Névrose de Margitès.

Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages

Névrose de Margitès.

    Margitès, qui se prenait pour Dieu, était lancé dans une méditation sur la vanité des efforts et le vrai luxe. Le luxe, c’était le calme après la tempête, la sérénité après le stress, la joie de nature spirituelle d’être au monde, un parmi les autres, après avoir épuisé les plaisirs charnels. La joie lui venait comme une épiphanie, dans cet état de demi-conscience qui caractérise la digestion, en regardant ses longs bras frêles, qui avaient cependant été capables d’accomplir des travaux de force, sinon de précision, et ses mains, ses chères mains, qui n’étaient cependant pas en mesure d’écrire le grand roman dont il rêvait, un de ces gros pavés qui l’aurait placé à l’égal des grands sur les rayonnages des bibliothèques. Il n’était capable que d’efforts brefs et sporadiques ; il avait une sainte horreur des travaux préparatoires, bien qu’il en eût fait beaucoup, et du devoir d’information qui permet d’être précis et nuancé. Il aimait trop flâner, se promener, laisser dériver son esprit au risque de la gamberge, il aimait être surpris, même si les bonnes surprises ne durent jamais longtemps, il aimait la nouveauté, même si paradoxalement, il la trouvait dans les grandes œuvres déjà écrites, les classiques qui n’ont jamais fini de dire ce qu’ils ont à dire, parce que le passé était un conglomérat informe de papiers, de classeurs, de livres, de notes, mélangeant allègrement réflexions personnelles et citations, pas toujours nettement séparées, comme ses souvenirs se confondaient avec des souvenirs de fictions : il avait vu tel film à tel endroit, Huit et ½ sur un cinéma du parvis de Beaubourg, dans le même cinéma où il avait vu Eyes Wide Shut de Kubrick, et Le Messie de William Klein, sur une musique de Haendel… Il y avait beaucoup de Klein : William Klein, Yves Klein, M. Klein… Il y avait trop de Klein, et pas assez de clins d’œil.

    Il avait donc été sur le parvis de Beaubourg, dans sa lointaine jeunesse, il avait visité l’atelier de Brancusi, dont il aimait les formes lisses, oblongues, qui appelaient la caresse ; plus tard, il avait vu une exposition consacrée à Paul Klee, c’était en mai 2016. L’exposition était divisée en 7 parties : 1. Les débuts satiriques ; 2. Klee et le cubisme ; 3. Le théâtre mécanique : une dénonciation du rétrécissement de la vie intérieure à l’heure de la rationalisation industrielle ; 4. Klee et les constructivismes : à propos des dogmes du Bauhaus, il notait que les lois ne doivent être que les bases sur lesquelles il y a possibilité de s’épanouir ; 5. Regards en arrière ; 6. Klee et Picasso : La Belle Jardinière ; 7. Années de crise : Insula dulcamara. Paul Klee, Margitès lui était reconnaissant pour s’être intéressé à l’écriture et aux dessins des fous, c’est-à-dire aux moyens d’expression de ceux qui sont considérés comme des fous parce qu’ils n’acceptent pas la distinction entre les normaux et les anormaux, parce qu’ils sont des exclus du mode de vie dominant, de ce fascisme de la norme – bien-pensance, rationalisme desséchant – avec lequel les « insiders » oppriment les « outsiders ». Faut-il rappeler que l’homme n’est pas un homo œconomicus, mais un être de chair et de passions, au mieux un être rationnel qui s’énerve quand on lui demande d’être raisonnable ?

    Un peu plus tard, en octobre de la même année, il avait visité l’exposition consacrée aux artistes anticonformistes russes de la seconde moitié du XXe siècle, et là, il avait été carrément emballé : le « cézannisme fascisant » du groupe Mukhomor, c’était une belle trouvaille. Cézanne lui-même n’avait-il pas déclaré qu’il fallait brûler le Louvre ? Eh oui, il fallait brûler toutes ces vieilleries, se libérer des formes du passé pour trouver sa propre forme, ce qu’avaient parfaitement compris aussi bien Cézanne que les joyeux drilles du groupe Mukhomor. Quant à Margitès, il avait été beaucoup trop respectueux de ces formes qui venaient du passé, qu’il s’agisse de littérature, de cinéma, ou de peinture… Un peu psychorogide, le Margitès.

