Margitès a du vague à l’âme.

Margitès a du vague à l’âme.

    Margitès était assis au fond du bistro où il avait ses habitudes. Tout en regardant d’un œil mi-amusé mi-attendri le ballet de la serveuse qui était jolie et fraîche comme une matinée de printemps, il tentait de noyer son vague à l’âme dans un verre de Perrier-citron. Certes, il aurait mieux fait de choisir un alcool plus fort s’il avait tenu à s’étourdir au point de rouler ivre-mort sous la table. Il tenait cependant à rester sobre, l’esprit lucide, pour essayer de déterminer quelle était la nature exacte de ce vague à l’âme. Était-ce de savoir qu’il ne réussirait jamais à faire chavirer ce cœur juvénile ? De n’avoir pas le talent qui lui permettrait d’être populaire, ou d’enflammer ses contemporains pour les appeler à la révolte contre ce pouvoir qui sans être autoritaire ni tyrannique, n’avait pourtant qu’une seule ambition : aliéner les populations sous la sainte trinité Travail-Divertissement-Consommation ?

    Il ne savait pas exactement d’où lui venait son vague à l’âme. Tout à l’heure, il avait écouté les Danses polovtsiennes de Borodine, qui lui faisaient penser aux steppes de l’Asie centrale, là même où Ivan le Terrible repoussa les derniers héritiers de la Horde d’or lors de la bataille de Kazan, la capitale des Tatars, en 1552, mettant fin ainsi à quatre siècles de domination turco-mongole sur le territoire russe. Il pensait à son ancien amour de la Russie, à cette passion qu’il avait éprouvée pour ce pays si vaste, si riches de contrastes, si violemment accordé à son esprit à la fois romantique, passionné, d’une sensibilité à fleur de peau, qui sombrait parfois dans des accès de neurasthénie ressemblant fort à une paralysie du cerveau, à une forme de mort cérébrale, à une léthargie dont il ne sortait que par soubresauts. Malgré ses origines italiennes, en dépit de sa nationalité française, il avait l’impression d’avoir l’âme plus slave qu’un Russe, de mieux comprendre cette âme slave que ses propres compatriotes avec lesquels il n’entretenait que des rapports d’une indifférence à peine polie.

    Il avait écouté aussi la valse n° 2 de Chostakovitch, et il ne savait plus exactement ce qui l’émouvait, ou l’écœurait le plus : qu’elle ait été utilisée par Stanley Kubrick dans son dernier film Eyes Wide Shut, ou qu’elle ait été galvaudée par la publicité. La publicité… Qu’est-ce qu’il avait exécré, et il continuait de l’exécrer, cette activité mercantile qui permettait à des margoulins de s’enrichir en étant plus inutiles que des mondains oisifs et des riches bourgeoises discutant, leur verre d’apéritif à la main, autour d’une piscine, des malheurs de la guerre d’un ton las et vaguement ennuyé ! Cette activité mercantile qui enlaidissait la planète, il n’y avait pas d’autre mot, en participant de l’aliénation générale ! Bien sûr, il savait qu’il y avait des choses plus graves à la surface du globe : les famines, les guerres, les massacres de civils, les viols dont se rendent coupables les soldats sur les femmes, ou pour s’en tenir à sa patrie d’élection, les pogroms contre les juifs perpétrés par les Russes ; il le savait bien, que les Russes s’étaient rendus coupables de crimes de guerre atroces, que le régime stalinien avait déporté des millions de gens dans les camps ; il n’arrivait cependant pas à en vouloir aux Russes, au peuple russe : il n’arrivait pas à se départir de l’idée que les Russes forment un peuple fier et passionné, d’une joie de vivre teintée de mélancolie qui lui était beaucoup plus sympathique que la faconde méridionale qu’il ne connaissait que trop bien, faconde teintée d’opportunisme et de servilité à l’égard des touristes qu’il ne pouvait que mépriser. La froideur des Russes, il savait qu’elle peut cacher des trésors de chaleur humaine : comme les femmes russes, le feu sous la glace, avec une religiosité mystique qu’il ne pouvait s’empêcher d’admirer.

