Je conserve un souvenir ému de mon séjour à Moscou.

Je conserve un souvenir ému de mon séjour à Moscou.

    Je me souviens en particulier du monastère Novodiévitchi dans la banlieue sud-ouest de la capitale russe, en direction du stade Loujniki qui avait accueilli les Jeux Olympiques en 1980, à l’époque du « bilan globalement positif des pays de l’Est », de Georges Marchais.

    Je l’avais visité en fin d’après-midi, quand le soleil commence à décliner à l’horizon, par une belle journée de juin, mais c’est peut-être encore plus beau en automne, quand les couleurs de la végétation se parent de mille nuances, en demi-teintes, les feuilles, les arbres, le ciel, la terre – la terre de la Sainte Russie ! – mettant d’autant plus en valeur les couleurs des bulbes dorés des églises (Смоленский собор, Покровская надвратная церковь, Успенская церковь), les murs des tours rouges, blancs et verts (Напрудная башня, Лопухинская башня), mais c’est peut-être encore plus beau par une fraîche matinée de printemps, quand la luminosité rend encore plus éclatant le bleu du ciel et le vert de la végétation, cet écrin de verdure d’où se dégagent dans leur muet et splendide isolement les édifices religieux. « Muet », mais moi ça me parle. C’est comme si le bleu du ciel avait été lavé des rigueurs de l’hiver, ainsi que du souvenir des campagnes napoléoniennes, et des guerres postérieures, avec leur cortège d’atrocités.

    C’est comme si la nature reprenait ses droits, comme si un nouveau cycle commençait, marqué du sceau de la virginité, offrant une nouvelle chance aux hommes et aux femmes de bonne volonté, aux nouvelles générations de bâtir un monde meilleur. Même si l’humanité, on sait à quoi s’en tenir, même si la politique ne fait qu’aggraver les choses, c’est comme s’il était impossible de désespérer complètement, impossible de ne pas continuer à espérer un tout petit peu.

    Une légère brise agite le feuillage des arbres, qui n’est pas sans me rappeler les peupliers rangés derrière le terrain de foot en stabilisé de mon adolescence, à Nogent/Marne, et tout recommence.

    Ou alors en hiver, quand le couvent est recouvert d’un blanc manteau de neige immaculé, sous un ciel bas et gris laissant à peine filtrer les rayons d’un pâle soleil, dans le silence ouaté, comme si la rumeur de la ville ne pouvait pas parvenir jusque là, pas même étouffée, comme s’il s’agissait d’une vision onirique, un conte de fée, un conte de Noël.

    Bref, c’est par une fin d’après-midi pluvieuse de juin que j’entrais dans le cimetière attenant au couvent de Novodiévitchi, à la recherche des tombes de Gogol et de Tchékhov, et que je trouvais assez facilement. Je les pris en photo comme un touriste ordinaire, avant de me recueillir quelques instants.

    Qu’admirais-je le plus, quel était le cours de mes pensées, quelle était la tonalité de mes réflexions ?

    J’étais heureux d’être là, faute d’avoir jamais su où me trouver mieux ailleurs, et puis j’étais en face de la tombe de deux grands artistes qui m’avaient fasciné, intrigué, et que j’admirais plus par conformisme, parce que c’étaient deux génies consacrés, qu’à la suite d’une étude patiente, minutieuse et approfondie de leurs œuvres.

    Pourtant, j’aurais lu quelques-unes de leurs œuvres, et j’aurais même vu au théâtre leurs pièces les plus célèbres, Le Revizor pour Gogol, La Mouette, La Cerisaie, Oncle Vania pour Tchekhov. Mais en spectateur, en touriste.

    Je n’avais jamais réellement cherché à percer le secret de leur créativité, cette capacité à créer des personnages et à les faire vivre dans un environnement et un milieu social vraisemblable.

    Parce que je ne m’étais jamais imaginé que je pouvais faire de même, par imitation d’abord, puis tout seul.

    C’est parce que je ne me suis jamais imaginé en créateur que je ne suis jamais devenu.

    Je préférais m’en remettre à mes connaissances approximatives qui m’ont souvent valu d’être taxé de pontifiant, voire d’importun.

    Et ensuite, j’ai beaucoup dormi. Pourtant, il y a des gens qui vivent très bien sans être capables de créer de nombreux personnages, pour écrire des romans ou des pièces de théâtre. On appelle ça des humoristes ou des philistins. Voire des essayistes, quand ils écrivent.

    Ont-ils vécu mieux, ou simplement bien ? Ce n’est pas sûr, même s’ils ont confortablement gagné leur vie.

