Tu dois changer ta vie.
Tu dois changer ta vie.
Antoine devait changer sa vie. Il avait la fâcheuse habitude d’être désinvolte avec le travail intellectuel et avec l’effort. Il avait une autre fâcheuse habitude, qui consiste à s’en remettre aux autres ; il était en effet maladroit de ses mains et, bien qu’il aimât la nature, peu doué pour le jardinage. Il aimait goûter les fruits et légumes naturels, mais il était assez sceptique à l’égard des normes environnementales et bio, dont les producteurs et l’industrie agro-alimentaire se targuaient un peu trop à son goût. Alors il s’en remettait aux légumes du jardin paternel, qu’il préférait aux autres.
Il était également peu doué pour le bricolage, malgré quelques tentatives en ce sens, il lui fallait bien reconnaître que ce n’était pas sa tasse de thé.
En matière de cuisine, il avait beaucoup de mal à adopter des habitudes saines et équilibrées, il mangeait un peu de tout, avec une prédilection pour la cuisine italienne, la gastronomie russe et le régime crétois. N’ayant pas de raison particulière de préférer ce qui venait de loin, non seulement par goût, mais également en raison de l’empreinte carbone laissée par le transport de ces denrées venant de l’autre bout du monde. La cuisine méditerranéenne, et les spécialités niçoises en particulier, lui paraissaient au-dessus du lot, non pas de manière objective, mais en raison d’un attachement affectif à sa région natale. Alors, il s’y mettait, il se faisait ses plats, il découvrait à un âge avancé la joie d’adapter les recettes de ses livres de cuisine à son goût personnel : le pan bagnat, la salade niçoise, la pissaladière, la tourte de blettes, les petits farcis, les ravioli à la daube, la ratatouille, les beignets de fleurs de courgettes et la fameuse Socca, cette galette de farine de pois chiches et d’huile d’olive, n’avaient plus de secrets pour lui.
Il aimait beaucoup la nature et les promenades en forêt. Il y en avait quelques-unes autour de Paris, la forêt de Montmorency, la forêt de Sénart, la forêt de Rambouillet, les bois de Vincennes et de Boulogne. Les forêts faisaient l’objet d’une exploitation massive, par ailleurs on pouvait y faire des rencontres désagréables. Antoine rêvait donc d’ailleurs, des steppes de la Sibérie, des plages de l’Italie ou des forêts des Alpes ou, plus simplement de l’arrière-pays niçois, dans lequel il est possible de partir sur la route du baroque Nisso-Ligure, en traversant les villages de la vallée de la Roya, Sospel, Breil, Saorge, La Brigue, Tende (1). Il avait la nostalgie de ces lieux isolés du monde, qu’il avait vus dans des films ou rencontrés dans des livres, qu’il avait vus dans des tableaux aussi. Le monde est vaste, et Antoine se sentait à l’étroit dans sa vie parisienne, entouré de gens stressés, d’écrivains et de femmes de lettres. Ces dernières, tout comme les écologistes, n’avaient aucun scrupule à ce que des arbres soient abattus pour que soient imprimés leurs livres, dans lesquels soit elles faisaient part de leurs « convictions » environnementales, sur l’urgence climatique, leur amour des animaux, ou leurs doléances à l’égard des hommes. Antoine, qui n’était pas plus bête qu’un autre, apercevait là quelques contradictions. Par ailleurs, les prétentions intellectuelles et artistiques de ces dames, leur morgue, leur fascination pour les bellâtres, les sportifs, leur empathie pour les réfugiés et l’invocation permanente des grandes figures de la gauche morale, commençaient à le fatiguer sérieusement.
Pour se changer les idées, il eut envie de se rendre à l’Institut du Monde arabe, où se tenait une exposition consacrée à Samarcande, « Sur les routes de Samarcande, merveilles de soie et d’or ». L’Institut du Monde arabe, il y était déjà venu pour y voir une exposition sur les anamorphoses (2).
Samarcande se trouve aujourd’hui en Ouzbékistan, c’est pourquoi les objets présentés à l’exposition proviennent du musée d’État des arts de Tachkent.
