôt tendance à m’oppresser de ses rayons intenses et implacables. Il est vrai que comme l’écrivait La Rochefoucauld, « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face ». Alors, je travaille. Je m’occupe des oliviers. Au printemps, à partir du mois de mars, je les taille, ensuite je les nettoie au pied et je fauche l’herbe, je leur mets de l’engrais ; il faut également les protéger contre les parasites, à l’aide de produits phytosanitaires à l’efficacité de plus en plus douteuse, en raison des normes environnementales et bio. Il faut beaucoup de passion pour s’occuper de ces oliviers, sachant que la récolte, par les froides et courtes journées du mois de décembre, ne sera jamais exceptionnelle et ne permettra tout au plus que de produire une huile d’olive à usage familial.
Mais j’aime ces oliviers. Ce sont des oliviers cultivés par mon grand-père après le grand gel de 1956. J’aime leur couleur, changeante au gré des saisons, j’aime le fait qu’il me rappelle les temps anciens, celui où les vieux se moquaient pas mal de la modernité, de la technologie, et faisaient les choses à leur manière, à l’ancienne, ainsi que l’a décrit Jean Giono dans son Poème de l’olive. Peu de choses ont changé depuis cette époque, hormis que les villageois ont désormais la télévision, ils se divertissent avec les idiotes et les abrutis de la société du spectacle, et ils admirent les sportifs de haut niveau, qui gagnent des millions à taper dans un ballon quand ils ne se plaignent pas d’être des victimes du système, quand ils ne se plaignent pas de racisme, d’homophobie et de sexisme, quand ils ne jouent pas à leur sport préféré, qui consiste à se faire passer pour une victime.
A l’heure méridienne, quand le soleil est à son zénith, il m’arrive de faire une pause avec un pan bagnat préparé la veille, avec des ingrédients typiquement provençaux, qui me rappellent aussi bien le casse-croûte qu’emportait Cézanne quand il allait peindre sur le motif dans la Sainte-Victoire, les films de Pagnol, le château de ma mère et la gloire de mon père, les symphonies de couleur, les fondations d’art contemporain, de Nice et de la Côte, qui exposent Picasso, Chagall, Matisse, David Hockney, ou Joan Miro.
Quand la pause est terminée, après une courte sieste vite interrompue par le concert des tronçonneuses dans les collines environnantes, et par le bruit que font les différents corps de métiers pour construire de nouveaux lotissements et de nouvelles résidences secondaires, en les urbanisant peu à peu, faisant du même coup reculer la nature sauvage, je retourne m’occuper de mes oliviers, mes petits poings serrés de rage et les yeux emplis de larmes.
Sur ce terrain d’oliviers perdu au milieu de nulle part, dans cette petite colline enclavée, à l’ombre du cabanon construit par les ancêtres, il m’arrive de penser aux temps anciens et je pleure doucement, avec un peu de mélancolie. Tout est perdu désormais, et plus rien n’a d’importance. Vanité, tout est vanité, tous les efforts sont vains. Et pourtant il reste à faire son devoir quoi qu’il en coûte.
Je pleure sur les paradis perdus de l’enfance, sur les amours adolescentes que je n’ai pas connues, sur les femmes infidèles et si peu romantiques. Je pleure sur le fait que je ne serai jamais écrivain. Je pleure surtout sur le fait que n’étant pas un artiste, la beauté je ne la vois que par fragments et je ne la restitue que maladroitement. « La grande Bellezza », j’ai vu le film, mais je ne l’ai pas vue dans la réalité.
10 octobre 2022