    Il avait essayé, bordel de merde, il avait essayé d’apprendre la langue russe, il avait essayé de pénétrer, non par effraction, mais par le biais de la langue, dans cette culture qui lui était a priori si étrangère, qui représentait pour lui l’altérité radicale. Et il ne le regrettait pas : il se souvenait d’avoir transpiré sur ces déclinaisons encore plus compliquées que celles de l’allemand ou du latin, à cause tout simplement de l’alphabet cyrillique si différent de celui auquel il était habitué, sur le perfectif et l’imperfectif des verbes, sur les tournures idiomatiques, en un mot sur les difficultés de la grammaire. Il ne le regrettait pas parce qu’il avait eu sa récompense : pouvoir savourer la perfection du style des grands auteurs russes, de Pouchkine à Erofeïev, en passant par Gogol, Dostoïevski, Tchékhov, Nicolaï Erdman… Oh, bien sûr, il ne lisait pas le russe dans le texte, seulement des passages, des poèmes, comme ceux de Sergueï Essénine, et il s’aidait d’éditions bilingues. Il avait néanmoins eu l’impression, par moments, de mieux comprendre cette civilisation et cette culture si étranges. Et il avait pu découvrir des peintres, comme Ilya Répine ou Mikhaïl Vroubel, qui lui avaient donné à voir un autre monde, tout en se nourrissant de références qui lui étaient familières : Ilya Répine ne s’est-il pas formé à Paris, au contact des Impressionnistes ? Et Vroubel ne s’était-il pas inspiré d’un poème de Lermontov pour son tableau Le Démon ? il avait pu écouter la musique des compositeurs russes qui lui avaient donné à entendre le chant de l’âme slave, tant les compositions de Tchaïkovski, déchiré par ses tourments intimes, qui avait créé des œuvres pour les enfants (Casse-Noisette), aussi bien que pour les adultes (la symphonie n° 6, la « Pathétique »), que celles des compositeurs du groupe des Cinq, inspirées par le folklore russe et l’esthétique de Glinka.

    Non, il ne regrettait pas. Rien de rien, il ne regrettait rien. Ni ses erreurs, ni ses emportements, ni ses élans passionnés qui l’avaient conduit à admirer des tyrans sanguinaires comme Ivan le Terrible, ni ses approximations, ni l’imprécision dans sa maîtrise des langues, qu’il s’agisse du français ou du russe. La vie était trop courte pour la passer en regrets et en ressassements. La beauté n’était perceptible que par fragments, que par illuminations divines, mais il avait eu sa part, aussi n’était-il pas à plaindre. Il se devait simplement d’être reconnaissant.

    Mais qu’est-ce qu’il avait aimé l’histoire russe, jusque dans ses heures les plus sombres ! Ce n’était que traîtrises, félonies, révoltes matées dans le sang ! Autre chose que les coups bas et coups tordus de la politique française : ça avait quand même plus de gueule. Et comme il ne lui avait pas été donné de participer à une grande aventure comme les campagnes napoléoniennes avec leurs charges de hussards sabre au clair, ou la retraite de Russie, comme l’expédition de la 2e DB du général Leclerc depuis le serment de Koufra jusqu’à la libération de Strasbourg, ni aux combats et à la guerre secrète de l’OAS contre la perte de l’empire, à l’indéniable parfum romantique de cause perdue d’avance, il ne lui restait plus qu’à dauber sur la veulerie et la médiocrité de son époque.

