Ma rencontre avec le vieil homme.
Ma rencontre avec le vieil homme.
Ce jour-là, Margitès avait rencontré un homme intéressant. Un sage qui n’avait pas besoin d’avoir lu Aristote et toute la philosophie, ni Kant, Schopenhauer, Nietzsche pour faire preuve d’équanimité d’esprit.
Margitès était allé au club de tennis pour faire quelques balles au mur. Le vieil homme, arrivé peu après lui, avait commencé à s’échauffer. Margitès avait observé, envieux, sa technique maîtrisée. Puis ils avaient échangé des balles et, après avoir bien transpiré, ils avaient fait une pause pour discuter.
Margitès avait appris que le vieil homme était d’origine italienne, ce qu’il n’avait pas remarqué de prime abord parce que son français était impeccable, et il l’en avait félicité, essayant néanmoins d’éviter la flagornerie. Ç’avait été l’occasion d’un échange sur les langues. Margitès avait expliqué qu’il trouvait la langue russe très belle, surtout quand elle était mise en valeur par les grands écrivains, et il avait cité Gogol, Dostoïevski, Tchekhov, quelques-uns de ses écrivains favoris, alors qu’il savait que c’était Pouchkine, le mulâtre, qui avait sorti la langue russe de son carcan juridico-administratif pour en faire une langue littéraire.
Margitès avait ajouté que les Russes d’aujourd’hui avaient plus de facilités à apprendre les langues occidentales comme le Français et l’Anglais, parce que quand on a eu pour langue maternelle le Russe et qu’on a été confronté à l’alphabet cyrillique dans sa jeunesse, cela facilite bien des choses. Le Russe, comme l’Allemand moderne ou le Latin et le Grec anciens, était une langue avec une grammaire très complexe, avec des déclinaisons, des cas, des temps, des modes, et un esprit confronté dès son plus jeune âge à cette gymnastique intellectuelle a plus de facilités pour apprendre des langues moins sophistiquées d’un point de vue grammatical.
Margitès avait pu lui expliquer qu’il avait grandi à Nogent-sur-Marne, où les Italiens du Val Nure, recrutés par cooptation par les entrepreneurs en travaux publics de cette région, avaient construit le viaduc de la ligne de chemin de fer à la fin du XIXe siècle. Après la gare de Nogent/Le Perreux, Nogent descend en côteau vers la Marne, et le viaduc permet aux trains de passer au-dessus de l’autoroute A4 et de la Marne. En contrebas, se trouvait la maison où la police avait donné l’assaut pour tuer les derniers membres de la bande à Bonnot, René Valet et Octave Garnier, le 12 mai 1912.
Margitès était également enchanté que le grand peintre Raoul Dufy ait séjourné à Nogent pour y peindre quelques motifs caractéristiques, comme par exemple Canotiers à Nogent, ou Villa à Nogent-sur-Marne, deux tableaux de 1925.
Alphonse Daudet aussi était passé à Nogent-sur-Marne, au moment de la déroute de l’armée française dans la guerre contre la Prusse en 1870, comme il le relatait dans ses Contes du Lundi.
Enfin, il était resté une importante communauté italienne à Nogent, des descendants de ceux qui avaient construit le viaduc pour la plupart, auxquels François Cavanna avait rendu hommage dans Les Ritals (1978).
Le vieil homme avait eu l’élégance de poser des questions à Margitès pour le faire réfléchir et le mettre en valeur, bien qu’il sût qu’il n’avait certainement pas la réponse à ses propres interrogations.
Par exemple, sur le calcio italien : dans sa jeunesse, le vieil homme avait vu des jeunes qui avaient toutes les qualités pour percer et qui n’avaient pourtant pas réussi. Il y avait évidemment l’injustice du sport en général, que l’on pouvait constater aussi bien dans le sport de haut niveau que chez les amateurs. Margitès se souvenait lui-même d’un garçon qui jouait les vedettes et les m’as-tu-vu quand il était adolescent, et dont tout le monde pensait qu’il deviendrait professionnel en raison de ses dons naturels, et pourtant il n’avait pas réussi à devenir célèbre. Même si ce garçon était un peu trop sûr de lui, Margitès pensait néanmoins que le problème résidait au niveau des structures d’encadrement du sport amateur.