Les « objets » sont représentatifs de la renaissance des arts en Ouzbékistan au XIXe et au début du XXe siècle, principalement durant l’émirat de Boukhara (1785-1920), pendant lequel la broderie d’art atteint son apogée en termes de technique, de qualité et de créativité : chapans, robes, coiffes, tapis de selle mêlant or et couleurs, ainsi que les fameux ikats, tissages fruits des techniques ancestrales, avec des spécificités stylistiques régionales du Khorezm, de la vallée du Ferghana ou de la région du Karakalpak.
- les « chapans » : des manteaux ou des vestes, habituellement portés par les hommes par-dessus les vêtements pendant les mois d’hiver (porté par exemple par Hamid Karzai, président afghan à l’époque de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis (2001-2014);
- selles en bois peintes ;
- harnachements de chevaux en argent sertis de turquoises ;
- précieux tentures brodées « suzanis » ;
- ikats de soie : l’ikat est une technique de teinture, dont la particularité et la difficulté tiennent à ce que les motifs sont teints sur le fil avant le tissage.
On retrouve cette technique, qui serait apparue en Chine au VIe siècle, en Asie du sud-est, en Inde, jusqu’en Amérique latine ; en Asie donc, et notamment au Cambodge, où il est un tissu de fête qui symbolise richesse et prestige. Il a été élevé au rang de discipline artistique, le tissage à la main sur des métiers traditionnels exigeant du temps et du savoir-faire.
Mais Samarcande est aussi une ville mythique, une étape sur les routes de la soie, avec sa place principale, le Registan, entourée de trois « médersas », ou écoles coraniques, et le mausolée de Gour Emir, qui sert de tombeau à Tamerlan (Timur, 1336-1405, un siècle après Marco Polo).
Elle a été conquise en 329 avant J.-C. par Alexandre le Grand ; la ville était alors connue sous le nom de Marakanda.
Au XIIIe siècle, Marco Polo (1255-1324), sans y être passé en se rendant à la cour du Kubilaï Khan, l’empereur mongol (c’est son père et son oncle qui y ont séjourné lors d’un premier voyage), décrit ainsi Samarcande dans Le devisement du monde, Le livre des merveilles (tome 1) : « Samarcande est une très noble et grandissime cité, où se trouvent de très beaux jardins et tous les fruits qu’homme puisse souhaiter. Les gens y sont chrétiens et sarrasins. Ces jardins appartiennent au neveu du Grand Khan, oncle et neveu ne sont point amis, mais bien souvent en querelle. »
Avec Boukhara, Samarcande fait partie des plus anciennes villes habitées d’Asie centrale. Au cours de siècles (et des différentes occupations : intégrée successivement à l’empire séleucide, au royaume gréco-bactrien et à l’empire kouchan), elle a été le foyer de différentes religions, telles que le zoroastrisme, le bouddhisme, l’hindouisme, le manichéisme, le judaïsme et l’islam.
Aujourd’hui, Samarcande est majoritairement peuplée de musulmans. Conquise par les Sassanides vers 260, elle devient un foyer du manichéisme. Les Sassanides sont délogés par les Huns blancs (Shvetahûnas), eux-mêmes défaits par les Turcs bleus (Gökturks, alliés des Perses sassanides ; il y aura aussi des guerres entre Turcs et Sassanides) ; après la conquête musulmane de la Perse par les Arabes, les Turcs gouvernent la ville jusqu’à leur défaite face aux chinois de la dynastie Tang, et la ville devient un protectorat chinois. À cette époque, la Sogdiane dont Samarcande est la ville principale, est l’un des plus importants centres du commerce mondial, idéalement située à la croisée des routes entre la Chine, l’Inde, la Perse et l’empire Byzantin. Et c’est également à cette époque que les marchands sogdiens connaissent leur apogée et pénètrent jusque dans la Chine des Tang, grâce à des réglementations qui les favorisent.
Tout cela faisait beaucoup. Il n’était pas sûr d’avoir tout compris, mais au moins avait-il fait une promenade enrichissante, qui l’avait fait voyager en imagination.
