Un dîner-débat informel à l’occasion des fêtes de fin d’année.

    Barnabé Strum-Zefuhl était considéré comme un vieux con réactionnaire, misogyne, homophobe, raciste et antisémite, coincé entre la génération des baby-boomers, celle qui avait connu la période de plein-emploi des Trente Glorieuses, et la génération des « Milleniums », celle qui ne voulait pas travailler pour ce « système condamné », et aspirait à autre chose, la décroissance, par exemple.

     Et justement, il avait été invité à débattre avec trois représentants de cette génération à l’occasion d’un réveillon de fin d’année pour mettre les choses au point, entre la dinde et le foie gras, entre la bûche et les huîtres.

     Barnabé paraissait fatigué, usé, on se demande bien pourquoi vu qu’il n’avait pas de métier officiel, tandis que ses trois contradicteurs, de jeunes et pimpants trentenaires dans la fleur de l’âge, enthousiastes et remontés, à l’aise avec les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, hyperconnectés, bien insérés socialement, animateurs de blogs citoyens, tirant leurs revenus d’on ne sait où, protégés par un anonymat à la mode, semblaient pressés d’en découdre, sûrs d’eux-mêmes, de leurs arguments, de leur bonne foi, armés d’un esprit mordant dont ils n’avaient pas l’intention de faire l’économie.

     Les huîtres à peine servies, le débat s’engage.

     BABY MILLENIUM  1 : Alors comme ça, tu penses que les vegans sont des extrémistes ? Tu penses réellement que les légumes et les végétaux souffrent autant que les animaux ?

     BARNABÉ : Peut-être pas, je n’en sais rien. Mais s’il n’y a pas de frontière entre l’homme et l’animal, pourquoi la fixer entre les animaux, les mammifères dont l’homme fait partie, et les végétaux ? Les vegans se réclament du bon sens ? Mais le bon sens, c’est également ce dont se réclament ceux qui mangent de la viande. Qui a décrété que le bon sens des vegans était supérieur à celui des carnivores ? Alors, d’un côté, il faut respecter les peuples primitifs qui ne sont pas si primitifs que ça, c’est Claude Lévi-Strauss qui nous l’a dit, et il y a une dignité dans le cannibalisme, même si elle nous échappe à nous autres occidentaux (nous sommes trop cons pour comprendre la rationalité des primitifs et tous les travaux de l’ethnologie structuraliste, c’est entendu), et de l’autre, il faut respecter le bon sens des vegans qui ne sont pas des extrémistes. S’ils mangent du soja et du tofu, ce n’est pas pour stigmatiser la bonne conscience des occidentaux qui mangent de la viande. Ils respectent la liberté de manger de la viande à condition qu’on les laisse manger du soja.

     Mais quand ils pénètrent par effraction, la nuit, dans une exploitation agricole, pour tourner des images de gentils poulets élevés dans des conditions atroces, qu’ils se mettent en scène en train de caresser les poulets, ce n’est pas de la manipulation ? Ce n’est pas pour faire pleurer dans les chaumières ? Ils respectent la liberté de manger de la viande, hein ? En toute illégalité, mais puisque c’est pour la bonne cause, la cause animale.

     BABY MILLENIUM  2 : Alors tu crois sincèrement que le soja importé du Brésil, ça pollue plus que les élevages d’animaux ? Tu ne sais donc pas que ce soja importé du Brésil sert, à 90 %, à nourrir du bétail ? Tu ne sais pas que le soja destiné à la consommation humaine est produit localement, en France et en Europe ?

     BARNABÉ : Si, puisque vous me le dites. Mais le problème, c’est que ça reste un truc de bobo. Comme les bourgeois qui travaillent, les bobos qui mangent du soja et du tofu, c’est pour faire croire qu’ils sont concernés par l’environnement. Ça ne les empêche pas d’avoir des chiens qui aboient méchamment, et qui sont même féroces. Je le sais, j’ai des voisins comme ça.

     Le deuxième problème, c’est que la population mondiale s’élève à plus de 7,5 milliards d’habitants. Que l’immense majorité de la population qui vit dans les pays pauvres n’ait pas une alimentation grasse et variée, je veux bien le croire. Mais ces pauvres, ils n’aspirent qu’à manger de la viande ! Comme le prouvent les discours de ces belles âmes qui disent comprendre les Chinois et les classes moyennes chinoises qui n’aspirent qu’à adopter un mode de vie à l’occidentale : « ils comprennent les Chinois » ! Mais moi aussi, je les comprends, les Chinois. Je comprends surtout que c’est eux qui polluent le plus. Mais que c’est aux Européens de montrer l’exemple. Les Européens se doivent d’être plus vertueux que la planète entière ! Sinon les jeunes refuseront de travailler pour ce système pourri et corrompu !

     BABY MILLENIUM  3 : Calme-toi, papy.

     BARNABÉ : Je ne suis pas un papy.

     BABY MILLENIUM  1 : Ok, Boomer. Et tu vas encore nous ressortir l’histoire de l’alimentation carencée des vegans, n’est-ce pas ? Le manque de vitamine B12, par exemple ?

     BARNABÉ : Mais je me fous de la santé des vegans !! Mais alors, à un point qu’il est difficile d’imaginer. Je m’en fous à peu près autant que de la santé des fumeurs de joints, c’est dire. Vous pouvez bien manger et fumer ce que vous voulez, à condition de me laisser manger de la viande si j’aime ça, et de fumer des cigarettes « industrielles ». Vous pouvez bien me traiter d’aliéné. Je ne vois vraiment pas qui est émancipé dans cette histoire.

     Tout est interdit dans cette société : il est interdit de boire, de fumer, de manger de la viande, il est interdit de stigmatiser les gros, les petits, les vieux, les rombières (on appelle ça le « politiquement correct » : il faut appeler les gens selon la dénomination qui leur agrée, « personnes en situation de surpoids », « personnes verticalement défiées », « personnes âgées », et les femmes on ne sait plus comment les appeler ; en tout cas, je sais qu’il ne faut ni les regarder avec insistance, ni les siffler), il est interdit de conduire vite…

     BABY MILLENIUM  2 : Et voilà encore un aliéné de la bagnole ! Un fou du volant ! Un crétin qui ne respecte pas les piétons, les cyclistes, les circulations douces…

     BARNABÉ : MAIS JE SUIS PIÉTON, MOI AUSSI !

     Et quand je me promène dans Paris, non seulement il faut que je slalome entre les poubelles des commerçants, que j’évite les travaux de voirie de SAINTE-ANNE Hidalgo, que je ne me fasse pas écraser par les bus, les taxis, les heureux propriétaires de grosses cylindrées (à ce propos, je me suis toujours demandé : si les proportions plus ou moins encombrantes d’une voiture servent à certains hommes à compenser la taille de leurs parties intimes, que faut-il alors penser des femmes qui conduisent des 4 x 4 dans Paris ? Il paraît que les femmes valent mieux que les hommes, j’aimerais qu’on m’explique)… Mais il faut encore que j’évite les landaus poussés par les ménagères de moins de 50 ans (le trottoir leur appartient, sans doute, sans mauvais jeu de mots ni allusion), les trottinettes des crétins qui foncent, les skate-boards des jeunes « qui n’en veulent » (je croyais que ça appartenait aux années 80, mais non, ça existe encore)…

     BABY MILLENIUM  3 : Calme-toi, papy, reprends ton souffle.

     BARNABÉ : Tout ça pour dire que je ne conduis plus beaucoup la voiture en ville. Et quand je prends le volant, je fais attention aux autres, et en particulier aux plus fragiles, les cyclistes, les piétons…

     BABY MILLENIUM  1 : Ah, ben voilà, on y arrive : c’est toujours la faute des autres, moi seul suis innocent.

     BARNABÉ : Mais non, bande de petits morveux prétentieux. Simplement, je ne suis pas plus dangereux qu’un autre. En tout cas, j’ai l’impression de faire attention. Je le sais bien, qu’un excès de confiance en soi est ce qu’il y a de plus dangereux. Mais enfin, quand je vois l’ego boursouflé des vedettes du sport-business, je n’ai pas l’impression d’avoir la grosse tête.