    À dauber et à se souvenir : parce que dans les heures sombres de l’histoire russe, il y avait le siège de Léningrad. 900 jours à bouffer des rats et à avancer comme des zombies dans la neige, par un froid glacial, sous les bombes de l’armée allemande, tandis que l’armée rouge était aux abonnés absents, manœuvrant on ne sait où : ne fut-il pas grand, le peuple russe, grand, debout et stoïque, en ces heures sombres ? Avec en point d’orgue, la création de la symphonie n° 7, dite Léningrad, de Chostakovitch, le 9 août 1942, retransmise par haut-parleurs dans toute la ville, sans que l’artillerie allemande ne parvienne à en perturber l’exécution ? Evidemment, le 9 août, dans la mémoire collective, c’est une autre date : le 9 août 1945, les Américains larguaient une bombe atomique sur Nagasaki, trois jours après celle sur Hiroshima, pour précipiter la reddition du Japon. Et la guerre prenait fin dans un effondrement de la civilisation, les Alliés vainqueurs s’étant montrés aussi barbares que leurs ennemis pour les battre. Pourtant, écrire c’est choisir, de la même manière qu’il faut toujours choisir son camp : quelle date est la plus significative pour vous, le 11 septembre 2001, quand des avions détournés par des islamistes s’écrasaient sur les tours du World Trade Center, donnant le signal de la guerre contre le terrorisme voulue par les Américains, ou le 11 septembre 1973, quand les troupes du général félon Pinochet, soutenues et financées par les Américains, obligeaient le président démocratiquement élu Salvador Allende à se donner la mort, mettant ainsi fin, c’est assez rare pour le souligner, à une expérience de socialisme à visage humain ? Le 9 août 1945 ou le 9 août 1942 ? Margitès, quoi qu’il en eût, était bien obligé de choisir, il était bien obligé aussi d’assumer le fait que la génération de ses grands-pères s’était battue pour qu’il puisse vivre dans un monde libre ou réputé tel, car qui veut la fin veut les moyens selon le précepte de ce bon vieux Machiavel. Il était donc obligé d’être solidaire avec ces connards d’Américains, qui avec l’aide des Russes, avaient libéré l’Europe du joug nazi, et en avaient profité pour exporter leur impérialisme culturel. Mais ce qui lui mettait du baume au cœur, ce qui raffermissait le peu de foi qu’il avait en l’humanité, c’est qu’il y ait eu des génies de la trempe d’un Chostakovitch, capable de dénoncer la tyrannie sous toutes ses formes, avec une œuvre aussi belle et inoubliable que la symphonie n° 7 dite Léningrad. Chostakovitch faisait partie de ces esprits dont jamais la vigilance ne se relâche et qui sont capables de créer de la beauté même dans les pires conditions, dans le but d’alléger les souffrances, les peines et les tourments de leurs contemporains. Chostakovitch était de la même trempe que George Orwell, pensait Margitès. George Orwell aussi, dans un autre registre, celui de l’écrivain, avait traqué la tyrannie et le totalitarisme sous toutes ses formes, avec ses œuvres littéraires, 1984 et La Ferme des Animaux. Mais pourquoi Milan Kundera reprochait-il à George Orwell d’utiliser les mêmes armes que ses adversaires, en réduisant tous les aspects de la vie humaine à leur seul aspect politique ? Kundera n’avait pas tort, mais contrairement à George Orwell et à Hemingway, il n’avait pas combattu lors de la guerre d’Espagne, il n’avait donc pas la même expérience que ses illustres devanciers, expérience qui les avait conduits à considérer que pour défendre la civilisation, l’engagement politique était nécessaire, parce que tout était politique. Kundera, lui, avait eu à combattre la censure des apparatchiks communistes qui dirigeaient son pays, la Tchécoslovaquie, pour défendre la liberté de création artistique qui avait précédé et préparé le printemps de Prague, avec pour arme principale l’humour contre la lourdeur bureaucratique. Kundera aussi avait vécu à une époque où tout était politique, il le revendiquait lui-même : il avait été un hédoniste piégé dans une société politisée à l’extrême. Ce que Margitès trouvait curieux, c’est qu’un roman comme La Plaisanterie, avec sa phrase si fameuse, « L’optimisme est l’opium du genre humain et l’esprit sain pue la connerie », ait pu être salué par un stalinien pur sucre comme Aragon. Enfin, les hommes ne sont pas tout d’une pièce et les voies de la création sont impénétrables. Arrivant en France en 1975, Kundera avait découvert un pays qui, dans l’après Mai 68 et en pleine vague de libération sexuelle, était lui aussi en proie à d’interminables querelles idéologiques dans une société politisée à l’extrême. Il avait eu la surprise de constater que l’esprit français, fait de légèreté et de badinage, incarné selon lui par le roman de Denis Diderot, Jacques le Fataliste, mélange de réflexions libertines et de réflexions philosophiques, était largement oublié. Il s’était donc mis en tête de réhabiliter cette œuvre, ainsi que celles de Rabelais, de Stravinski, de Kafka et de Janacek, pour rappeler que c’est par le rire et la création qu’une petite nation comme la Tchécoslovaquie avait pu défendre son existence et sa raison d’être en même temps que la culture classique contre les prétentions de son grand voisin russe. Et son cœur se serrait à l’idée que le jour où Panurge ne ferait plus rire était peut-être déjà arrivé, comme si les moutons avaient déjà gagné et que le marché du divertissement avait déjà remplacé la grande culture classique dont l’Europe centrale avait été le foyer pendant l’entre-deux-guerres.