Antoine sortit de l’Institut du Monde arabe et alluma une cigarette, face au pont de Sully et à l’île Saint- Louis. C’est au bout de cette île qu’Aragon place le logement d’Aurélien, le héros de son roman éponyme, dans lequel il décrit les dérives morales et les diversions esthétiques d’un jeune bourgeois de l’entre-deux-guerres, dépourvu d’identité propre, en proie au « mal du siècle », qu’avait connu l’auteur dans sa jeunesse, à la manière des écrivains du siècle précédent, les Musset, Chateaubriand, Nerval (3), dans ces années folles dominées par Picasso, Dada, Jean Cocteau, mais aussi Louise Brooks, qui inventa le style « flapper » dans le film de Pabst, Loulou (1929). Ce style, par lequel les femmes entendaient s’émanciper du rôle qui leur était traditionnellement dévolu, peut-être défini par le titre d’une nouvelle de Fitzgerald, Bernice se coiffe à la garçonne. Fitzgerald (4), le compatriote d’Hemingway, à qui Gertrude Stein, dans son appartement de la rue de Fleurus, avait dit : « Vous êtes une génération perdue ». Antoine y était passé, dans la rue de Fleurus, au milieu des bourgeois, quand il allait au jardin du Luxembourg, pour y retrouver des souvenirs de jeunesse, à l’époque où il se rendait sur la butte Montmartre, où se trouvait l’atelier de Picasso, au Bateau-Lavoir, ou dans le XVIe arrondissement pour aller voir la clinique du docteur Blanche dans laquelle avait été interné Gérard de Nerval, mais surtout quand il se rendait au vidéoclub Filmosphère, de l’autre côté du jardin du Luxembourg, qui lui permettait de découvrir les chefs-d’œuvre du 7e Art, et notamment du cinéma italien.
Quand il marchait dans les rues de Paris avec sa vieille pelisse, Antoine se trouvait beau et romantique, il se faisait l’effet d’être le Brummell de ces dames. Les jolies femmes, c’est comme l’Alsace-Lorraine, songeait-il, n’en parler jamais, y penser toujours. Il est certain qu’il avait un petit vélo dans la tête, un petit vélo qui pédale, qui pédale... et qui lui disait qu’il ne fallait pas trop compter sur les autres pour être heureux... et ça swingue, ça virevolte, ça s’entrechoque, entre les références philosophiques (5), littéraires, artistiques, cinématographiques, sans compter les citations...
Alors le soir de cette froide journée de janvier 2023, pour se rappeler le bon vieux temps, il regarda Uniformes et jupons courts, un film de Billy Wilder de 1942 qui pétillait d’intelligence et de rythme ; tout était dans les sous-entendus : c’est l’histoire d’une jeune femme qui est harcelée par les hommes et qui se retrouve dans un camp militaire, au milieu de cadets en chaleur. Ginger Rogers est parfaite dans le rôle, et Ray Milland en major ingénu est tout aussi bien. Cela pourrait être vulgaire et ça ne l’est pas : tout est dans l’intelligence, la finesse, le rythme, comme l’illustre la phrase d’ouverture : « The Dutch bought New York from the Indians, and by May 1941 there wasn’t an Indian left who regretted it » (6). Un double-sens difficile à traduire en français : « il n’y avait plus un Indien », cela rappelle que les Indiens ont été victimes d’une forme larvée de génocide lors de la conquête de l’Ouest ; « il ne restait plus un Indien pour le regretter... », cela pourrait signifier que quand on voit ce que Manhattan est devenu au XXe siècle, et a fortiori au XXIe siècle, il n’y a pas lieu d’avoir de regrets, comme si chassés de l’Eden, nous étions tous condamnés à vivre dans l’enfer de la vie moderne.
Antoine, qui ne savait pas exactement quelle interprétation privilégier, se coucha néanmoins de très bonne humeur : tant qu’il y aurait des génies de la trempe de Billy Wilder pour faire preuve d’une ironie aussi subtile, la vie méritait d’être vécue.
S’il n’était pas possible de changer la vie, Antoine pouvait tout au moins changer de vie, en montrant plus de reconnaissance aux artistes, et plus particulièrement aux artistes de génie qui rendaient sensible la beauté du monde, en la mettant à la portée du commun des mortels.
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1 ) Pour assurer une unité à la promenade, signalons qu’il est possible de partir sur les traces de Ludovic Brea, un peintre actif dans la seconde moitié du XVe siècle, dans le comté de Nice, à Monaco et en Ligurie. De formation niçoise, sa peinture est influencée tant par le style solennel et fastueux des artistes lombards que par la technique lisse et lumineuse des peintres flamands.