     BABY MILLENIUM  2 : Bon, mais on n’est pas là pour te passer la pommade non plus. Et le climat ? Tu es sans doute un climatosceptique ? L’activité de l’homme n’a rien à voir avec le réchauffement climatique et on n’a qu’à continuer comme avant, n’est-ce pas ?

     BARNABÉ : Je ne suis pas exactement climatosceptique. D’abord, je suis un des premiers à me désoler quand il n’y a pas de neige à Noël. Je trouve ça triste, un Noël sans neige. En revanche oui, je ricane quand j’entends les discours sur « le petit geste pour l’environnement qui va sauver la planète ». Les Chinois sont les plus gros pollueurs de la planète, Trump s’est retiré de l’accord de Paris, des pétroliers s’échouent et provoquent des marées noires, et moi je vais sauver la planète en triant mes déchets, en mettant les emballages dans le container de la bonne couleur ? La bonne blague !

     BABY MILLENIUM  3 : Mais il ne s’agit pas que de toi, bougre d’âne ! On est tous concernés ! Et si on s’y met tous…

     BARNABÉ : C’est bien ça que je conteste. L’embrigadement de masse pour la bonne cause. Moi, je mets mes déchets dans les poubelles. Et je trouve que c’est déjà BEAUCOUP. Quand je vois que tout le monde admire les sportifs, les cyclistes par exemple. Je n’ai rien contre les cyclistes. Mais quand on voit les images du tour de France, ah sûr, ce sont des efforts monstrueux, c’est beaucoup de souffrances... Et il y en a eu des grands écrivains pour exalter les exploits de ces grands champions qui font vibrer les foules, d’Antoine Blondin à Dino Buzzati. Mais enfin, quand ils balancent leurs bouteilles d’eau en pleine nature, ce n’est pas eux qui vont les ramasser. Ils ont besoin de larbins pour ça. Des larbins qui sont tout heureux de faire ça, transis d’admiration qu’ils sont pour leurs grands champions. Très bien. Mais pas pour moi. Les grands champions couverts de publicités, de réclames, de sponsors, avec leurs discours de demeurés sur le « bloc équipe », le groupe sans lequel ils ne seraient rien… Très bien. Qu’ils commencent par ramasser leurs déchets. Je les admirerai après (mesquin, moi ? Oui, peut-être. Et d’ailleurs, je vous emmerde).

     Après, si le tri sélectif peut être utile, les pouvoirs publics n’ont qu’à s’en charger. C’est à eux d’en faire une activité viable, c’est à eux de prouver que c’est rentable. Ils n’ont qu’à créer des emplois pour trier les déchets. Puisque tout le monde, à commencer par ceux qui contestent le système capitaliste, veut être fonctionnaire, ils n’ont qu’à créer des emplois de fonctionnaires. Tout le monde veut lutter contre le chômage, vous êtes des partisans de la décroissance, vous êtes contre le discours sur l’enrichissement de la croissance en emplois : vous êtes donc favorables à la lutte contre le chômage en créant des emplois de fonctionnaires.

     BABY MILLENIUM  1 : C’est nous mettre dans des cases un peu rapidement. Ça t’arrange…

     BARNABÉ : Mais enfin, si vous êtes contre le système capitaliste, si vous ne voulez pas travailler pour ce système pourri, c’est que vous êtes pour plus de régulation étatique, donc plus de fonctionnaires.

     BABY MILLENIUM  2 : Et toi, alors ?

     BARNABÉ : Moi, je suis hors système.

     BABY MILLENIUM  3 : Ce qui est un peu facile. Et si nous aussi, nous étions des anarchistes tout simplement ? Nous sommes pour que chacun soit libre de vivre comme il l’entend. Nous sommes contre l’asservissement à un système qui conduit la civilisation à sa perte. Mais nous sommes des anarchistes adultes. Nous sommes favorables à ce que chacun trie ses déchets pour le bénéfice de la collectivité.

     BARNABÉ : Premièrement, mes déchets, quand ils sont organiques, je les brûle. Ce sont les emballages, les bouteilles et les cartons de la grande distribution que je jette à la poubelle. Cette même grande distribution qui fait sa publicité sur sa responsabilité citoyenne et qui m’accable, moi comme les autres, sous des quantités invraisemblables d’emballages, de plastique, de cartons, de boîtes… Et il faudrait en plus que je fasse attention à trier chaque emballage, vérifier les couleurs, etc… ? Oui, ça m’ennuie. Non, je ne le fais pas.

     BABY MILLENIUM  1 : Alors, pourquoi ne vas-tu pas faire tes courses dans les commerces équitables, éco-responsables ?

     BARNABÉ : Parce que c’est moins pratique. Et c’est plus cher. D’ailleurs, j’aime les produits de l’industrie agro-alimentaire classique. Non seulement on a besoin de l’industrie agro-alimentaire pour nourrir la planète, mais j’aime ses produits. J’ai mes habitudes. Le bio, ça coûte plus cher, et je n’ai pas plus d’assurances pour autant. Il m’arrive d’aller dans des Biocoop : les fruits viennent d’Espagne…

     BABY MILLENIUM  2 : Et alors ?

     BARNABÉ : Je n’ai aucune confiance dans le bio qui vient d’Espagne. Et il n’y a pas que l’Espagne : il y a des fruits et légumes qui viennent d’Amérique du Sud. Bonjour l’empreinte carbone…

     BABY MILLENIUM  3 : Facile…

     BARNABÉ : Comment ça, facile ? Mais vous, les donneurs de leçons, vous ne m’avez toujours pas expliqué comment vous comptiez nourrir l’ensemble de la population mondiale avec la décroissance, avec les produits bio, alter, équitables et autres ?

     Je ne fais pas partie de ceux qui croient les scientifiques qui affirment que le réchauffement climatique est un mythe (à ce sujet, ce que je reproche au GIEC et aux scientifiques majoritaires du consensus, c’est de ne pas en faire assez auprès des gouvernements, des États, des institutions internationales, et de se contenter d’ « alerter l’opinion publique ». Trop facile : on sensibilise l’opinion publique, et ceux qui ne sont pas d’accord, les réfractaires, on les stigmatise. Le boulot du GIEC et des scientifiques du consensus majoritaire sur le réchauffement climatique, c’est de convaincre les États et les organisations internationales. Mais c’est plus difficile : les scientifiques du GIEC, ils ont posé leur rapport sur la table et ils sont partis à la pêche, en laissant les citoyens se déchirer entre eux. Qui est-ce qui ricane ? Qui est-ce qui réclame toujours plus de subventions ?).

     Je suis aussi capable de distinguer le climat de la météo. Ce n’est pas parce qu’il fait froid un jour que je vais adhérer au climato-scepticisme.

    Mais je considère simplement que c’est la décroissance qui est un mythe. Une illusion. Une utopie. Que des idéalistes aient besoin d’utopies, pourquoi pas. Mais quand ils veulent obliger les sceptiques à adhérer à leur utopie, ce n’est plus de la liberté. C’est de l’embrigadement.

     BABY MILLENIUM  1 : Ouais, en fait tu ne veux pas payer pour agir pour le climat. Tu fais partie de ceux qui pensent que ça coûte trop cher, et qui voient à court terme : tu ne vois pas que ne pas agir coûterait plus cher encore…

     BARNABÉ : C’est du catastrophisme. Vous jouez sur les peurs pour rallier les populations à votre point de vue. Le « risque d’un effondrement systémique de notre civilisation » : c’est exactement le même discours que l’extrême-droite. L’extrême-droite aussi considère que notre civilisation est menacée. Mais pour elle, c’est l’immigration et le multiculturalisme. Pour vous, c’est l’indifférence des citoyens ordinaires, dont VOUS insinuez qu’ils sont privilégiés (les occidentaux sont tous des privilégiés, par rapport au reste de la population mondiale). Mais c’est vous qui faites des amalgames ! Tous les occidentaux ne sont pas logés à la même enseigne. Et parmi les privilégiés, il y a des noirs qui gagnent très bien leur vie. Et il y a des sportifs complètement illettrés qui gagnent des millions à taper dans un ballon, des nègres, des arabes…

     BABY MILLENIUM  2 : Raciste !