À l’époque de la jeunesse du vieil homme, il y avait, notamment en Italie et dans les trois sports les plus populaires dans la Péninsule, le calcio, la boxe et le cyclisme, un solide système de détection et de formation des jeunes, particulièrement ceux issus de milieux défavorisés, de réussir autrement que par l’école ; Margitès considérait, un peu hâtivement, que les structures de ce système avaient été détruites par l’arrêt Bosman de 1995, consacrant le principe de la libre-circulation des joueurs considérés comme des travailleurs. Il y avait eu un avant et un après l’arrêt Bosman : avant, il y avait un ADN du calcio italien, fondé sur le « catenaccio », un style de jeu défensif véritablement original car fondé sur des qualités propres aux joueurs de la Péninsule, qui n’étaient pas tous des artistes loin de là, un style de jeu inventé par la Grande Inter des années 1960, dont le succès lui avait valu d’être exporté et récupéré jusque chez ceux qui se moquaient facilement des Italiens tout en récupérant en douce ce qu’ils avaient créé de meilleur, comme en témoignaient les succès dans les récentes coupes du monde, ceux de la France et de l’Espagne par exemple. C’est pourquoi Margitès avait la nostalgie du championnat italien qui avait été selon lui le plus beau du monde dans les années 1980, à l’époque de sa jeunesse, quand le nombre des joueurs étrangers était limité à deux, ce qui obligeait les clubs italiens à ne recruter que des « fuoriclasse » apportant une réelle valeur ajoutée, tout en permettant aux jeunes italiens issus des centres de formation d’avoir leur chance au plus haut niveau. L’arrêt Bosman de 1995 avait mis à mal ce système, et le championnat italien était entré, sinon en décadence, du moins dans une division inférieure par rapport aux autres championnats nationaux européens.
Le vieil homme ne fut pas entièrement convaincu par ce raisonnement, empreint d’un chauvinisme certain, mais il le considéra avec indulgence, y trouvant au moins un point de vue personnel.
Margitès demanda alors au vieil homme de quelle partie de l’Italie il était originaire, et celui-ci répondit qu’il venait d’un petit village dans les environs de Catanzaro, en Calabre, à l’extrémité sud de la Botte, et Margitès songea, non sans une nuance d’envie et d’admiration, qu’il y avait là une montagne, l’Aspromonte où s’était déroulée une bataille, la bataille de l’Aspromonte au cours de laquelle, le 29 août 1862, Garibaldi avait été blessé et fait prisonnier, avant d’être autorisé à rentrer chez lui, sur l’île de Caprera. Il s’agissait d’une réminiscence cinématographique, que Margitès devait au film Il Gattopardo (1963) de Luchino Visconti, d’après le roman de Giuseppe Tommasi di Lampedusa. Margitès était prêt à laisser dériver son esprit vers la célèbre citation qui clôt le film : « Nous étions les guépards, les lions. Ceux qui nous remplaceront seront les chacals, les hyènes. Et tous tant que nous sommes, guépards, lions, chacals, brebis, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la Terre », une réponse triste et désabusée au cynique et opportuniste « Que tout change pour que rien ne change » de son neveu, mais ce n’est pas sur ce terrain que le vieil homme avait envie de l’entendre. Originaire d’une terre déshéritée, il avait plutôt envie de lui poser des questions sur les raisons qui, selon lui, permettaient de comprendre la pauvreté persistante du Mezzogiorno, qui avait par le passé poussé des générations d’Italiens à émigrer, que ce soit vers les grandes villes du Nord industriel, Turin ou Milan, phénomène qu’un autre film de Luchino Visconti, Rocco et ses frères (1960), avait illustré de manière poignante, ou à l’étranger, en France, en Allemagne, en Amérique notamment, et Margitès songeait alors à des films comme Toni (1935) de Jean Renoir, Profession Magliari (1959 – les « magliari » désignant ces vendeurs de tissus ambulants de provenance plus ou moins douteuse) de Francesco Rosi, ou des films de mafia italo-américains comme The Godfather (1972, d’après le roman de Mario Puzo, paru en 1969) de Francis Ford Coppola, et son célèbre thème musical, Immigrant Theme, composé par Nino Rota, pour y trouver du travail et de quoi manger à leur faim.