Ses œuvres sont notamment visibles au monastère franciscain de Cimiez (Pietà, 1475, Crucifixion, 1512, Déposition de croix, 1515-1520), à la cathédrale de Monaco (Retable de Saint-Nicolas, 1500), mais aussi enItalie, à Gênes (L’Ascension du Christ (1483), au palazzo Spinola di Pellicceria) ou à Savone (Assomption de la Vierge, dans le musée de la cathédrale).
2) Une anamorphose, du grec « αναμορφωειν », anamorphoein : transformer.
Elle est le résultat de la projection frontale d’une image sur une surface non perpendiculaire à l’axe de projection. Il s'agit donc d'une illusion d'optique, ce qui ne signifie pas que toutes les illusions d'optique sont des anamorphoses.
Elle répond aux règles mathématiques appliquées à la perspective mais en est l'une de ses aberrations.
L'anamorphose montre donc les limites de l'application des règles de la perspective mises en évidence à la Renaissance par le peintre Piero della Francesca.
3) Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836.
Chateaubriand : « Tout me lasse ; je remorque avec peine mon ennui avec mes jours, et je vais partout bâillant ma vie. »
A propos de Gérard de Nerval, signalons que Umberto Eco, dans ses Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs (éd. Grasset, 1996), a consacré une analyse érudite à propos de la dissociation de l’identité dont souffrait l’auteur de Sylvie. Il distingue notamment trois entités, la première est l’homme né en 1808 et mort par suicide en 1855, Gérard Labrunie, la deuxième est le « je » du récit qui n’est pas Gérard Labrunie, mais un personnage mélancolique qui réfléchit : « Les illusions tombent l’une après l’autre, comme les écorces d’un fruit, et le fruit, c’est l’expérience. » ; enfin, la troisième, la plus difficile à discerner, c’est la « voix » qui commence le récit et à qui on peut donner un nom, un nom de plume : Nerval. Nerval n’est pas un Il, il serait plutôt un Es en allemand, ou un It en anglais. Et ce Nerval qui n’est pas là au début de la lecture, n’apparaîtra à la fin que comme le produit de son style.
Enfin, quand c’est Umberto Eco qui explique, cela paraît beaucoup plus clair.
4) Fitzgerald a écrit un roman, Tendre est la nuit (1934), dont le titre est tiré d’un vers de l’Ode à un rossignol (Ode to a Nightingale) de John Keats. Ce roman est inspiré de ses années sur la Côte d’Azur, et se déroule notamment dans la région de Saint-Raphaël.
Jean Cocteau, à la demande d’un banquier niçois, a réalisé dans l’arrière-pays de Fréjus, non loin du barrage de Malpasset, une chapelle, la chapelle Notre-Dame-de-Jérusalem, qui resta inachevée à sa mort en 1963. Elle ne fut achevée que deux ans plus tard, et acquise par la Ville de Fréjus en 1989.
5) Jankélévitch, Leopardi, Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger, et même Hannah Arendt : dans sa Condition de l’homme moderne, elle affirme que l’homme se doit de faire quelque chose ; Antoine, bien qu’il fût maladroit, savait que les bourgeois comme les prolétaires autour de lui se moquaient bien de philosophie, et notamment de philosophie politique, obsédés qu’ils étaient par le fait de gagner de l’argent et par leur confort intellectuel. Ils lisaient des livres, certes, mais pas les mêmes que lui. Dans son Essai sur la Révolution, Hannah Arendt prend parti pour la révolution américaine, qui avait pour objectif la liberté, alors que les révolutions française et russe visaient à l’égalité. Antoine n’était pas un fervent partisan de l’égalité des droits et, puisqu’il ne pouvait dire publiquement tout le mal qu’il pensait de ses contemporains, il en tenait pour les écrivains réactionnaires, le Paul Valéry auteur de M. Teste, par exemple, ou le Schopenhauer dont Albert Camus avait déclaré : « On cite souvent l’anecdote de Schopenhauer faisant l’apologie du suicide devant une table bien garnie ; cette manière de ne pas prendre le tragique au sérieux n’est pas bien grave, mais elle juge son homme. » Antoine non plus n’arrivait pas à prendre le tragique au sérieux, il avait été formé à l’école de la dérision, et toutes ces causes à défendre, non décidément, ce n’était pas sérieux. Il avait suffisamment à faire avec ses propres bêtises pour prêter attention à celles des autres.
6) En fait, c’est un calviniste nommé Pierre Minuit qui a acheté Manhattan.
Octobre 2024.