Le voyage au bout du snobisme.
Le voyage au bout du snobisme.
Justification : le pastiche comme expression de l’ironie de l’Histoire qui se répète toujours deux fois, la première sous forme tragique, la deuxième, sous forme dérisoire.
Les grands écrivains du Panthéon littéraire sont donc destinées à voir un jour ou l’autre leur œuvre dégradée dans un but divertissant.
Le début du Voyage au bout de la nuit de Céline est un chef-d’œuvre d’humour noir, qui montre comment la jeunesse peut, d’enthousiasme, s’enrôler au service de fausses bonnes idées.
Ouais, enfin, ça a commencé à peu près comme ça. Moi je n’avais jamais rien dit. Mais alors rien. C’est Jean-Eudes qui m’a fait parler. Jean-Eudes, un étudiant, mais pas un littéraire comme moi, enfin un copain quand même. On se rencontre place de l’Opéra. C’était après le film. Il veut me parler. Je l’écoute. « Restons pas dehors , qu’il me dit, rentrons ! ». Je rentre avec lui. Voilà. « Non, pas ici, c’est encore pour les touristes ! Viens par là ! » C’est là qu’on s’est aperçus qu’il n’y avait pas grand’monde pour un endroit habituellement assez fréquenté. Et puis, comme on venait d’un cinéma assez peu populaire, qu’on venait juste pour voir les gens passer, on a pu constater qu’il n’y avait personne. C’est lui, Jean-Eudes, qui m’a dit un jour : « Les Parisiens ont toujours le mot de convivialité à la bouche, ils parlent que de ça : chaleur humaine, fraternité, disponibilité, mais en fait ils sont toujours chez eux, métro-boulot-dodo, en dehors des sentiers battus, on ne les voit plus ; ils sont tous bien au chaud devant leur internet. C’est comme ça ! Aller au devant des gens, qu’ils disent. Où ça ? Prendre en considération le point de vue de ceux qui n’ont pas accès à la parole, qu’ils racontent. Comment ça ? Mais c’est toujours pareil. Ils continuent à s’écouter parler, voilà tout. Ce n’est pas franchement nouveau. C’est simplement la manière de se cacher derrière les mots qui a évolué : si la toile a rapproché les gens, c’est bien pour permettre à tout le monde de surfer ensemble, partisans du virtuel comme défenseurs de l’authentique… » C’est peu dire que nous étions fiers de notre lucidité, on s’est alors autorisé à redescendre et à regarder le manège des représentantes du beau sexe, c’est notre repos du guerrier à nous.
Après, la conversation est revenue sur le président Jacquouille la fripouille qui recevait son homologue chinois, Jiang Zemin. Et puis, de fil en aiguille, sur le Monde où c’était écrit. Le Jean-Eudes n’a pas mis longtemps à me chambrer : « Alors quand t’es tout seul, Le Monde tu le déplies et tu le poses par terre, tu te mets dessus et tu croises les bras en disant « Le Monde est à mes pieds », c’est ça ? », et comme je suis lent à réagir, il enchaîne :
— Allez, t’as bien raison, y en a pas deux comme lui pour défendre l’exception culturelle !
— Elle en a bien besoin, l’exception culturelle, d’être défendue par les intellectuels vu que c’est pas à eux qu’elle profite, que j’ai répondu, moi, du tac au tac, pour montrer que j’étais documenté, et que je me sentais concerné.
— Ah ben, c’est nouveau, ça ! Tu défends les élites, maintenant, tu défends les intellectuels oisifs du quartier Latin ! Et si c’est pas à ces fainéants qu’elle profite, l’exception culturelle, à quoi qu’elle sert, alors ?
Et le voilà parti à m’avoiner. Mais pour une fois, je ne me suis pas laissé faire.
— À l’industrie culturelle, mon vieux ! La culture française, ce que toi t’appelles les fainéants et les oisifs, c’est qu’un grand ramassis de miteux dans mon genre, des qui ont échoué là parce qu’ils étaient pas des « ouineurs », vaincus par la loi du marché, et qui se raccrochent à la culture pour essayer de la faire vivre. C’est là qu’il est, l’honneur de la culture française, mais l’exception culturelle, c’est pas ça qu’elle défend : c’est plutôt les produits de la culture de masse de l’industrie culturelle.