Pour ce qui était des explications, Margitès, légèrement désemparé pour ne pas dire complètement perdu, ne pouvait que citer les penseurs qui avaient, selon lui, cerné au mieux le problème, Leopardi et Antonio Gramsci : et ils avaient notamment pointé l’absence de société civile, c’est-à-dire d’un esprit civique et d’une conscience sociale qui auraient pu ériger des garde-fous contre les tentations d’un nationalisme xénophobe et agressif. En l’absence d’une cohésion nationale forte, quand les citoyens se ressentent plus comme des atomes que comme les parties prenantes à un projet collectif et mobilisateur, ce qui est beaucoup plus saillant dans un pays comme l’Italie, où l’unité n’a été réalisée que tardivement, à la fin du XIXe siècle, qu’en France par exemple, où la tradition de l’État centralisateur a limité les tentations extrémistes en favorisant l’égalité républicaine (même si Tocqueville a fait remarquer que cette égalité engendrait le désir de se distinguer), la tentation est grande de désigner des coupables et de s’en prendre à des bouc-émissaires. Ce qu’illustre l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite en Italie, même si la nouvelle cheffe du gouvernement a dû rapidement en rabattre sur son programme, et ses velléités d’indépendance à l’égard des injonctions de la Commission européenne sur le respect du droit communautaire européen.
Le vieil homme écouta attentivement, et ne put s’empêcher de soulever un sourcil ironique face à l’embarras de Margitès qui s’empêtrait dans ses explications. Il sentait bien que Margitès n’osait pas aller au bout de son raisonnement et surtout, affirmer franchement ses convictions. En même temps, il ne pouvait s’empêcher d’être indulgent : c’est qu’il est bien difficile d’être logique jusqu’au bout. L’inconséquence de Margitès était encore ce qu’il avait de plus sympathique, au-delà de l’effort pour apporter un début d’explication à un problème évidemment très complexe.
En revanche, le vieil homme se montra ferme et intransigeant quand Margitès essaya de se réfugier derrière des arguments d’autorité, au motif qu’il aurait voulu témoigner son admiration pour des écrivains sulfureux et anticonformistes, comme Gabriele d’Annunzio, le poète décadent, amant de la cantatrice Eleonora Duse, qui avait pris la tête d’un mouvement irrédentiste réclamant le rattachement de l’Istrie et de la Dalmatie à la fin de la Première Guerre mondiale ; Luigi Pirandello, le grand dramaturge auteur de Six personnages en quête d’auteur (1921), de À chacun sa vérité (1917), de Ce soir on improvise (1930), de Vêtir ceux qui sont nus (1922), et surtout de La Fuite, cette comédie ironique et grinçante, que Margitès avait vue au festival d’Avignon, sur la difficulté à assumer ses erreurs et à s’excuser en privilégiant les petits arrangements avec sa propre conscience, et qui devint un spécialiste de la folie, en raison de la paranoïa de son épouse, rallié au fascisme mais sans entrer en politique, une « tache » que Margitès trouvait bien dérisoire en regard de l’importance et la variété de son œuvre, poésies, essais, romans (par exemple Feu Mathias Pascal, 1904, l’histoire d’un homme qui perd son identité officielle, en profite pour voyager mais s’aperçoit qu’il n’est pas plus heureux pour autant et réintègre la société des hommes à laquelle il ne peut se soustraire, et finit à la bibliothèque pour écrire sa biographie), nouvelles (les Nouvelles pour une année, 241 nouvelles publiées en quinze volumes entre 1922 et 1937, qu’à une époque d’insouciance frivole Margitès s’était promis de lire) et théâtre, récompensées par le prix Nobel de littérature en 1934.
Une importance et une variété qui n’étaient pas sans évoquer les nouvelles et le théâtre de Tchekhov, même si bien des écrivains d’hier et d’aujourd’hui, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs ont eu une production tout aussi conséquente ; une production tellement volumineuse qu’elle n’avait jamais cessé Margitès d’être écœuré et découragé : non mais, comment rivaliser ? Et tous ces personnages ! Qu’un seul écrivain, qu’il s’agisse de Pirandello ou de Tchekhov, fut capable non seulement d’imaginer mais aussi de créer, les faisant vivre, bouger, leur donnant des biographies, des sentiments, leur faisant vivre des aventures, des drames… ces écrivains capables de se renouveler sans cesse !
