Hommage au sébastianisme que Fernando Pessoa portait en haute estime.
Hommage au sébastianisme.
Votre vie a été tristement banale, mon cher Sébastien. Je le dis affectueusement, sans paternalisme excessif. Vous n’avez jamais inspiré la sympathie, ni au premier contact, ni après avoir fait plus ample connaissance. D’ailleurs, on fait rarement plus ample connaissance avec vous. La première impression que vous produisez, toute superficielle qu’elle soit, est souvent la bonne, même si elle n’est pas à votre avantage.
Le sachant, vous n’avez pas particulièrement recherché l’amitié. Cette notion vous a toujours paru trop suspecte, servant à dissimuler des mesquineries sans nom. Sur ce point, vous avez dû être satisfait. Rarement être humain aura eu moins d’amis que vous. Une qualité peut cependant être portée à votre crédit. Que cela résulte d’un choix, ou que de nécessité vous vous soyez contenté de faire loi, vous n’avez pas voulu vous plaindre, et de fait vous ne vous êtes pas souvent plaint, peu porté que vous étiez sur la compassion. Même si cela en dit long sur votre chaleur humaine, il y a là une petite forme d’héroïsme.
Il y a une question qui se pose à votre sujet, mon cher Sébastien. Au nom de quoi, au nom de quel principe supérieur avez-vous pu ainsi condamner vos semblables ? Manifestement, vous ne valez pas mieux qu’eux. « La beauté morale [qui] sauvera le monde », ce n’est qu’un concept, comprenez-vous ? Un concept dostoïevskien, si cela peut vous faire plaisir, mais un concept abstrait. Une vie se construit à hauteur d’homme. Alors ? Que signifie cette froideur ?
Jeune, vous avez cru à un idéal. Vous avez été assez naïf pour croire qu’il était du rôle des élites de mettre le savoir et la connaissance à la portée du plus grand nombre. Vous avez même cru que ce qu’on appelle le peuple nourrissait un respect instinctif pour la culture, la connaissance et le savoir.
Et puis, il a fallu en rabattre. De là où vous étiez monté, le chemin a dû vous paraître long pour revenir à des altitudes plus fréquentées.
Était-il pour autant nécessaire de prendre le parti des plus forts ? Certes, la morale n’est que l’expression du ressentiment des faibles. Et n’est-ce pas le dépit qui vous a poussé à adopter les engouements les plus populaciers ? De guerre lasse… Il y avait pourtant le scepticisme. Avez-vous réellement cru que vous réussiriez à passer inaperçu dans le camp des plus forts ?
Mais oui, vous l’avez cru, mon cher Sébastien. En fait, votre naïveté, c’est difficile à reconnaître pour vous qui avez toujours fait preuve de lucidité, vous a même fait croire qu’on pouvait appartenir définitivement au camp des moqueurs. Railler, disiez-vous, était le meilleur moyen de ne pas être dupe.
Ne pas être dupe a été pour vous une sorte d’obsession. Pour cela il ne fallait pas être ridicule, et pour ne pas être ridicule aux yeux des autres, dans la mesure où vous avez toujours pensé que l’on est ce que les autres voient, vous avez fait ce qu’ils attendaient de vous : vous n’avez jamais été vous-même.
Voilà la tragédie de votre existence, mon cher Sébastien. Vous n’avez pas moins souffert qu’un autre, mais vous avez été incapable de trouver les mots qui auraient rendu compte, et peut-être exorcisé cette souffrance.
Vous avez souffert, mais vous n’avez pas vécu. Vous vous êtes laissé déposséder de votre vie. C’est ce qui transforme votre tragédie en plaisanterie douce-amère.
Mais dites-moi un peu, comment avez-vous fait, mon cher Sébastien ? Vous ne répondez pas ? Vous ne trouvez pas les mots ? Vous ne verrez donc pas d’objection à ce que je réponde à votre place ?
Ce n’est pas le « qu’en dira-t-on » qui vous a empêché de vivre. Ce serait une explication trop simple. Pourtant, la véritable explication n’est pas moins simple. Vous vous êtes laissé déposséder des mots qui vous auraient permis de raconter votre histoire.
Mon cher Sébastien, vous n’avez pas pu, vous n’avez pas su, et vous n’avez pas voulu vous servir des mots de tous les jours. Des mots galvaudés, disiez-vous. Des mots qui à force d’être utilisés à tort et à travers, vous donnaient la nausée et finissaient par ne plus rien signifier, ajoutiez-vous. Vous avez éprouvé les mêmes émotions que d’autres, vous avez connu leurs passions, vous aussi. Mais ces mots qui servent à les exprimer vous paraissaient avoir été vidés de leur sens. Vous avez refusé de les employer à votre tour, comme tout le monde, humblement. Voilà comme on passe à côté d’une vie. Vous ne vous êtes pas exprimés quand on vous en donnait l’occasion, vous avez refusé de parler quand on vous y invitait. C’était, dites-vous, par refus de la simplicité et du manichéisme. Vous refusiez de choisir entre la peste et le choléra. Mais refuser de choisir, ne vous en déplaise, c’est aussi un choix, comme dirait l’autre.
Hétérosexuel, vous auriez craint de devenir une caricature de l’homme sûr de lui et dominateur, braillard et vulgaire, oubliant que si les femmes aiment la fragilité, c’est dans ce désir de paraître supérieur qu’elles trouvent le signe de la faiblesse la plus touchante. L’homosexuel qui sommeillait en vous, vous l’avez impitoyablement refoulé, non sans de bonnes raisons. Enfant, à l’âge où il est si important d’être conforme à la norme, on a su vous faire comprendre que vos excentricités un peu féminines n’abusaient personne ; à l’âge adulte, vous n’avez pas voulu obéir à une autre norme, celle qui régissait un groupe social si clairement identifié qu’il peut, sans injustice, être qualifié de sectaire. La norme… Pourriez-vous seulement expliquer ce que c’est ? Pour assumer à la fois cet individualisme ombrageux et ces penchants homosexuels, laissez-moi vous dire, mon cher Sébastien, qu’il vous a manqué l’essentiel : le pouvoir de séduction. Il vous a cruellement fait défaut.
Vous voilà assis, dans la pénombre d’un appartement d’une grande ville. Ni les bruits caractéristiques de celle-ci, ni la vue, ne vous intéressent. Ils forment simplement une toile de fond rassurante. Vous êtes assis, et néanmoins, vous écoutez. Le disque que vous avez mis a pour titre Les voix de cristal. Vous saignez, mon cher Sébastien, même si ce n’est qu’une métaphore. Vous saignez de tout votre être. La voix est celle du haute-contre Alfred Deller, mais ce n’est pas ce qui est important : vous êtes seulement amoureux de sa voix. Vous ne savez si vous auriez voulu être celui à qui appartient cette voix, ou si vous vous seriez contenté d’être aimé de lui. Vous ne savez pas, vous ne comprenez pas, et c’est pourquoi vous saignez. Souffrez que l’on vous dise, mon cher Sébastien, que le monde se fiche éperdument de vos états d’âme.
Septembre 2024.