     BARNABÉ : Peut-être. Contrairement à la plupart des racistes ordinaires, je n’ai pas un ami nègre sous la main à vous présenter pour vous prouver que je ne le suis pas. Ce qui suffit peut-être à démontrer que je le suis.

     Mais je veux bien faire un effort : mettons que ce ne sont pas les sportifs nègres payés des millions à taper dans un ballon et à sourire niaisement face aux caméras devant les panneaux publicitaires qui sont dangereux. Ce n’est pas eux personnellement qui menacent la civilisation. C’est le système du sport-business, c’est le star-system, qui déchaîne les passions populaires, la « ferveur populaire », le culte des gladiateurs et des jeux du stade… A l’époque des Romains de la décadence, il y avait des jeux presque tout au long de l’année, et les Romains y allaient tous les jours. Aujourd’hui, à la télévision, il y a du foot et du sport tous les jours. Quand j’étais jeune, tous les matches du championnat de France se déroulaient le samedi à 20.00 et en Italie le dimanche à 15.00. Je suis peut-être psychorigide, mais je suis nostalgique de cette époque-là. Aujourd’hui, c‘est tous les jours, sur toutes les chaînes, à toutes les heures. Ce n’est pas tout à fait du grand n’importe quoi : ce sont les télévisions qui paient et donc qui commandent. Et elles ont intérêt à ce que l’attention des (télé)spectateurs soit accaparée en permanence. Il faut que les gens soient divertis en permanence, pour qu’ils puissent consommer de la publicité (la plus laide, la plus vulgaire, la plus agressive) subliminalement.

     Lire un livre s’apparente à une activité subversive, surtout si c’est un livre qui n’incite pas à consommer des produits dérivés de l’industrie du divertissement.

     Lire un livre pour le plaisir gratuit de la lecture est un acte dangereux. Cela pourrait favoriser l’esprit critique. Cela pourrait conduire à vouloir s’échapper, à laisser vagabonder son esprit. Cela pourrait même favoriser une envie irrésistible d’échapper au système. Or, comment échapper au système ? C’est dans cette vie qu’il faut vivre. C’est ici et maintenant. In the merdum. Pas d’issue.

     BABY MILLENIUM  3 : Ok, caïd. Maintenant, explique-nous : l’égalité des droits revendiquée par les femmes, ça aussi ça menace la civilisation, selon toi ? Tu fais partie des hommes qui considèrent que les femmes devraient arrêter de se plaindre parce qu’elles l’ont depuis longtemps, leur égalité ?

     BARNABÉ : Oui, en effet.

     BABY MILLENIUM  1 : « De quel degré d’indécence et de bêtise… ». Passons.

     BARNABÉ : Mais enfin, ce n’est pas moi qui ai obligé les actrices d’Hollywood avides de célébrité, de pognon et de paillettes à coucher avec Harvey Weinstein ! Et celles qui l’ont obtenue, cette gloire médiatique et qui, soit dit au passage, se sont retournées contre lui quand il était à terre (elles ne l’ont pas attaquée quand il était au faîte de sa puissance, pas folles les guêpes), qu’est-ce qu’elles revendiquent aujourd’hui ? L’égalité salariale avec leurs homologues masculins, les vedettes masculines ! Elles ne revendiquent pas l’égalité salariale entre les vedettes et les techniciens qui travaillent sur leurs films, ça non. Elles y tiennent, à la séparation entre les vedettes et les techniciens : l’égalité universelle, on verra plus tard. Non ce qu’elles veulent, c’est juste l’égalité pour elles. Mais ça n’est pas considéré comme de l’égoïsme ou du corporatisme : ce sont au contraire les grandes héroïnes de cette belle et noble aventure contemporaine qu’on appelle le féminisme…

     BABY MILLENIUM  2 : Et les violences conjugales, tête de nœud ? Ça t’interpelle ou ça te laisse froid ? Tu vas le nier, qu’il y a des femmes qui se font tuer par leur mari ou leur conjoint violent ?

     BARNABÉ : Non, mais enfin moi, je n’ai tué personne. Parfois, je le regrette. Il y a quelques années, un grand penseur contemporain a déclaré qu’un homme qui n’avait pas de Rolex avant l’âge de 50 ans avait raté sa vie. Pour la Rolex, je crois que c’est râpé, mais heureusement, les choses ont changé. Aujourd’hui, pour être un homme « up to date », « in the wind », « hype », il faut avoir commis son petit féminicide.

     Mais il n’est peut-être pas trop tard. On peut toujours se rattraper. Il faudrait toutefois que je me décide : féminicide littéraire, à la manière d’Othello ou du Sérotonine de Houellebecq, ou féminicide dans la vraie vie ? Othello, Sérotonine, c’est quand même placer la barre un peu haut. Et j’ai toujours manqué de souffle dans mes tentatives littéraires. Reste un meurtre bien crapuleux, bien sordide, dans la vraie vie, pour acquérir une gloire, certes douteuse, mais qui recule devant les moyens… N’a jamais ce qu’il veut. L’hésitation aura donc été la grande passion de ma vie. C’est mon côté âne de Buridan, mon petit complexe à moi.

     BABY MILLENIUM  3 : A ce niveau de bêtise, d’ignominie, moi j’abandonne. Ce type est complètement vrillé. Laissons-le, les gars. On a quand même mieux à faire…

     BABY MILLENIUM  1 : Non, au contraire, c’est maintenant que ça devient intéressant. Donc, selon toi, le féminisme, voilà l’ennemi ? Les féministes te font courir un risque, mon petit lapin ? Tu souffres d’un complexe de castration ? Ou plus simplement, ce sont les femmes qui te font peur ?

     BARNABÉ : De deux choses l’une. Soit c’est elles, soit c’est moi, en effet. Quand j’entends les discours « progressistes » de nos modernes intellectuels, des artistes engagés contemporains, j’ai effectivement la désagréable impression que tous les maux de la planète, tous les problèmes de la société française, viennent d’une seule et même cause : l’homme blanc, hétérosexuel et occidental.

     Tout le monde se plaint : les homosexuels revendiquent et manifestent (et moi, je ne sais faire qu’un seul geste : celui de retourner ma veste) : c’est donc la faute des hétérosexuels ;

     Les femmes se plaignent : c’est donc la faute des hommes, du patriarcat, de la domination masculine (même si la domination masculine, je ne sais pas ce que c’est) ;

    Les peuples du Tiers-monde (qui connaissent une démographie galopante) gémissent et se plaignent : c’est donc la faute de l’Occident et de la culture occidentale, rationaliste, consumériste, industrielle et post-industrielle. Au passage, on attend toujours que l’Afrique invente sa « propre voie vers la démocratie », ni socialiste, ni libérale, comme nous le promettent les intellectuels africains qui me font l’impression d’être de doux rêveurs, mais il faut être prudent quand on ricane avec ces choses-là : c’est qu’ils se prennent très au sérieux, les bougres.

     Donc, peut-être que je suis parano, mais il m’arrive en effet d’avoir l’impression que tout le monde m’en veut. Parce que je suis un homme blanc, hétérosexuel et occidental. Pourtant, ce n’est pas de ma faute. Je ne l’ai pas fait exprès.

     Il y a aussi la deuxième hypothèse, que je ne peux ni ignorer, ni esquiver en douce : je suis incapable d’établir une relation durable avec une femme, fondée sur la compréhension et le respect mutuel. L’amour n’existant pas, ou alors seulement dans les livres, chez les poètes, il ne reste que la guerre des sexes. Violente ou insidieuse. Pour échapper aux désagréments de la vie conjugale, ses concessions, ses crises, je préfère payer. Ça me rassure. Et ça me débarrasse.

     Voilà, c‘est dit.