    Margitès aussi avait son petit cœur qui se serrait à l’idée que la culture était impuissante à lutter contre le marché du divertissement de masse, que les plaisanteries anodines pouvaient être mal interprétées, en particulier par les femmes qui pouvaient se montrer très coincées, leur suffisance étant inversement proportionnelle à leur bagage culturel, enfin que l’esprit de jeu élégant, mélange de réflexions libertines et de réflexions philosophiques, semblait avoir disparu, au profit des divertissements populaciers et vulgaires. Lui aussi était un hédoniste piégé dans une société politisée à l’extrême. Mais son petit cœur se serrait aussi quand il se souvenait que dans sa jeunesse, il avait tout mélangé, le divertissement et les films à grand spectacle, surtout quand ils étaient réalisés par des cinéastes italo-américains, le cinéma d’auteur, les bandes dessinées, la littérature la plus exigeante comme la plus triviale. Comment, dans ces conditions, aurait-il pu être crédible s’il avait prétendu être un dépositaire de la culture classique ? Son style ne s’était jamais affiné, il était toujours aussi confus et alambiqué, même s’il ne manquait pas d’ironie.

    Tout à l’heure, les gendarmes viendraient le chercher. Ce n’est pas qu’il avait comploté contre le pouvoir à proprement parler, mais en amoureux des livres, nostalgique de cette époque où la culture n’avait pas été complètement absorbée par le marché du divertissement, il s’était permis quelques plaisanteries déplacées et il ne s’était fait que des ennemis : contre les juifs, qui n’étaient plus ceux qu’il avait admirés, qu’il s’agisse des intellectuels cosmopolites de l’entre-deux-guerres, des cinéastes comme Billy Wilder ou Stanley Kubrick, ou des écrivains comme Philip Roth. Ce n’étaient plus que des intellectuels libéraux, d’une veulerie sans égale face à la colère populaire, ou des maîtres de cérémonie du divertissement des masses. Contre les macaques, les émirs héritiers de la rente pétrolière dont les investissements étrangers étaient si indispensables à la France dont les caisses étaient vides. Contre les femmes, avec des remarques déplacées sur leur physique, et dont il méprisait la compassion condescendante envers les plus humbles, et contre ces intellectuels de gauche aux indignations sélectives et à la pensée complexe quand ça les arrange (le racisme, c’est mal quand les nègres en sont victimes, mais le racisme anti-blanc, ce n’est pas grave), il avait une plaisanterie toute trouvée : Joan Baez, mais pas seulement (ça, c’est le mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient du bon docteur Freud), elle chante aussi.

Here’s to you, Nicola and Bart

Rest forever in our hearts

The last and final moment is yours

That agony is your triumph

    Il fredonnait ce refrain en mémoire des anarchistes Sacco et Vanzetti condamnés à la chaise électrique pour un crime qu’ils n’avaient pas commis, en raison de leurs idées politiques dans l’Amérique des années 1920 qui détestait autant qu’elle haïssait les Rouges : autant le racisme contre les nègres lui était indifférent, autant le racisme des Américains envers les Italiens, surtout quand ils étaient anarchistes, le révoltait. Lui aussi avait ses indignations sélectives.

    Et dans la France du début du XXIe siècle, corsetée par le politiquement correct, il trouvait qu’il était de plus en plus difficile de sombrer dans la débauche et la dépravation morale la plus éhontée. Il avait bien essayé de se foutre de la gueule du monde, de tous ces gens qui considéraient que la dignité passe par le travail, mais c’était décidément trop pour un seul homme. Il s’était fâché même avec ses parents, avec leurs amis, avec les vieux qui se plaignaient de leur santé, … En un mot, s’étant rendu odieux à tous, il n’avait plus qu’à partir. Pour bien faire, il eût fallu prendre exemple sur le Feu-follet, ce personnage inspiré par le poète Jacques Rigaud auquel Drieu La Rochelle avait consacré un roman, adapté au cinéma par Louis Malle : puisqu’il ne savait pas vouloir, sauf à vouloir ce qui arrive par la force des choses, puisqu’il ne savait pas toucher quand il tendait les mains, puisqu’il était maladroit avec les femmes comme avec les objets, il fallait, pour resserrer les liens avec ses proches qui avaient été si distendus, se heurter à l’objet, le métal froid du revolver contre sa poitrine. Ç’eût été le seul moyen de résoudre ses contradictions et de regagner l’estime de ceux qui avaient cru en lui mais dont il n’avait pu satisfaire les espoirs, faute de se donner les moyens de réaliser ses ambitions littéraires et artistiques. Il en avait lu, des pièces de Tchékhov : à un moment, on entend un coup de feu. C’est Treplev qui comprend que non seulement il ne saura pas se faire reconnaître comme dramaturge par sa mère, actrice réputée et pour cette raison, d’une redoutable exigence critique, qu’il n’aura pas l’amour de Nina, la mouette heureuse près de son plan d’eau, qui succombera au charme de l’écrivain à succès et redoutable chasseur Trigorine, mais qu’en outre, il ne pourra rien changer à l’ordre des choses. Margitès n’avait pas ce courage. Non seulement il n’avait pas réalisé ses ambitions artistiques, mais il n’avait jamais cessé de se prendre pour le Hamlet de banlieue qui se répétait déjà le fameux monologue alors qu’il était censé préparer les concours administratifs. Et pourquoi s’être livré au vice, cherchant l’amour dans le gouffre du crime ? Ce n’étaient pas les étés passés avec Proust, Montaigne, Machiavel, Baudelaire, Victor Hugo, Homère, Rimbaud ou Valéry, tandis que les hommes pratiques s’adonnaient au bricolage et au jardinage tout en admirant les sportifs et les vedettes de la société du spectacle, qui avaient pu changer les choses.