    Et moi, ai-je bien vécu ? Pas selon les critères du Bien selon Platon et Aristote : pas assez philosophe et pas assez juste pour cela.

    Ni selon les critères petits-bourgeois de la réussite sociale contemporaine : pas assez de vice, d’opportunisme, de cynisme, ou tout simplement parce que je n’avais pas les compétences qui sont recherchées par la société et rémunérées en conséquence.

    Et pourtant, j’ai vécu. J’ai beaucoup dormi. J’ai beaucoup parlé seul aussi, c’est-à-dire ressassé, puisque je ne pouvais exercer mon esprit critique publiquement, faute d’arguments, et j’ai beaucoup fantasmé aussi. Malgré une certaine propension à l’affirmative, j’ai eu du mal à m’affirmer : il me restait la négation des valeurs consensuelles.

    J’ai également fait de gros efforts pour comprendre l’art contemporain, avant de réaliser qu’il y avait beaucoup d’imposture, que c’était d’ailleurs l’imposture ludique qui rapportait le plus.

    Alors, je suis allé m’accroupir sur les berges de l’étang du parc, face aux tours du couvent de Novodiévitchi pour méditer à ce qu’avait été ma vie.

    En France, j’étais barré par ceux qui en savaient plus que moi, enfin surtout dans l’art de se faire respecter, parce qu’ils avaient une grande gueule et de l’argent, ainsi que des réseaux ; par cette impuissance créatrice aussi.

    Je regardais le mur d’enceinte et les tours du couvent, et je me disais qu’après avoir lu le De Brevitatis Vitae de Sénèque, la seule conclusion qui s’impose, c’est que pour vivre heureux, il faut et il suffit – condition nécessaire mais suffisante – d’éviter les emmerdeurs, les parasites et les mondains – ne pas faire partie de la belle société est seulement ennuyeux, ce qui est tragique, c’est de vouloir à toute force y pénétrer quand on n’a pas tous les atouts ; c’est également d’avoir à subir la promiscuité de ces gens du peuple qui sous prétexte de naturel et de sans façon, vous imposent toutes sortes de désagréments, à commencer par leur présence, leurs odeurs et leurs réflexions bas de plafond – ce qu’on appelle pudiquement le bon sens.

    Ayant l’habitude de me contenter de ce qu’il y a de meilleur, je sortis de mon sac une boîte de caviar, du pain à toast, ainsi qu’une mignonette de vodka – водка Белая Берёзка – et un paquet de cigarettes russes, et je me mis à fumer en entamant mon en-cas, en attendant peut-être de m’offrir un grand restaurant de la capitale.

    J’avais également emmené avec moi plusieurs ouvrages : les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle, dont la tonalité stoïcienne m’avait souvent paru austère du temps de ma jeunesse, alors que je me promettais de devenir moi-même un stoïcien, et qui me paraissait ce jour-là tout indiqué pour raffermir ma force de caractère : quoi de mieux en effet que de se dire que pour mériter une gratification il fallait souffrir un peu ?

    L’effort, ça avait été de venir jusque-là en sortant de cette zone de confort délétère, franchouillarde et petite-bourgeoise, pour voir Moscou et ce couvent si beau en cette fin de journée, dans la pénombre du soir qui tombe, avec les illuminations, après les couleurs vives, presque chatoyantes, de la journée – et ça c’était la récompense.

    Un recueil de poèmes de Sergueï Iessénine, délicieusement canaille, qui me bouleversait par le talent à mettre en vers si beaux, si bien agencés, la déchéance et la rédemption, la dépravation et son rachat, l’exaltation mystique de la terre de la Sainte Russie, de ses paysages, de ses vastes étendues, de ses contrastes si saisissants, entre par exemple ses habitants, travailleurs fermes et résolus, endurants, durs à la peine, et son histoire si sanglante – ainsi que me le rappelait celle qui avait été l’hôte forcée et contre son gré du monastère, la régente Sophie, dont la colère et l’air ulcéré ont été bien rendus dans ce tableau d’Ilya Répine en 1879, le Portrait de la régente Sophie. Pierre le Grand fit enfermer la régente Sophie en 1689, quand celle-ci, abandonnée par les Streltsy et détestée par les Moscovites, dut constater l’échec de sa tentative de coup d’État. Plusieurs années plus tard, en 1698, soupçonnée d’être à l’origine d’une nouvelle tentative de coup d’État des Streltsy, il la contraignit à prendre le voile. Elle mourut au couvent de Novodiévitchy le 14 juillet 1704.

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