—Tu sais, qu’il me fait alors gravement et un peu triste, qu’il ne faut pas mépriser ce qui plaît au plus grand nombre, aussi n’en dis pas de mal !
— T’as raison, Jean-Eudes, pour ça t’as raison ! Ergoteurs et soumis, baisés et retournés, plumés et couillons toujours, on est bien tous les mêmes ! Tu peux le dire ! On ne change pas ! Ni une équipe qui perd, ni d’opinions, ni ceux qui nous disent ce qu’il faut penser, et ce qu’on doit acheter. On est nés dociles, et c’est de ça qu’on crève ! On gueule, mais notre chèque de fin de mois on l’attend pour aller consommer. On est nous les mignons du Roi Consommation. C’est lui qui nous possède ! Quand on n’est pas sages, il nous tape sur les doigts… On a sa règle qu’est jamais loin, ça gêne pour écrire ce qu’on veut, faut faire bien attention si on souhaite pas qu’il nous vende au Roi Misère. Pour des riens, on change de maître… C’est pas une vie…
—Y a la distraction, y a le divertissement, enfin quoi !
— Jean-Eudes, l’industrie de l’ « entertainemente » comme y disent, c’est les étoiles mises à la portée des indifférents, et j’ai ma dignité, moi ! – que je lui réponds.
— Parlons-en de toi ! T’es qu’un petit bourgeois capricieux, voilà ce que t’es !
Un petit malin dans tous les cas, vous voyez ça d’ici, et tout ce qu’il y avait d’avancé dans les opinions.
— Tu l’as dit, bouffi, que je suis un petit bourgeois ! Et la meilleure preuve, c’est que je t’ai composé une sorte de réquisitoire implacable dont tu vas me dire tout de suite des nouvelles : Réhabilitation du Petit bourgeois, c’est le titre !
Et je me mets à lui réciter :
« Le Petit bourgeois est l’honneur de ce pays. Par sa consommation, il soutient l’activité économique. S’il a de l’épargne, elle n’est ni en Suisse, ni dans les placements défiscalisés. Mais s’il se conduit comme un consommateur philistin dans ses achats, ce n’est pas de sa faute. Il voudrait bien que seuls les défenseurs de la culture française soient consacrés du titre d’artistes ; mais alors, on lui répond qu’il est pontifiant et vaniteux dans sa prétention à détenir le monopole du bon goût. Le grand écart entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, entre ce qu’il pense et ce qu’il dit, c’est peut-être du snobisme, peut-être le reflet du vide intersidéral de sa pensée. De tant penser, il en a mal à la tête, mais ce n’est pas de sa faute. Embrassons-nous ! »
— Ton petit morceau ne tient pas devant la vie, j’en suis, moi, pour la clarté et la vérité, et je ne fais pas de politique. Et d’ailleurs le jour où on me demandera mon opinion, on me trouvera tu peux en être sûr, et pas fainéant prêt à la donner. Foin des licences poétiques, je veux des faits, du solide et du concret. Pour les intellectuels à la mords-moi-le-nœud, qu’y crèvent. - Voilà ce qu’il m’a répondu.
Justement sans qu’on s’en soit bien rendu compte, les solliciteurs d’opinions de la jeunesse s’étaient approchés de nous deux et je n’avais plus la tête très solide. Cet échange, rapide mais intense, m’avait fatigué. Et puis, j’étais un peu perturbé du fait que le garçon m’avait bien fait sentir que le pourboire, ce n’était pas ça. Enfin, on a fini par se réconcilier avec Jean-Eudes, et puis pas qu’un peu. On était du même avis sur presque tout.
