Je me souviens d’Yvonne, princesse de Bourgogne. de Witold Gombrowicz.

    Je me souviens d’avoir vu Yvonne, princesse de Bourgogne, une pièce de théâtre écrite par Witold Gombrowicz en 1935, publiée en 1938, et jouée au théâtre de la Colline, à Paris, en 1998, dans laquelle il entendait pourfendre la bêtise de la prétention à la normalité.

    Gombrowicz prend pour héroïne une pauvre fille affligée de toutes les disgrâces, elle est laide, bête, muette, apathique, fière, ataraxique, pour laquelle le prince héritier s’enflamme d’une passion soudaine.

    Les compagnons de débauche du prince la raillent, alors celui-ci, pour se prouver qu’il est un esprit libre capable de défier les lois de la nature qui voudraient que tout homme doive être attiré de toute éternité par les jolies femmes, décide de ne pas obéir à la répulsion naturelle qu’elle lui inspire. Il se trouve qu’Yvonne tombe amoureuse du prince Philippe. Celui-ci se sent tenu de répondre à cet amour de manière humaine et virile et la demande en mariage.

    Le roi Ignace, cousin pas si lointain du père Ubu, fait mine de s’offusquer, son chambellan lui conseille au contraire d’acquiescer : « Plus la fiancée est laide, plus le geste est noble. » Le roi et la reine Marguerite acceptent les fiançailles par crainte du scandale dont leur fils les menace s’ils refusent.

    La présence d’Yvonne provoque les désordres les plus graves à la Cour, ainsi que dans l’esprit du prince et, face à la Cour qui se moque d’elle, il ne peut s’empêcher de la prendre en pitié. Après avoir cherché à la comprendre, il renonce et, des deux solutions qui lui restent, dans un premier temps, il choisit de l’aimer, comme s’il était subjugué par la beauté intérieure des laids et la fascination qu’exercent les gens bizarres, différents.

    Cependant, la présence d’Yvonne à la Cour royale fait naître d’étranges complications, elle est le révélateur des vices et des petitesses de chacun des personnages de la Cour, par association d’idées : le roi se souvient de ses anciens péchés, la reine ne peut plus se cacher la bêtise que lui inspirent ses propres poèmes, parce qu’elle trouve qu’ils ressemblent à Yvonne. Même le prince se sent gêné face à Yvonne ; il décide d’embrasser une femme de la Cour, Isa, et de se fiancer à elle après avoir rompu avec Yvonne. Pourtant, il sait que celle-ci ne cessera de penser à lui et d’imaginer leur bonheur.

    Tout le monde ayant une bonne raison de se débarrasser d’Yvonne, chacun essaie de la supprimer. Pourtant, l’acte paraît trop bête, et les raisons profondes s’opposent aux conventions : il faudrait pouvoir préserver les apparences de la majesté, de la noblesse, de l’élégance et de la supériorité. Sur le conseil du Chambellan, ils décident d’organiser un meurtre « par en haut », et non « par en bas ». L’entreprise réussit, un simple incident, tout rentre dans l’ordre et la famille royale retrouve la paix.

Commentaire :

    L’analyse de la pièce est complexe, dans la mesure où si les intentions de Gombrowicz semblent claires, dénoncer le conformisme et la bêtise, celle-ci est particulièrement difficile à identifier.

    Si l’on se réfère à l’anthropologie de René Girard, on pourrait commencer par rappeler que toute société repose, en le maquillant, sur un meurtre fondateur. Ici, le meurtre d’Yvonne, déguisé en incident qui sauvegarde les apparences, permet à la famille royale de retrouver la paix.

    C’est qu’Yvonne, avec ses disgrâces, tendait un miroir peu flatteur aux membres de la Cour. Même le prince Philippe, qui a d’abord essayé de surmonter sa répulsion naturelle, ne peut s’empêcher de se sentir absurde face à Yvonne. C’est qu’Yvonne, avec son silence, sa sauvagerie, sa timidité, sa passivité, provoque des associations d’idées par lesquelles chacun trouve comme un reflet de ses propres imperfections et de celles des autres. Et son caractère peureux appelle la violence.

    On est donc tenté dans un premier temps de s’identifier à Yvonne : de ses imperfections, faire un miroir dans lequel chacun pourrait voir le reflet de ses propres tares, comme si la réaction à la laideur physique était le révélateur de la laideur intérieure et morale. Mais ce n’est pas sans danger : cela peut provoquer la violence, attisée par la passivité, conformément à la tentation de se débarrasser du messager porteur de mauvaises nouvelles, tentation contre laquelle se sont dressés aussi bien Sophocle dans Œdipe-roi (« Ne tuez pas le messager ») que Shakespeare dans sa pièce Henri IV (« Don’t shoot the messenger » - Shakespeare n’a pas copié sur Sophocle, il a au moins traduit, alors s’il vous plaît, je vous en prie), précaution qui n’est pas inutile si l’on se souvient que Cassandre n’a pas survécu à ses augures pessimistes.