Margitès qui avait déjà tant de mal avec UN personnage, le sien, dérisoire exemplaire de l’homme contemporain ; cela lui rappelait ce personnage du roman de Martin Amis, L’Information (1995), Richard Tull, naufragé de la modernité, dont le but était de perdre le lecteur mais qui avait tant de mal à faire se déplacer des personnages d’un point A à un point B. Cioran avait un jour écrit que la perspective d’avoir un biographe devrait décourager tout un chacun d’avoir une vie ; Margitès, c’était la perspective d’avoir à rendre compte de la vie, de la réalité, de la littérature, ne serait-ce que celle qu’il avait aimée, des arts de son temps, ou plus simplement de ceux qu’il avait aimés, qui l’avait découragé dès son plus jeune âge, n’avait jamais cessé de le décourager, et le décourageait encore aujourd’hui : comme l’écrivait Paul Valéry dans M. Teste, « Je revois maintenant quelques centaines de visages, deux ou trois grands spectacles, et peut-être la substance de vingt livres. Je n’ai pas retenu le meilleur ni le pire de ces choses : est resté ce qu’il a pu. »
Si Margitès s’essayait à une telle arithmétique, pour les visages, c’était simple : dans la solitude, le souvenir des visages croisés au cours de la journée, de la semaine écoulée, du mois dernier, ou d’une vie entière lui apparaissaient tous comme plus ou moins monstrueux ; pour les spectacles, il y avait La Mouette de Tchekhov, vue dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes en Avignon, Cyrano de Bergerac, vu au théâtre Mogador quand il était jeune, avec Gérard Depardieu dans le rôle-titre, et quelques autres, vus essentiellement dans les théâtres parisiens ; et il y avait tous ces films ! Tous ces films qu’il avait tant aimés quand il les avait découverts, les navets comme les chefs-d’œuvre consacrés et dont il restait si peu aujourd’hui. Margitès pouvait ainsi mesurer combien peu sage il avait été : boulimique et insatiable, aujourd’hui presque amorphe.
Et, pour compléter la trilogie des écrivains sulfureux que Margitès avait admirés, et que le vieil homme le soupçonnait d’utiliser comme arguments d’autorité, Curzio Malaparte, que Margitès avait découvert avec La Peau, que Milan Kundera qualifie d’ « archi-roman » dans Une rencontre (2009), relatant la libération de la cité parthénopéenne après le débarquement de Sicile en 1944 par les troupes américaines pendant les jours de la « peste » ( ?) de Naples, de manière âpre, avec un réalisme sans concession qui prenait le lecteur à la gorge. Malaparte qui avait également écrit Le Bal au Kremlin, une charge féroce contre l’intelligentsia moscovite et trotskiste dans l’U.R.S.S. des années 1930, ainsi que Technique du coup d’État, qui lui avait valu d’être envoyé en résidence surveillée aux îles Lipari, puis dans sa maison à Forte dei Marmi, par Mussolini. Malaparte n’avait pu s’empêcher d’en tirer gloriole : « Je me flatte d’être, parmi tous les écrivains européens, le plus haï par les fascistes, et le plus interdit dans les pays sans liberté. », ce que Margitès interprétait volontiers comme la fanfaronnade d’un histrion ; et pourtant, il aimait bien Malaparte, déjà à cause de son nom, référence évidente à Bonaparte, ce qui en disait long sur l’ego du personnage, mais aussi et surtout en raison de sa villa de Capri, dans laquelle Godard avait tourné plusieurs scènes du Mépris, avec B.B. et Michel Piccoli, d’après le roman de Moravia, un film qui incarnait aux yeux de Margitès un des sommets du romantisme désenchanté des années 1960, l’histoire d’une femme qui se met à mépriser son scénariste de mari parce qu’elle le soupçonne de l’avoir poussé dans les bras du producteur par ambition professionnelle, une histoire illustrant les difficultés d’une relation stable, équilibrée et sans nuages, entre hommes et femmes dans la société moderne, ainsi que la brièveté de l’amour fou qui ne dure jamais bien longtemps.