     Reste que j’ai effectivement une dent contre les féministes : elles ne vont pas au bout de leur logique. Ce sont elles qui ne sont pas cohérentes avec elles-mêmes. Après avoir posé que la seule question philosophique réellement sérieuse était celle du suicide, Albert Camus affirmait que rares étaient les hommes qui osent être logiques jusqu’au bout. Parce qu’il est presque impossible d’être logique jusqu’au bout. Cela vaut aussi pour les femmes, et pour les féministes en particulier. C’est en cela qu’elles sont les égales des hommes : elles n’osent pas aller au bout de leur logique.

     Que réclament les féministes en effet ? La libre disposition de leur corps et l’indépendance financière. A l’aune de ces deux critères, les seules féministes authentiques sont les prostituées. Les autres, toutes les autres, sont des farceuses comme tout le monde. Des farceuses qui se donnent un genre, qui font des simagrées, qui couinent avant d’avoir mal, qui se pavanent dans les médias, qui s’auréolent de leur petite gloriole d’être les modernes combattantes de la liberté, alors qu’elles ne sont que des bourgeoises repues et satisfaites, qui suintent le gras de leurs idées conformistes, de leurs valeurs conventionnelles, l’empathie et la compassion, qui suintent l’autosatisfaction la plus écœurante. Que sont en effet Simone de Beauvoir, Françoise Héritier, Elisabeth Badinter, pour ne citer que les plus connues ? Des fonctionnaires de la pensée : la première, un bas-bleu condescendant, une rentière de l’existentialisme, la mode intellectuelle de l’après-guerre, empruntée à son compagnon, à qui elle a servi de faire-valoir complaisant ; la deuxième, une fonctionnaire du CNRS qui a érigé un autel à la gloire des rombières et des mégères grasses et prétentieuses ; la troisième, l’héritière d’un empire publicitaire, Publicis (la publicité étant quand même l’activité manipulatrice des foules par excellence, consistant à susciter des désirs et des besoins purement artificiels pour faire croire aux pauvres et aux classes moyennes que leur bonheur réside dans l’acte de consommation).

     Et après, il suffit de stigmatiser les hommes qui ont joué le jeu benoîtement, c’est-à-dire qui se sont comportés en simples consommateurs, en simples agents économiques rationnels : en clients. Parce qu’ils ont porté atteinte à une idole moderne : la Dignité de la Femme.

     Eh bien moi, la Dignité de la Femme, c’est comme la domination masculine, je ne sais pas ce que c’est. Les « stéréotypes sexistes », c’est juste une invention des féministes pour modeler les hommes à leur convenance, sinon pour en faire de petits caniches, du moins pour les faire se sentir coupables de désirer les femmes. Pour féminiser la société, c‘est-à-dire pour imposer la féminisation des valeurs.

     Je crois que je préfère encore les stéréotypes sexistes à la Dignité de la Femme.

     BABY MILLENIUM  2 : Bon, on va arrêter là le délire. Je crois qu’on a compris l’essentiel : tu n’es qu’un vulgaire prédateur.

     BARNABÉ : Prédateur, prédateur… Non, je me défends comme je peux, voilà tout. Je n’ai rien contre les chasseurs qui tuent des sangliers, tout simplement parce qu’il y en a trop, contrairement à ce que disent les écologistes qui n’y connaissent rien. La régulation de la population de sangliers est nécessaire : ils étaient quelques dizaines de milliers dans les années 1960, ils dépassent le million depuis les années 2000, occasionnant 20 à 30 millions d’euros de dégâts chaque année. Les écologistes ont la partie belle d’affirmer que les réponses sont certainement plurielles : c’est là un réflexe de bureaucrates, fervents adeptes de la réunionite, cette maladie des gens qui n’ont pas envie de travailler. Ils pondent des rapports, c’est leur manière à eux de s’insurger. Pendant ce temps, les sangliers prolifèrent.

     Mais en réalité, ce n’est pas le sort du sanglier qui me préoccupe. L’espèce n’est pas menacée. En revanche, le sort du loup en France est beaucoup plus inquiétant. Le point de vue du loup me paraît beaucoup plus intéressant.

     Le loup est chassé, il fait l’objet de campagnes d’abattage qui sont en principe décidées par le préfet, parce que les éleveurs craignent pour leurs troupeaux et n’ont pas envie de prendre les mesures coûteuses pour les protéger, parce qu’il est plus facile de tuer le loup. De fait, les quotas décidés par les préfets ne sont pas des garde-fous incontestables, et peuvent être dépassés par des bergers qui se font justice eux-mêmes, parce qu’ils sont à bout, parce que l’émotion prime souvent sur la raison, et parce que le loup, en plus de n’avoir aucune utilité économique, n’a pas bonne réputation.

     La peur du loup dont témoignent les contes pour enfants n’a d’égale que la propension à le tourner en ridicule, il n’y a qu’à voir le roman de Renart ou les fables de la Fontaine. Ça n’a l’air de rien, mais c’est quand même comme ça qu’on fabrique un objet de haine et de peur. Un prédateur. Un bouc-émissaire.

     Pour ceux qui ne voient en lui qu’un animal sans utilité économique, c’est un prédateur. Pour ses défenseurs, c’est un bouc-émissaire des difficultés économiques des bergers.

     Le point de vue du loup me paraît beaucoup plus intéressant.

     BABY MILLENIUM  3 : J’ai un peu perdu le fil, là. De quoi est-ce qu’on parle, exactement ? De chasse, de prédateur, de loup, des hommes, des femmes, des intérêts économiques… est-ce qu’on n’est pas en train de tout mélanger ? Est-ce que tu ne serais pas en train de noyer le poisson pour essayer de nous égarer, par hasard ?

     BABY MILLENIUM  1 : Oui, moi aussi, je suis un peu fatigué. Tu ne voudrais pas synthétiser ?

     BABY MILLENIUM  2 : Laissez tomber, les gars. Ce type n’a rien à dire. Tant de mauvaise foi ne fait que dissimuler un vide abyssal de la pensée, assez maladroitement d’ailleurs. C’est un cas qui intéresserait peut-être les psychiatres, à supposer qu’ils aient le temps.

     BABY MILLENIUM  3 : Hmm… Je vois ce que tu veux dire. Nous avons affaire à un étrange cas de folie masturbatoire, n’ayons pas peur des mots.

     BABY MILLENIUM  1 : ce type n’a pas lu Emmanuel Lévinas et son éthique de la responsabilité pour autrui, c‘est clair. Il ne sait donc pas que la relation à autrui est nécessairement asymétrique, que la réciprocité des actions ne peut pas être attendue par le sujet, qui doit nécessairement agir sans savoir ce qu’autrui fera, même s’il doit y laisser sa peau.

     BARNABÉ : Mais enfin, je n’ai pas envie de mourir pour les autres ! Et j’en ai un peu assez de me faire marcher sur les pieds par des crétins qui ne lisent pas de livres !

     BABY MILLENIUM  2 : Ce type n’a pas lu Bourdieu, ou alors il refuse d’adhérer au concept de domination masculine, grâce auquel le sémillant professeur au Collège de France a « libéré » tant de gens, et en particulier les femmes, qui ont ainsi pu prendre conscience que leur statut de dominées était lié aux structures héritées de la société patriarcale.

     BARNABÉ : Mais enfin, je ne domine personne, moi ! Je suis célibataire. Je m’occupe de mes oliviers. Dans mes travaux agricoles, je m’occupe aussi bien des tâches nobles que des tâches réputées moins gratifiantes. Quand je fais la cuisine, c’est pour moi seul. Il est où, le rôle prédéterminé que je m’assignerais en tant que mâle dominant ? Je fais la cuisine, parfois en faisant réchauffer des plats préparés, parfois de manière plus élaborée, et je mange ce que j’ai préparé.

    BABY MILLENIUM  3 : Ce type n’a pas lu les travaux des Pinçon-Charlot sur la violence des riches, violence qui n’est pas que symbolique. Il croit peut-être que les riches ont aussi leurs problèmes, le cuistre. Ce manque d’empathie pour les souffrances des pauvres et des damnés de la Terre est proprement révoltant.