— C’est vrai, t’as raison en somme, que j’ai convenu, conciliant, mais enfin on est tous assis devant le même écran, et on éprouve tous les mêmes sentiments, tu peux pas venir me dire le contraire !... Et qu’est-ce qu’on en retire ? Rien ! Des bobards, des rêves, et puis encore des illusions. N’avez qu’à travailler ! qu’ils disent. C’est ça qu’est encore plus infect que tout le reste, leur travail qui nous changerait de la monotonie et de la banalité des jours. On est terré chez soi, on n’ose plus sortir, suintant l’ennui, trop peur de se faire attraper, et puis voilà ! Dehors, au frais, à l’air libre, il y a les contents d’eux, avec leur bonne conscience, avec de jolies femmes folles d’amour. On nous fait sortir dans la cour, ils nous alignent en rangs d’oignons. Alors ils prennent un air sérieux, et puis ils nous en passent un sévère comme ça : « Bande de fumistes, c’est la vie ! – qu’ils font. Fini de rêvasser, maintenant, il va falloir être plus productif. Et pour être plus productif que les autres, il va falloir se lever tôt. Allez ! Allez ! On a tout ce qu’il vous faut pour vous faire travailler. Tous en chœur ! Gueulez voir d’abord un bon coup et que ça tremble : Vive le travail ! Je suis bien content d’avoir un travail ! Qu’on vous entende de loin ! Celui qui gueulera le plus fort aura la médaille du Mérite ! Nom de Dieu ! Et puis ceux qui ne voudront pas gueuler, avec leur tête à regarder passer les trains, ils auront la médaille du Mérite agricole. Z’allez voir, mes gaillards, si vous allez rester longtemps des oisifs. »
— C’est tout à fait comme ça ! - que m’approuva Jean-Eudes, décidément devenu facile à convaincre.
Mais voilà-t-y pas que juste à côté de nous, il y avait une équipe de la télé, et qui recrutait à grands renforts de slogans attractifs : « Si vous êtes jeune et dynamique, si vous aimez résoudre des problèmes complexes, si vous vous fixez des objectifs que vous atteignez, venez nous rejoindre, vous êtes les bienvenus. »
Et c’est vrai qu’à les voir, les gens de la télé, ils avaient l’air en bonne santé, avec le genre de la détermination américaine, aux antipodes de la loque humaine qui se traîne sans savoir où elle va. Moi, je ne fis qu’un bond d’enthousiasme.
— J’vais voir si c’est ainsi ! – que je crie à Jean-Eudes, et me voici parti à trouver un emploi, et au pas de course encore.
— T’es rien c…, mon vieux ! – qu’il me crie, lui, Jean-Eudes, vexé sans doute par l’effet de ma détermination sur tout le monde qui nous regardait.
Ça m’a un peu froissé qu’il prenne la chose ainsi, mais ça m’a pas arrêté. J’étais dans le ton, « J’y suis, j’y reste », que je me suis dit.
— On verra bien, eh trouduc’ ! – que j’ai même encore eu le temps de lui crier avant qu’on sorte du Grand Café avec toute l’équipe derrière le sémillant animateur. Ça s’est fait exactement ainsi, en tout cas, je me souviens parfaitement de mon état d’esprit : « Je vais pas rester un raté et un glandu toute ma vie, marre des canards boiteux. »
Alors on marché longtemps, pour rejoindre le siège de la chaîne. Sur le chemin, il y avait foule, et puis on avait droit aux applaudissements et aux encouragements. Je voyais bien l’admiration des plus jeunes et aussi le regard que portaient sur moi les demoiselles, moi qu’avais jamais eu un succès franc et massif auprès des filles ! C’est qu’on était les hérauts de la culture, on allait remonter le niveau intello-cérébral de ce pays, et quoi de mieux pour cela que d’utiliser le médium télévisuel ? Il y en avait des partisans de la culture ! Et puis, il s’est mis à y en avoir moins, des partisans de la culture… La pluie s’est mise à tomber, et puis encore de moins en moins, et puis plus du tout d’encouragements, plus un seul, sur le chemin.
Nous n’étions donc plus rien qu’entre nous ? Les uns derrière les autres ? On était devenus bien silencieux tout à coup. « En résumé, que je me suis dit alors, quand j’ai vu comment ça tournait, c’est plus drôle ! C’est tout à recommencer ! »
J’allais m’en aller discrètement, mais trop tard ! Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous, les nouveaux. On était faits, comme des engagés volontaires…
écrit le 29 octobre 1999.
Repris le 20 septembre 2024.