Margitès retenait surtout la beauté des paysages autour de la villa, dans l’écrin de l’île de Capri, magnifiée par les prises de vue surplombantes (en langage technique cinématographique, on dirait plutôt la plongée, le contraire de la contre-plongée ; enfin, Margitès, ça lui donnait surtout envie de piquer une tête dans la Méditerranée et dans les vagues rendues iridescentes par le reflet d’un soleil éclatant, tout aussi menaçant qu’un ciel de tempête en raison de sa fixité immuable), dans la chaleur de l’été, la végétation balayée par une légère brise, comme une quintessence de légèreté dans un monde en proie à la méchanceté et à la corruption.
Le vieil homme constata que Margitès n’avait pas envie d’être sérieux, que son admiration pour ces écrivains ne se confondait pas avec une acceptation sans réserves de leurs travers, qu’il s’agissait tout au plus d’une tentative pour faire un pas de côté à l’égard du robinet d’eau tiède des discours officiel faisant l’apologie du vivre-ensemble, et du caractère déprimant de l’actualité avec son lot de drames et de mauvaises nouvelles. Il en conclut surtout que Margitès n’était pas un stakhanoviste du travail, ce qui n’était pas une performance, car cela n’aurait même pas échappé aux observateurs les moins affûtés de notre génération, pas plus qu’à celle d’avant ou à celle d’après d’ailleurs.
Margitès avait su conserver une étonnante simplicité, eu égard à son bagage culturel, ainsi qu’une absence d’affectation dans les manières qui dénotaient un naturel bon et généreux, un peu trop si l’on considérait le nombre des filous, des vauriens, des rats crevés, des technocrates compassés, des féministes coincées, de racailles et de canailles en col blanc qui l’entouraient. Il avait cherché à profiter de la vie, même s’il s’y était pris maladroitement.
Le vieil homme se plaignit ensuite d’une douleur à l’épaule, une tendinite qui l’obligeait à pratiquer le tennis en douceur, mais Margitès avait bien remarqué qu’il savait faire le coup de passer la balle entre les jambes. Sacré farceur, va ! Les vieux, il faut toujours qu’ils se plaignent de leur santé, et puis ils ne peuvent s’empêcher de faire un peu d’esbroufe pour montrer qu’ils ont su rester jeunes et ne s’en laissent pas compter. Margitès, qui avait toujours été bon public parce qu’il n’avait pas le « chic », n’avait pu s’empêcher de se montrer admiratif.
Le vieil homme parla ensuite de son rapport avec Paris, qu’il avait tout de suite aimée dès son arrivée, parce qu’il y avait trouvé du travail mais pas seulement : c’était aussi une histoire d’amour qui l’avait amené là, plus précisément du côté d’Enghein.
Alors Margitès avait pu parler de son amour de l’Italie, de son cinéma, de sa littérature, de ses écrivains, et même des Romains ! Il avait en effet lu récemment un article à propos du Panthéon de Rome, dont on ne sait toujours pas à quoi il sert – sauf Margitès, qui y rangeait ses dieux, les maîtres de la satire qui se moquaient pas mal des attitudes, des convictions, et des certitudes morales de leurs contemporains – mais qui a surtout la propriété étonnante de s’ « autorégénérer », n’ayant jamais fait l’objet d’une restauration en près de deux mille ans d’existence. Des scientifiques du M.I.T avaient mis en évidence que le béton des Romains, loin d’avoir été fait au hasard, était le résultat d’un mélange précis et rigoureux, porté à très haute température avant d’être refroidi, contrairement au béton à froid contemporain, de qualité médiocre, avec lequel les margoulins du B.T.P. faisaient des économies, sur le dos des clients, avec l’approbation tacite des pouvoirs publics, qui préféraient fermer les yeux, puisqu’il s’agissait pour la plupart de technocrates complètement corrompus, empêtrés dans leurs affaires d’abus de biens sociaux.