     BARNABÉ : Mais j’en ai, de la compassion pour les pauvres ! Je les plains, les pauvres. Pourtant, ils me font également bien chier, les pauvres. Avec leur regard de chiens battus, ils attendrissent facilement les actrices embourgeoisées qui n’attendent que ça, de pouvoir sauter sur la première occasion d’exhiber leur condescendance compatissante envers les gueux. A condition qu’il y ait des caméras pour immortaliser cette générosité « désintéressée ». Et parmi ces actrices françaises, si généreusement désintéressées en présence de la télévision, je n’en connais pas beaucoup prêtes à abandonner leur appartement parisien pour aller vivre à Calcutta comme mère Teresa, ou à donner tous leurs biens aux pauvres et à partir sur les routes comme Saint-François d’Assise.

     Et puis, pour les pauvres, il y a les services sociaux, il y a le Samu social. C’est quoi, la solution au problème de la pauvreté en France et en Europe ? La solidarité par le biais des mécanismes de redistribution fiscale ? C’est alors à l’État de jouer son rôle. La charité privée, mue par la compassion ? C’est bon pour les vedettes, les célébrités, les « artistes », qui nous cassent déjà les oreilles avec leurs disques pour l’Éthiopie ou pour les Restos du Cœur, une mélasse auditive qui ne dépare pas avec la soupe populaire en effet. Les Enfoirés savent bien ce qu’ils font : ils se donnent bonne conscience en accaparant les ondes de leurs mélodies sirupeuses et navrantes, réduisant ainsi la part de la musique classique à la portion congrue (c’est comme la loi de Gresham en économie, la mauvaise monnaie chasse la bonne), tout en stigmatisant l’égoïsme des bourgeois.

     Quant aux riches, évidemment qu’ils ont eux aussi leurs problèmes. Mais ce sont des problèmes de riches : je ne suis pas directement concerné, ne vous en déplaise.

     BABY MILLENIUM  1 : Cette mauvaise foi ! Ce qu’il ne faut pas entendre ! Enfin, nous sommes bien bons, c’est ce qui nous perdra. Et je suppose que tu n’as pas lu Simone de Beauvoir. Ou alors, que cette admirable contribution à l’émancipation des femmes que constitue sa célèbre devise, « On ne naît pas femme, on le devient », te fait ricaner ?

     BARNABÉ : Evidemment, les gars. Mais réfléchissez deux secondes : ça veut dire quoi, qu’on devient ce qu’on n’était pas en naissant ? Soit les femmes sont des femmes à cause de leur patrimoine génétique ; soit elles s’emparent des concepts sociologiques pour contester la répartition des rôles dans la société, pour revendiquer de se livrer à des activités, d’occuper des fonctions de responsabilité, d’exercer des métiers, réservés aux hommes par les traditions de la société patriarcale. Dans le premier cas, elles deviennent ce qu’elles étaient en naissant ; dans le second, ce n’est pas parce qu’elles exercent des métiers d’hommes qu’elles cessent d’être des femmes.

     Non, croyez-moi, les gars : il arrive aux hommes de pleurer la nuit, ou quand ils sont seuls. Ce faisant, ils assument leur part de féminité. Mais ce n’est pas pour ça qu’ils cessent d’être des hommes. L’être humain est ambivalent, mais ce n’est pas pour ça qu’on devient ce qu’on n’était pas en naissant. Sauf pour les transgenres évidemment, mais c’est une autre histoire.

     BABY MILLENIUM 2 : Et Françoise Héritier, que tu as grossièrement insultée tout à l’heure, en petit-bourgeois vulgaire que tu es, tu ne l’as pas lu non plus, évidemment. « Fonctionnaire de la pensée », « rombière grasse et repue », ce sont là des insultes gratuites, de la part de quelqu’un qui n’a rien à répondre sur l’essentiel. « Il faut anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible », voilà la contribution décisive de Françoise Héritier aux sciences humaines. Et évidemment, tu n’as rien à répondre. C’est pour ça que tu l’insultes.

     BARNABÉ : Déconstruisons cette citation, si vous le voulez bien. La « déconstruction » est un des apports essentiels de la philosophie postmoderne, nous sommes d’accord ? Sans se réfugier derrière Heidegger (une référence sulfureuse de toute façon) ni Jacques Derrida (considéré par les anglo-saxons comme un philosophe abscons), j’ai quand même le droit de me livrer à une tentative d’analyse critique, puisque je suis mis en cause.

     Anéantir une idée, je ne vois pas à quoi ça rime. « On peut tuer un homme mais pas ses idées » : tous les révolutionnaires qui se battent pour la liberté, qui contre les terroristes, qui contre les dictateurs, connaissent cette phrase.

     Je passe sur le fait que pour moi, le meilleur tue-l’amour, la meilleure façon de tuer le désir, c’est de se retrouver face à une rombière adipeuse et satisfaite d’elle-même : vous diriez encore que j’insulte gratuitement. Tous les goûts étant dans la nature je m’abstiens de juger, je constate.

     « Vous pouvez faire tout ce que vous voulez, mais vous ne pouvez pas décider de désirer » écrivait Schopenhauer. Il me semble que si on ne peut pas décider de désirer, on peut difficilement décider d’arrêter de désirer. La citation de l’anthropologue peut donc être interprétée comme une volonté de poser des limites au désir masculin dans ce qu’il a d’ « irrépressible ». Il s’agit de l’encadrer : mais qui décide ? Quelle instance a la légitimité nécessaire pour fixer ces limites ? Pour Françoise Héritier, c’est clair : ce sont les femmes qui ont cette mission, et plus particulièrement les féministes, en s’appuyant sur les travaux, les « acquis » des sciences humaines qui, comme chacun le sait, ne sont pas des sciences exactes. Dans cette perspective, le désir féminin est naturellement légitime parce qu’il est féminin ; le désir masculin se doit d’être encadré, limité, réprimé. C’est ce qu’on appelle la civilisation, la répression des instincts sauvages. Les femmes désirent le bien, donc leur désir est légitime par essence ; les hommes désirent le mal, donc leur désir doit être réprimé. Pour cela, il y a la science. Et si les sciences humaines ne suffisent pas, puisqu’elles ne sont pas exactes, il reste les sciences dures. Françoise Héritier, tout ethnologue qu’elle soit, tout auréolée du prestige d’être une « chercheuse » du CNRS, ne détient pourtant pas la vérité ; et les conclusions de ses travaux sur des populations indigènes du Burkina Faso, étendues à l’ensemble de l’humanité, pourraient être considérées comme des généralisations abusives. Mais elle a pour elle l’universalité de la distinction entre le masculin et le féminin, et l’universalité de ce qu’elle appelle la « valence différentielle des sexes », la supériorité du masculin sur le féminin qui n’a, selon elle, rien de naturel.

     À moi cependant, le désir masculin pour les femmes me semble quelque chose de naturel ; il peut être tout aussi naturel de désirer les hommes quand on est un homme. Que ce désir homosexuel existe chez tous les hommes, je veux bien le croire, et qu’il resurgisse sous la forme du retour du refoulé quand on cherche à le réprimer, je le crois aussi : il m’arrive d’avoir des rêves homosexuels. Ce sont néanmoins les femmes que je préfère, et ce sont les femmes que je préfère désirer. Comme Françoise Héritier ne peut rien contre ce désir, elle prône l’ « anéantissement » : il est plus simple d’écraser une mouche avec un marteau-pilon, même si ça paraît disproportionné. Il est bien possible de ricaner sur le complexe de castration, sur la peur que les femmes inspirent aux hommes, soit, mais si les mots ont un sens, « anéantissement », ça vous inspire quoi ?

     BABY MILLENIUM  1, 2 et 3 : (…)

     BARNABÉ : Je ne suis pas en train de comparer cette campagne pour l’anéantissement du désir masculin à un génocide, je connais le truc des points Godwin. C’est beaucoup plus subtil que ça.

     Un moyen plus adapté serait l’éducation. Aaaah, l’éducation ! Le beau, le noble mot. Tout le monde l’a à la bouche naturellement. Mais éduque-t-on des adultes ? Le grand Barack Obama, le prince du « cool » autoproclamé, l’idole des bien-pensants, celui qui n’a rien fait contre le lobby des armes à feu quand il était président des États-Unis, quand on l’interrogeait sur les bavures de policiers blancs tirant sur des adolescents noirs et sur le racisme en général, répondait : « Le racisme ? Mais c’est culturel. Ça disparaîtra tout seul, dans vingt ou trente ans, quand les jeunes d’aujourd’hui seront devenus des adultes ». Ben voyons.

