JE … JE … JE ... : un moment fort lié au corps, à la première personne.

L'Extermination des tyrans est un recueil de nouvelles de Vladimir Nabokov paru en 1974.

Une nouvelle est un récit habituellement court. Apparu à la fin du Moyen Âge, ce genre littéraire était alors proche du roman et d'inspiration réaliste, se distinguant peu du conte et de la fable. À partir du XIXe siècle, les auteurs ont progressivement développé d'autres possibilités du genre, en s'appuyant sur la concentration de l'histoire pour renforcer l'effet de celle-ci sur le lecteur, par exemple par une chute surprenante. Les thèmes se sont également élargis : la nouvelle est devenue une forme privilégiée de la littérature fantastique, policière, et de science-fiction.


J’ai une cicatrice à l’arcade sourcilière gauche. Je vais essayer de vous raconter comment c’est arrivé et ce que cela m’évoque.

Je suis un petit garçon de huit ans, à l’école primaire du clos de l’Arche, à Noisy-le-Grand.

Je suis un petit garçon sérieux qui fait partie des meilleurs de la classe, en rivalité avec la fille de la maîtresse, un autre petit garçon et une autre petite fille.

Je fais la fierté de mes parents, qui sont des informaticiens qui travaillent pour de grandes institutions bancaires à Paris.

J’aime aussi beaucoup ma nourrice, le milieu populaire qu’elle incarne à mes yeux et chez laquelle je rentre après l’école, attendant que mes parents rentrent tard du travail. Je me souviens que j’aimais beaucoup ce qu’elle nous préparait à manger. La seule chose que je détestais, c’était les choux de Bruxelles. Mais à l’époque, il n’était pas question d’y couper et ma nourrice m’obligeait à en manger. Quand j’ai quitté ma nourrice pour entrer au collège, j’ai enfin pu me libérer de cette obligation des choux de Bruxelles. Depuis, je n’en ai plus jamais remangé. C’est une « private joke » qui fait beaucoup rire dans ma famille, et aussi ma nourrice quand je vais lui rendre visite.

Je me souviens aussi que le mari de ma nourrice, conducteur de bétonnière, lecteur de France-Soir et admirateur de Michel Sardou, mais aussi d’origine auvergnate, adorait se préparer un steak Tartare. Depuis que je suis devenu adulte, le steak Tartare est devenu l’un de mes plats favoris.

Mes parents font partie des classes montantes de la société française. En 1981, ils ont voté Mitterrand. Le 10 mai 1981, quand est apparu le visage de Mitterrand sur l’écran de télévision, cela a été un moment de joie pour nous et pour notre famille. Cependant, comme nous sommes casaniers, nous ne sommes pas sortis fêter l’évènement sur la place de la Bastille sous la pluie. Je me souviens de la figure blême d’Elkabbach. A l’époque, je ne savais pas qu’il deviendrait un haut dirigeant à France Télévisions, responsable de cette chose qu’on appelle les contrats mirobolants des animateurs-producteurs, et leur enrichissement indécent à produire des talk-shows débiles à base de divertissement qu’il est généreux de qualifier de pascalien. Laissons cela, ce n’est pas mon problème.

Je suis donc un petit garçon de huit ans. Je suis déjà un peu mélancolique et solitaire. Pourtant, j’ai des copains. A la récré, nous jouons au foot avec une balle de tennis sous le préau de l’école, les buts sont constitués de deux piliers qui soutiennent le bâtiment. Ce n’est pas vraiment fait pour jouer au foot.

Alors, les adultes, les responsables, ont installé des cages de hand un peu plus loin dans la cour de l’école. Mais ces cages ne sont pas solides, elles ne sont pas fermement plantées dans le sol. Un jour que je me promène à proximité d’une des cages (les buts), tel un petit Chateaubriand ou un petit Leopardi en herbe, plongé dans mes pensées, le poteau se détache, probablement sous l’effet d’un tir d’un de ceux qui jouaient ce jour-là et qui a fait trembler les filets. Le poteau se détache du sol et sa base vient heurter et ouvrir mon arcade sourcilière qui pisse le sang abondamment.

Je n’ai pas d’autre souvenir, je ne sais plus comment ça s’est passé exactement ensuite : est-ce qu’on m’a emmené aux urgences à l’hôpital, est-ce que je me suis évanoui...

Je sais seulement que j’ai failli perdre un œil et que je ne l’ai pas perdu. Je sais aussi qu’à la suite de cet incident, ces cages de hand ont été démontées et on n’en a plus jamais entendu parler. On a repris nos parties de foot, avec un « goal volant » dans les buts délimités par les piliers qui soutiennent le bâtiment sous le préau de l’école, et je me souviens que nous ressemblions un peu au petit Nicolas et ses copains.

Je ne sais pas, mais il est possible que cet incident a marqué le début de mon aversion pour le foot, confirmée à l’adolescence avec mon admiration pour Pierre Desproges, puis plus tard par le dégoût envers les sommes monstrueuses qui ont perverti l’esprit de jeu de ce sport, et la laideur que véhicule le sport de haut niveau, la publicité, les télévisions.

Je suis un drôle d’intellectuel critique : qu’est-ce que j’ai aimé les écrivains les plus infréquentables de la littérature française, Céline, Paul Morand, Lucien Rebatet, Drieu La Rochelle et son Feu-follet, adapté au cinéma par Louis Malle ! Qu’est-ce que j’ai aimé le cinéma de la Nouvelle Vague, les films de Godard ! Qu’est-ce que j’ai aimé le cinéma italien de la grande époque, et plus particulièrement les comédies à l’italienne, à l’humour aussi grinçant qu’une nouvelle de Gogol. Qu’est-ce que j’ai aimé la littérature russe !

L’actualité et ce qu’elle a de déprimant me laissent la plupart du temps indifférent : je ne suis ni un intellectuel, ni un artiste engagé. Mais la nouvelle que je préfère, c’est celle de Nabokov : L’extermination des tyrans. Allons ! C’est pour rire ! On ne va tuer personne. Le tyran peut bien raconter ce qu’il veut, il n’y a guère qu’un grand éclat de rire, rabelaisien, gargantuesque, kunderien qui peut nous sauver de ce qui nous oppresse. A moins que ce ne soit une ironie douce et amère.

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Je ne me suis pas révolté…