    Dans un second temps, on peut être tenté de s’identifier aux membres de la Cour : on ne comprend que trop bien ce qui les agace et les horripile au plus haut point chez Yvonne : sa présence muette, sa lenteur, l’irrégularité de son tempo en déphasage avec les autres, en font un reproche vivant et silencieux à l’égard de leur appétit de vivre et de leur empressement à jouir de la vie.

    Je me souviens qu’il m’est déjà arrivé d’être en déphasage avec des bons vivants simplement parce que nauséeux ce jour-là, je n’avais pas très faim, et de ressentir en d’autres occasions comme une nuance de désapprobation de la part d’austères et rébarbatifs agelastes parce que je dévorais avec avidité la nourriture qui m’était proposée. Qu’il est donc difficile de trouver le ton qui convient et la juste mesure en toutes circonstances !

    Dans un troisième temps, on pourrait être tenté de jouer une mi-temps dans chaque camp.  Mais ça ne se passe jamais comme ça, ce n’est jamais aussi simple : en première mi-temps, être à la fois le tueur à la balle et au couteau supprimant le tyran qui asservit ce pays et l’inspecteur qui enquête sur les motivations de cet assassinat politique, et en seconde mi-temps, être le tyran mettant le pays en coupe réglée avec une poigne de fer, divisant pour mieux régner, envoyant des missi dominici faire régner un ordre injuste dans les provinces, ainsi que des fermiers généraux collecter des impôts exorbitants auprès de populations rurales ployant sous un travail ingrat, ayant des sbires à sa solde pour faire taire les opposants politiques par tous les moyens, des moins avouables aux plus légaux, ainsi que des avocats marrons mais ultra-compétents préparant une défense en béton armé avec des dossiers bien ficelés, en somme, un tyran réfugié dans les appartements luxueux que la République, royale, met à sa disposition pour échapper à la vindicte populaire, et en même temps, un citoyen animé par cette juste colère populaire ou un observateur impartial, analysant froidement les causes de celles-ci, ainsi que les raisons socio-économiques qui font que le tyran ne peut l’apaiser qu’imparfaitement et temporairement. Et non, ce n’est pas possible, il n’est pas possible d’être tout cela à la fois, que ce soit en deux mi-temps, en quatre quarts-temps, voire plus.

Il n’est pas possible d’être à la fois la plaie et le couteau,

Comme l’écrivait Baudelaire,

D’être la glace dans laquelle se mire la rombière,

L’influenceuse aussi bien que l’écolière,

Le pourceau, le cocu, le bellâtre, et le tyranneau.

Il n’est pas possible d’être à la fois la faucille et le marteau,

La victime et le bourreau.

    Ne pouvant être, pour des raisons qui m’échappent, un bourreau des cœurs au charme irrésistible et au sourire ravageur, ni même un bourreau de travail, je fus essentiellement un bourreau de soi-même, un Héautontimorouménos, selon l’expression en grec de Charles Baudelaire qu’il avait lui-même reprise du titre d’une pièce du dramaturge latin Térence.

    Cela dit, je ne suis pas d’humeur à créer de nouveaux poncifs. Je fus donc, à ma manière, un héros des Temps modernes, un héros de la modernité, un héros de notre temps, Герой нашего времени, pour reprendre le titre d’un roman de Lermontov.

    Il est donc bien réconfortant de pouvoir se dire que la bêtise est une des conditions du progrès de l’humanité, c’est ce qui permet de trouver du plaisir et de l’agrément à la fréquentation des œuvres des génies ; s’il n’y avait que des myriades de gens intelligents qui rasent gratis en vous tenant des discours savants et édifiants sur un air entendu, la vie serait d’un ennui mortel. Je suis moi-même capable d’être mortellement ennuyeux et cela, sans même tenir de discours édifiants et inspirants : quel prodige suis-je !

    Un spécialiste des bêtises, car que serait la vie sans les bêtises ? faire des glissades dans la galerie des glaces de Versailles au milieu de ces lourdauds de touristes, courir à en perdre haleine sur les quais de la Seine tandis que les faux snobs se font chier en faisant la gueule dans les brasseries hors de prix de Saint-Germain, siffler les jolies filles et refaire le monde avec les autres jusqu’au bout de la nuit, jusqu’aux premières lueurs de l’aube qui ont inspiré des vers aisément oubliables à nos plus célèbres poètes, tandis que là-haut sur la montagne, la petite chèvre de M. Séguin, parvenue au terme de la logique de son désir éperdu de liberté, succombe, non sans avoir vaillamment lutté, face au loup qui a patiemment attendu avant de pouvoir la dévorer. Que reste-t-il encore comme bêtises à faire ? Tendre un fil entre les tours de Notre-Dame pour jouer les funambules entre le grotesque et le sublime, entre le souvenir de Quasimodo et celui d’Esmeralda, tandis qu’en bas, la foule se presse pour constater l’état d’avancement des travaux.

    Traduire Shakespeare, même approximativement, et rêver à Ophélie, à Lady McBeth, à Juliette, héroïnes romantiques s’il en est.

                                                                                                                                                    Octobre 2023.

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