     Et les professeurs et les beaux esprits n’y croient pas non plus, à l’éducation. Comment éduquer des adultes de toute façon ? Ils sont conscients des limites de leur savoir. J’extrapole peut-être, mais pour moi, Françoise Héritier ressemble aux scientifiques d’ Orange mécanique, le film de Stanley Kubrick tiré du roman d’Anthony Burgess. Ces scientifiques, aux ordres d’un gouvernement prétotalitaire, doté d’un programme d’éradication de la délinquance pour faire bonne mesure, veulent « rééduquer » Alex, le jeune voyou épris d’ultraviolence et de Beethoven, grâce au traitement Ludovico. Sur le modèle des réflexes pavloviens, il s’agit de lui inculquer l’aversion pour l’ultraviolence et le viol au moyen de drogues qui le rendent malade dès qu’il aperçoit des scènes de ce genre. Le traitement réussit, sauf qu’Alex, à la fin (à la fin des péripéties où l’a conduit son allergie à la violence, le rendant ainsi inapte à toute forme d’autodéfense, incapable de se défendre contre les agressions de la vie sociale), retrouve le goût de l’ultraviolence et du viol : le conditionnement psychologique a échoué.

    Éducation ou anéantissement ? Le meilleur moyen d’anéantir le désir, finalement, c‘est peut-être de l’assouvir…

    BABY MILLENIUM  1 : Et voilà, encore une pirouette.

    BABY MILLENIUM  2 : Excusez-moi, j’ai dormi. Quand je me suis assoupi, ça ressemblait à un long pensum qu’il s’apprêtait à nous débiter. Il a dit quelque chose d’intéressant ?

    BABY MILLENIUM  3 : Penses-tu ! Une simple fumisterie, comme tout ce qu’il nous raconte depuis le début. Une pitoyable tentative pour se justifier a posteriori. Vraiment pathétique…

    BABY MILLENIUM  1 : C’est de l’Amorphitude d’Ottenburgie !

    BABY MILLENIUM  2 : Qu’est-ce que c’est ?

    BABY MILLENIUM  1 : Amorphe d’Ottenburg, c’est une pièce de Jean-Claude Grumberg qui date de 1970. Le personnage principal de la pièce, c’est un grand dadais mutique et débile mental, sur lequel s’attendrissent ses parents, un couple royal d’un royaume imaginaire et moyenâgeux. Ils font des efforts extraordinaires pour s’extasier sur ses capacités intellectuelles, alors qu’il n’en a aucune. Il est l’aîné, le dauphin, donc le préféré. Ses frères, l’intellectuel à lunettes et le sportif ferraillant, ont beau dénoncer son imbécillité congénitale, rien n’y fait : il ne sait pas même prononcer son nom, mais il est appelé à régner. Dans le royaume, une guerre civile fait rage, tandis que le roi consulte fiévreusement et de manière obsessionnelle son « Saint Livre des Comptes », qui lui annonce que la situation est mauvaise, très mauvaise, et que la banqueroute est proche. Alors, inspiré et couvé par son précepteur machiavélique et bossu, Amorphe entre en action. Parce qu’il ne sait faire que cela, il tue les vieux, les handicapés, les enfants, les troubadours, les scribouillards, tous les non-productifs d’un royaume qui se portera d’autant mieux qu’il y aura moins de bouches à nourrir. D’abord indignés et révoltés par ce carnage aveugle, frères et cousins tentent d’infléchir le bras meurtrier. Mais la raison va l’emporter. La raison d’État et la raison du plus fort s’entend. Les uns se rangent et s’arrangent, ils nouent des alliances, les autres applaudissent, tandis que l’imbécile congénital accède au trône après avoir tué père et mère. Les esprits chagrins feront valoir que « le ventre est toujours fécond… » et que les choses vont continuer à empirer comme avant. Il ne serait pourtant pas exact de n’apercevoir aucune évolution, l’attardé sanguinolent a appris à articuler son nom : « A…morphe ». C’est un progrès. Mais il y a toujours des esprits chagrins.

    BABY MILLENIUM  3 : Oui, vous avez remarqué, les gars ? Ce type prétend écrire du théâtre et il ne tient aucun compte des recommandations des docteurs en théâtralogie modernes. Il préfère leur faire des emprunts sournoisement. Comme ça, l’air de rien, en espérant que personne ne s’en aperçoive.

    BABY MILLENIUM  1 : Mais nous, nous avons l’œil.

    BABY MILLENIUM  2 : Lequel ?

    BABY MILLENIUM  1 : L’œil aiguisé.

    BABY MILLENIUM  3 : Nous avons remarqué son petit manège.

    BABY MILLENIUM  2 : Nous avons repéré ses sources.

    BABY MILLENIUM  1 : Ses références.

    BABY MILLENIUM  2 : C’est du plagiat !

    BARNABÉ : N’exagérez pas, les gars. Vous savez bien qu’il n’y a pas de création sans imitation. Soit l’Art imite la nature, soit il imite les œuvres du passé. On ne crée pas à partir de rien. C’est la notion de critique créatrice, vous la connaissez aussi bien que moi.

    BABY MILLENIUM  1 : Et voilà ! Encore un emprunt ! À Oscar Wilde ! Un des plus fameux théoriciens de l’Art pour l’Art !

    BABY MILLENIUM  2 : Tu es fait, mon gaillard ! Nous t’avons démasqué !

    BABY MILLENIUM  3 : Alors comme ça, Monsieur prétendait dénigrer la littérature engagée !

    BABY MILLENIUM  1 : Nous savons d’où ça vient, maintenant ! D’un mépris flagrant pour les problèmes sociaux de notre époque !

    BABY MILLENIUM  2 : D’un désintérêt manifeste et hypocrite pour la question sociale et les enjeux économiques contemporains !

    BARNABÉ : Mais je n’ai pas la solution aux problèmes sociaux de notre époque ! Ni aux problèmes économiques, d’ailleurs ! Et encore moins à la situation politique !

    BABY MILLENIUM  1 : Fais-nous rire alors !

    BABY MILLENIUM  2 : Oui, tout ça manque de rythme !

    Barnabé : Euh… Vous connaissez celle du singe, du cochon et de la gazelle qui sont sur un bateau ? Non ? Alors, voilà : un singe, un cochon et une gazelle sont sur un bateau. La gazelle tombe à l’eau. Qui, du singe ou du cochon, rit le premier ?

    BABY MILLENIUM  1, 2 et 3 : (…)

    BARNABÉ : Aucun des deux. Car le rire est le propre de l’homme.

    BABY MILLENIUM  1 : C’est nul. Ça manque toujours autant de rythme !

    BABY MILLENIUM  2 : De nerf !

    BABY MILLENIUM  3 : Ça manque de vie !

    BABY MILLENIUM  1 : Il n’y a pas d’intrigue !

    BABY MILLENIUM  2 : Il n’y a pas d’évolution psychologique des personnages !

    BABY MILLENIUM  3 : Nous sommes les créatures d’un bien piètre démiurge, faut admettre.

    BARNABÉ : Doucement, les gars. Je ne suis pas votre créateur. Je suis votre contradicteur.

    BABY MILLENIUM  1 : Que tu dis ! Tu essaies de nous embrouiller, mais nous voyons clair dans ton jeu.

    BABY MILLENIUM  2 : Nous ne sommes pas seulement tes contradicteurs. Nous représentons aussi ta conscience…

    BABY MILLENIUM  3 … qui te fait mal, alors tu essaies de nous faire porter le chapeau. Mais ça ne prend pas. Il faut faire le bien, voilà tout. Inconditionnellement.

    BABY MILLENIUM  1 : Voilà ce que c’est que de ne pas suivre les indications des docteurs en théâtralogie modernes ! On fait son mariole, on ne veut en faire qu’à sa tête, et quand vient l’échéance, quand il s’agit de montrer ce que tu sais faire : plus personne ! Rien. Le vide. Le néant.