    Dans cette débâcle, une seule femme lui était restée fidèle, c’était sa psychothérapeute, avec laquelle il avait pu parler un peu de la littérature qu’il aimait, de Portnoy et son complexe de Philip Roth, d’Une trop bruyante solitude de Bohumil Hrabal, et qui lui disait qu’il était un intellectuel malgré tout, qu’il ne fallait pas baisser les bras, qu’il fallait garder espoir. Il ne voyait pas bien en quoi il était un intellectuel, sauf à être un intellectuel nihiliste, et il ne voyait pas ce qui permettait de conserver l’espoir, que ce soit à titre individuel, puisqu’il était timide avec les femmes, ou à titre collectif, la dignité humaine, dont il n’était pas un spécialiste, étant partout et quotidiennement bafouée, sans qu’il aperçût le moyen de la restaurer ou de la préserver. L’argent salissait tout, corrompait tout, y compris les sentiments les plus nobles et les plus élevés. La pureté était impossible, à supposer d’ailleurs qu’elle ne fût pas dangereuse, puisque c’est au nom de la pureté, ethnique, raciale ou idéologique, que les plus grands massacres avaient été perpétrés, contre les faibles, les débiles et les impurs.

    Il n’y avait pas de quoi être fier, et pourtant, faute d’avoir la force de caractère qui lui aurait permis de se supprimer, il partait la tête haute, escorté entre deux gendarmes. Il les suivait docilement, conscient d’avoir péché contre l’ordre et la morale, méprisant secrètement les deux pandores, deux brutes épaisses, obtuses, fermées à toute poésie, qui n’avaient nullement besoin de littérature, et qui lui rappelaient le garde d’Antigone, dans la pièce de Jean Anouilh. Tandis qu’Antigone, condamnée à être emmurée vivante par Créon pour avoir voulu ensevelir son frère Polynice, se pose des questions métaphysiques sur la mort et sur sa capacité à l’affronter sans vaciller, sur la solitude qui est désormais la sienne et qui est pire que celle des bêtes, car « deux bêtes [au moins] se serreraient l’une contre l’autre pour se faire chaud », le garde, en monstre ordinaire, ne fait que ratiociner sur des questions d’avancement et de rivalité avec les sergents d’active.

    En tout cas, s’ils espéraient le convertir par un stage de civisme et un programme de rééducation par le travail, la consommation et le divertissement de masse, et le forcer à aimer Big Brother, ils se mettaient le doigt dans l’œil – pour rester poli. Esclave peut-être, mais Margitès restait un esclave toujours frémissant, avec sa sensibilité d’écorché-vif.

    Margitès était prêt à les suivre sans faire d’histoire quand, tout-à-coup, il aperçut le visage de la jeune serveuse qui lui souriait avec tendresse et une nuance d’émotion. Il eut un mouvement vers elle, comme s’il avait voulu lui demander son adresse, pour avoir quelqu’un à qui écrire quand il serait au fond de son cachot. Puis il réalisa que ses sentiments à son égard n’étaient pas purs, qu’il était attiré par sa jeunesse, la douceur de sa peau, la fraîcheur de son épaule sur laquelle il aurait aimé poser sa lourde tête. Mais en avait-il le droit ? Elle était encore jeune et innocente, même si elle n’était probablement plus une ingénue.

    Il se ravisa. Il était seul désormais, pour affronter son absence de destin.

3 juillet 2023.

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