Le vieil homme tiqua, mais il s’abstint de réagir trop vivement, d’ailleurs il venait d’apprendre quelque chose avec cette histoire de béton autorégénérant que les Romains avaient employé pour construire le Panthéon de Rome. Il préféra enchaîner sur une anecdote personnelle, quand il avait eu lui-même à faire une présentation devant un parterre d’énarques dans son domaine de compétence. Il avait trouvé que les énarques étaient des gens très intelligents, très réceptifs, dotés d’un grand esprit critique mais sachant formuler leurs objections et leurs interrogations avec diplomatie.
— Manquerait plus qu’ils mordent ! songea Margitès, mais il ne dit rien : sa propre course vers les honneurs s’était arrêtée aux portes de l’É.N.A, et il aurait pu être soupçonné de ressentiment. Il se rappelait quand même que Jean-Marie Messier était une crapule et qu’avec ses rêves de grandeur, croyant pouvoir conquérir Hollywood avec ses montages financiers entre Vivendi et Canal +, il avait fait perdre beaucoup d’argent aux actionnaires, puis le scandale s’était estompé et il s’était fait oublier. Martin Scorsese, dans Le loup de Wall Street (2013), avait raconté une histoire similaire, celle de l’ascension vers la fortune d’un courtier en bourse et de ses malversations qui le conduiront à devoir coopérer avec le FBI pour échapper à la prison. Le film avait été un gros succès commercial. Margitès, qui n’était qu’un homme ordinaire, avait d’abord été emballé par le film, le talent de Martin Scorsese, et puis il avait réfléchi : il n’y avait pas lieu d’admirer ces gens-là, ni les uns ni les autres, ni les acteurs, ni les crapules, ni les gogos qui s’étaient fait avoir. Il convenait au contraire de s’en méfier, pour conserver la capacité de s’émerveiller des joies et des plaisirs simples de la vie.
Margitès parla alors de sa découverte du pays natal de ses ancêtres, du petit village de Chiusa di Pesio, que l’on découvre après avoir passé le col de Tende en venant de Nice, traversé les villages de Limone Piemonte et de Vernante, avec son musée de Pinocchio, dans la vallée Vermenagna en direction de Borgo San Dalmazzo puis, sans aller jusqu’à Cuneo, les villages de Boves et de Peveragno. Ce village entouré de hautes montagnes, la Bisalta, la Marguareis, le monte Viso, et toutes ces vallées du Cuneese, les vallées Vermenagna, de la Bisalta, du Pesio, Ellero, Corsaglia, Casotto, Mongia, Tanaro au sud de Cuneo en direction de Mondovì, les vallées du Gesso, Stura, Grana, Maira, Varaita, la vallée du Pô, le grand fleuve qui prend sa source au pied du monte Viso, les vallées Pellice, Germanasca, Chisone, de Susa, et Sangone à l’ouest, que l’on peut admirer dans le coucher de soleil de l’automne quand l’air est déjà transparent de fraîcheur, à l’ombre de ces montagnes qui protègent les habitants de cette terre douce, sillonnée par les canaux entourés de rangées de peupliers, avec les cours des longues rivières, le Tanaro qui va jusqu’à Alessandria, la Stura et le Pô entamant son long cours vers l’Adriatique, là-bas, vers Ferrare et Rimini.
Ces montagnes qui ne sont jamais plus belles que dans la brume de l’automne et du printemps, quand le soleil vous chante au cœur et que vous vous apprêtez à partir en promenade, visiter des églises et des chapelles, des oratoires et des hameaux à l’architecture alpine traditionnelle, décorés par des artistes locaux, Antonio di Monteregale (XVe siècle), Giovanni Canavesio, Giovanni Baleison, Giovanni Mazzucco, Sirio di Sale Langhe, Amedeo Albini, Segurano Cigna, Sebastano Fuseri, Guglielmo Fuseri, Rossigolo, certes pas aussi célèbres que les grands artistes de la Renaissance, les Michel-Ange, Leonard, Raphaël, les toscans, les vénitiens et les lombards.
La journée était maintenant bien avancée, ils avaient longuement parlé et échangé d’agréables souvenirs. Un rare moment de chaleur humaine. Ils se saluèrent puis reprirent leurs chemins respectifs, chacun de son côté…