    BABY MILLENIUM  2 : Ah, je n’aimerais pas être à sa place.

    BABY MILLENIUM  3 : C’est déjà bien assez d’être à la nôtre.

    BABY MILLENIUM  1 : Quand même. Comme ça doit tourner dans sa petite tête !

    BABY MILLENIUM  2 : Il ne sera jamais adulte, voilà tout.

    BABY MILLENIUM  3 : Mais j’y pense, les gars. Ce type prétend que l’homme blanc, hétérosexuel et occidental est attaqué de toutes parts, qu’il est mis en cause abusivement. Comment s’y prendrait-il s’il devait défendre, je ne sais pas moi, mettons, des hommes tombés à terre, contre lesquels se retourne l’opinion publique, « lynchés » par les media, comme il le prétend ; des types comme Weinstein, dont il a parlé tout à l’heure, ou comme DSK, comme Cahuzac, ou comme Gabriel Matzneff… Demandons-lui un peu comment il s’y prendrait.

    BABY MILLENIUM  2 : C’est vrai, ça. Tout à l’heure, il a fait référence à Oscar Wilde et il laisse entendre que rien n’a changé depuis cette époque. Mais Oscar Wilde, lui, savait défendre, non pas l’innocent, mais l’homme marqué par une faute morale ineffaçable. Dans sa pièce Un mari idéal, par exemple, un festival de bons mots, de répliques cinglantes, un régal de l’esprit, servi par un sens incontestable de l’intrigue et du suspens, il montre l’homme politique, d’une probité exemplaire en apparence, ayant en réalité bâti sa brillante carrière sur une escroquerie, aux prises avec les affres de la conscience morale qui le tourmente. Si la vérité est rarement pure et jamais simple, l’auteur savait en montrer différents aspects. Pas seulement l’endroit et son envers, mais aussi toute une gamme de nuances intermédiaires. Il est vrai qu’Oscar Wilde, en plus d’être un poète et un esthète, était un authentique dramaturge.

    BABY MILLENIUM  1 : Laissez tomber, les gars. Je sais comment il s’y prendrait. La ficelle est grosse et elle est archi-connue : il utiliserait les artifices de la rhétorique, l’antiphrase, l’ethos, le pathos, et le logos. Comme dans la tirade de Marc-Antoine, à l’acte III de Jules César, la pièce de Shakespeare : « Je ne suis pas un orateur… »

    Et voici ce que ça donnerait :

    « Amis, citoyens, compatriotes, prêtez-moi vos oreilles ; je viens pour ensevelir Cahuzac, non pour le louer. Le mal que font les hommes vit après eux ; le bien qu’ils font est souvent enterré avec leurs os; qu’il en soit ainsi pour Cahuzac. Le noble Mediapart vous a dit que Cahuzac était un prévaricateur ; s’il en était ainsi, c’était un grand défaut, et Cahuzac l’a grandement payé. Ici, avec la permission de Mediapart et des autres, — car Mediapart est un site d’information honorable, et ainsi sont-ils tous, tous ces journalistes honorables, — je viens parler pour les funérailles de Cahuzac. Il était l'ami du peuple français, il fut envers lui fidèle et juste ; mais Mediapart a dit qu’il était un prévaricateur, et Mediapart est un site d’information honorable. A son poste de ministre, il a poursuivi bien des exilés fiscaux, dont les amendes ont rempli les coffres publics ; est-ce en cela que paraissait la prévarication de Cahuzac ? Lorsque les pauvres ont crié, Cahuzac a pleuré : la prévarication, me semble-t-il, devrait être faite d’une plus rude étoffe : cependant Mediapart a dit qu’il était un prévaricateur, et Mediapart est un site d’information honorable. Vous avez tous vu qu’au 14-Juillet, le président François Hollande lui a présenté trois fois la Légion d'Honneur, et que trois fois il l’a refusée : était-ce là de la prévarication ? cependant Mediapart a dit qu’il avait un compte en Suisse, et à coup sûr Mediapart est un site d’information honorable. Je ne parle point pour désapprouver ce qu’a dit Mediapart, mais je viens parler ici de ce que je sais. Vous l’aimiez tous autrefois, et non sans cause ; quelle cause auriez-vous donc maintenant de lui refuser vos larmes ? Ô jugement tu t’es réfugié chez les bêtes brutes, et les hommes ont perdu leur raison ! Veuillez me supporter avec patience ; mon cœur est ici dans ce cercueil avec Cahuzac, et il faut que je m’arrête jusqu’à ce qu’il me revienne ».

    Et il serait capable de faire la même chose pour DSK, Weinstein et les autres. Non, mes amis, méfions-nous de lui, ne lui donnons pas la parole : il a le vice dans la peau, il serait capable de nous mystifier par un usage détourné des mots. C’est un sournois.

    BABY MILLENIUM  3 : Tu as raison, camarade. Ne nous laissons pas faire. Soyons sur nos gardes. Si nous lui en donnions la possibilité, je parie qu’il serait capable de nous sortir son couplet sur les faux rebelles.

    BABY MILLENIUM  2 : C’est qui, les faux rebelles ?

    BABY MILLENIUM  3 : C’est nous, pardi ! Tous ceux qui se battent pour un monde meilleur, une société plus juste, plus fraternelle, plus humaine, plus solidaire. Nous qui nous battons contre les discours simplificateurs des politiciens démagogues, les slogans haineux, contre la pensée unique, la brutalité des plans sociaux, la déshumanisation croissante due à la science qui mise tout sur l’intelligence artificielle…

    BABY MILLENIUM  2 : Mais qu’a-t-il à redire à ça ?

    BABY MILLENIUM  1 : Rien, rien du tout. Simplement, en bon qualunquiste, il récuse ce qui est, il ignore délibérément la dimension politique du vivre-ensemble. Pour lui, c’est simple : c’est nous qui sommes les imposteurs. Il considère que dans une société atomisée, face à un État-providence en crise, caractérisé par des déficits publics abyssaux et une dette publique colossale, ce sont tous ceux qui protestent, qui manifestent, qui réclament, qui ont tort : tous ceux qui font état d’une conscience politique pour contester le gouvernement en place lui font l’effet de farceurs. Selon lui, on ne peut pas en même temps lutter contre le chômage, enrichir la croissance en emplois, défendre le pouvoir d’achat, préserver le modèle social, sauvegarder la planète, protéger l’environnement, défendre les services publics, réformer la fonction publique, satisfaire les revendications des différentes catégories de fonctionnaires, des grévistes, des usagers, attirer les investisseurs étrangers, tenir compte des contraintes des marchés financiers, financer la recherche, sanctuariser les budgets des ministères régaliens, sanctuariser celui de l’Éducation nationale, créer des champions nationaux ou européens dans l’industrie et favoriser les initiatives locales, défendre les cultures régionales et promouvoir une identité européenne…

    BABY MILLENIUM  2 : Il n’a pas tout à fait tort.

    BABY MILLENIUM  1 : Mais c’est nous qui nous battons pour défendre la complexité face aux simplifications abusives des démagogues !

    Ne nous laissons pas voler notre monopole !

    BABY MILLENIUM  2 : Il faut reconnaître que ce n’est pas simple.

    BABY MILLENIUM  1 : C’est nous qui sommes tolérants. Cependant, pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance. Nous devons le forcer à reconnaître que c’est lui, l’intolérant.

    BABY MILLENIUM  2 : Oui, comme ça, c‘est plus simple.

    BABY MILLENIUM  3 : Alors Boomer, tu as encore quelque chose à dire ?

    BARNABÉ (qui paraissait usé et fatigué au début de la pièce, a désormais l’air d’une vraie loque. Il est recroquevillé dans un coin, hagard, apeuré, il a le regard vitreux, des larmes coulent sur ses joues et viennent se perdre dans sa barbe où l’on peut voir des restes de son repas. Il tremblote nerveusement. Ses contradicteurs, toujours assis à table, lui font l’effet de géants, de juges à l’aspect terrible et menaçant) : Je voulais… Je ne cherchais pas à faire du scandale. Je ne tenais pas à marcher sur les autres, je ne voulais pas empiéter sur les plates-bandes d’autrui. J’aurais aimé vous parler de mes rêves, de mes angoisses, de mes peurs. J’aurais voulu vivre droitement, selon des principes solidement établis, rester fidèle à mes rêves de jeunesse, mais je crois que je les ai perdus en route. Soit faiblesse, inconstance, frivolité de ma part, soit pour une autre raison, ça s’est dilué, ça a été englouti, comme avalé par des sables mouvants. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je ne sais plus tout ce que j’ai vécu. Ma mémoire est un fromage, mais je ne sais pas si c’est un fromage à trous ou du fromage blanc. Tout est si fragile, inconstant. Tout passe… Tiens, le jour se lève, on dirait que nous allons avoir un petit matin blême, un de ces petits matins comme on les aimait, quand les filles sortaient du Lido. Tu te rappelles, c’est à cette heure-là qu’on emballait. Non, ce n’est pas ça. « Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ? – Demande au mendiant. Il le sait. – Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore. » C’est mieux. Mais ce n’est pas de moi non plus. Je ne sais plus. Je suis fatigué.

    Je crois que je voulais… Je voulais… J’aurais voulu… Je voulais juste vivre à ma manière. Oui, c’est ça : je voulais juste vivre à ma manière. J’aurais juste voulu vivre à ma manière, sans faire de tort à personne. Mais ça n’a pas été possible. Je n’avais pas les mots. Ce n’est pas exactement que je n’aime pas la vie, mais je n’ai jamais su l’aimer comme il faut. C’est effroyablement compliqué, la vie. Par ailleurs, je ne conçois pas la vie sans la pensée, mais on ne pense pas tout seul, on a besoin de la pensée des autres. Il faudrait pouvoir trouver les mots pour s’affranchir des leçons de ses maîtres, les maîtres à penser, mais ce n’est pas toujours évident. D’ailleurs, la plupart du temps, je ne pense à rien. Mon esprit est vide. Or l’esprit, l’esprit de l’homme postmoderne est sans cesse attiré, sollicité de toutes parts et en permanence par mille petites tentations qui lui font de l’œil, qui l’aguichent avec leurs séductions tapageuses, si bien qu’à la fin, il est complètement déstructuré, éclaté, éparpillé façon puzzle. L’esprit humain a besoin d’unité. De calme et de sérénité. Je n’ai pas toujours été irréprochable, loin de là, il n’aurait peut-être tenu qu’à moi de me blinder, de me forger une âme forte, s’appuyant sur des principes solides, pour faire preuve de fermeté de caractère et de souplesse dans l’attitude avec mes semblables. Cette unité, je ne l’aperçois que dans le scepticisme. Cela ne va sans doute pas suffire. Le solipsisme est parfois la seule manière d’avoir raison contre tout le monde. On ne peut avoir raison contre tout le monde. Mais le monde est fou. Moi-même, je ne suis pas toujours très serein. Après avoir exploré et épuisé toutes les impasses de la philosophie, il reste à vivre. J’aurais aimé vivre à ma manière, pour moi avant tout. Mais ce n’est pas possible.

    BABY MILLENIUM 1 : Ok, Boomer.

    BARNABÉ : Je ne suis pas un Boomer ! Aaaargh…

    (Ils l’étranglent)

    Voilà, cher ami lecteur, nous sommes arrivés à la fin de notre petit intermède folklorique. Qu’il ne résonne pas à tes oreilles, ami lecteur, comme une menace comminatoire, mais plutôt comme un simple avertissement : nous n’avons que faire des hommes du passé, viscéralement attachés aux formes héritées du passé. Nous voulons construire une société nouvelle, avec des hommes nouveaux. Nous voulons faire changer radicalement les mentalités. Nous parlons d’ « évolution » des mentalités, pour ne pas effrayer les âmes simples, parce que les âmes simples aiment bien les paroles lénifiantes et les euphémismes. Les âmes simples croient sincèrement qu’on peut faire évoluer les mentalités, comme s’il n’existait pas de toute éternité une seule et même mentalité, qui consiste à vouloir ne pas trop souffrir.

    Nous le savons bien, nous, qu’il n’y a pas d’évolution des mentalités ; mais dites, comment ferions-nous pour asseoir notre emprise sur les hommes si nous ne les manipulions pas un peu ? Les hommes ne sont pas faits pour s’aimer les uns les autres ; ils sont là pour se déchirer, pour s’entretuer, pour un peu d’amour, un peu d’argent, un peu de gloire. Les femmes ne valent guère mieux : elles sont carriéristes, frivoles, dépensières ; les autres, celles qui ont renoncé à être des wonderwomen superactives, font semblant d’adhérer à l’ordre juste des féministes par pure paresse intellectuelle. Elles vantent les valeurs familiales, la compassion et l’empathie, le repli sur la sphère privée, la curiosité envers les autres cultures, les civilisations autres que la civilisation occidentale, parce qu’elles ont renoncé à être ambitieuses, et qu’on ne renonce pas impunément, sans une pointe de ressentiment. Ce ressentiment, elles le dissimulent sous le voile de leur bonne conscience : le mal, tout le mal, sur cette Terre et dans cette société, vient des mâles. Les femelles, après s’être reproduites, n’aspirent plus qu’à se repaître dans les délices de la bonne conscience : elles sont pures et innocentes comme le bébé qui vient de naître. Le mal, ce sont les hommes. L’idéologie, c’est la pensée des autres.

    Et nous, pour continuer à dominer et à manipuler les hommes, nous avons besoin de la candeur, de la fraîcheur des jeunes, avec laquelle ils expriment leur irrépressible et inextinguible besoin de faire la morale à leurs aînés. Nous avons besoin d’eux pour faire la chasse aux esprits réfractaires, attachés à leur liberté, irrémédiablement sceptiques. Le scepticisme, voilà l’ennemi.

    Qu’adviendrait-il de notre pouvoir si nous laissions les esprits sceptiques railler les instruments de celui-ci ? Les hommes ont besoin de croire en quelque chose : ce n’est pas la raison, ce sont les illusions qui font avancer les hommes. Les chrétiens ont besoin de croire à la charité chrétienne et à l’enseignement du Christ ; les héritiers des Lumières ont besoin de croire au progrès et à la raison. Ils ont besoin de croire que les scientifiques nous préparent un avenir meilleur. Ils ont besoin de croire que les politiciens sont animés par le souci du bien commun. Le bourgeois installé dans l’existence a besoin de croire au mythe de l’homme providentiel. L’homme providentiel a besoin de croire que son verbe, sa parole, suffiront à faire changer les choses, à réformer la société. Les poètes ont besoin de croire que les femmes valent mieux que les hommes, que la femme est l’avenir de l’homme, que tout irait mieux si les femmes prenaient le pouvoir. Les militants de gauche ont besoin de diaboliser l’extrême-droite, de croire qu’ils détiennent le monopole des valeurs humanistes et progressistes. Les bobos ont besoin de croire que les populistes sont intolérants pour revendiquer le monopole de la tolérance. Le peuple a besoin de croire que les élites et les gouvernements sont tous pourris. Les militants d’extrême-droite ont besoin de croire que les gauchistes et les élites progressistes veulent saper les fondements de leur identité…

    On n’en finirait pas.

    Nous qui savons que les hommes ont besoin d’être manipulés, nous sommes conscients que les seuls esprits réellement dangereux sont les esprits sceptiques. Avec leur manie de tout railler, ils détruisent les fondements de la vie en société. Toute collectivité a besoin de fictions qu’elle se crée, qu’elle entretient et qu’elle cultive, pour subsister.

    Seul un monstre peut voir les choses telles qu’elles sont. Un esprit lucide et qui tient à le rester, s’il est attaché à sa liberté et à son scepticisme, est condamné à la solitude. Ne le plaignons pas trop cependant : il l’a bien cherché.

Précédent
Précédent

Tu dois changer ta vie.

Suivant
Suivant

Rêve d’automne.