    Ayant négligé d’écrire un roman sur l’impossibilité de l’amour dans sa jeunesse, il se prenait parfois à rêver de poser sa lourde tête sur les genoux d’une femme aimée pour ne penser à rien. C’était malheureusement impossible : le fait eût été trop inhabituel pour qu’il eût pu ne pas y penser. Et pourtant, l’amour était impossible, c’était là l’une de ces évidences trop aveuglantes pour qu’il prît la peine de l’expliquer. Il en avait lus, des romans d’amour, comme L’amour monstre de Pauwels, et il avait en vues des comédies sentimentales sirupeuses : ça n’est jamais sans nuages, ça finit bien souvent avec des Scènes de la vie conjugale, or quand on a eu la chance de voir un ou plusieurs films de Bergman, ce qui vient après paraît bien fade et bien sot. Il ne reste que les inepties et les couillonnades, qui n’ont d’autre prétention que de nous faire rire. La création était ratée. Les créations de Margitès étaient à l’image de cet univers, né d’une formidable déflagration d’énergie dans un dé à coudre, harmonieux en apparence, car qui eût pu nier que les astres, les étoiles, les planètes, les continents, les océans, les forêts, les montagnes et les fonds marins manquaient d’harmonie ? Mais quand on y regardait de près, ça pullulait de vices de forme et de droits d’auteur. La propriété privée allait de pair avec les imperfections mineures qui empêchent de succomber à l’ennui d’une création parfaite. Et pourtant, elle tourne… Il y a des gens qui s’aiment et qui se déchirent.

    Était-il trop déconnecté des réalités ? Il lui semblait au contraire qu’il ne savait que trop à quoi s’en tenir à propos de la réalité dans ce qu’elle a de plus prosaïque, même si le réel, il ne savait pas exactement ce que c’était. Le monde était sa volonté et sa représentation, c’est entendu, mais le réel, c’était comme l’espace et le temps, bien difficile à définir. Alors il se prenait à rêver qu’il était le réalisateur de Huit et ½ qui plane au-dessus des voitures de l’embouteillage, qui s’envole dans les airs avant d’être rattrapé à la corde pour être ramené de force sur Terre. In the merdum. Il fallait dire et faire quelque chose, il avait des comptes à rendre. Il avait pourtant bien du mal à écrire pour exister. Il avait aimé se promener sur le bord de mer, au milieu de la foule, l’été, ce qui était curieux de la part de quelqu’un qui se piquait d’être misanthrope, on aurait plutôt attendu de lui qu’il s’y promène l’hiver, ombrageux et solitaire, dans le vent mauvais, quand les vagues sont déchaînées. Il avait aussi aimé se promener sous les arbres verts du Champs-de-Mars comme aux abords du jardin du Luxembourg, à l’heure nocturne où les chances de rencontrer quelqu’un sont moindres, où planent au contraire les ombres des fantômes du passé, ces grands noms avec lesquels il se sentait si bien, et qui le consolaient de n’appartenir ni au microcosme ni aux coteries littéraires. La solitude ne lui convenait pas si mal, c’était une question d’habitude, même s’il avait toujours ces crises d’angoisse imprévisibles qui lui faisaient alors cruellement ressentir le besoin d’une compagnie, en particulier celle des êtres chers, même si les rapports étaient parfois conflictuels. Trouver le ton juste, c’était une des plus grandes difficultés de la vie en société : ni trop près ni trop éloigné, ni trop familier ni trop pédant… Il avait bien entendu parler de la crise de l’intelligence qui pointait la difficulté des élites à se réformer, du hasard et de la nécessité : il convenait donc de vivre en bonne intelligence avec ses semblables, ce qui n’avait rien d’une évidence. Avec le bon sens, chacun voit midi à sa porte. Et vu que c’est avec son intelligence que chacun juge, l’esprit critique ne favorise guère l’harmonie universelle.

    « Il n’y a que deux sortes de personnes absolument fascinantes : celles qui savent absolument tout et celles qui ne savent absolument rien. » Margitès se souvenait qu’il avait adoré se promener dans les rues de Londres, guidé par les lumineux aphorismes d’Oscar Wilde grâce auxquels il trouvait la vie plus brillante ! et aussi de se remettre en cause : « Un homme qui moralise est un hypocrite. » Vu qu’il ne pouvait s’empêcher de moraliser, ou tout au moins de réprouver certains comportements, malgré tous ses efforts pour essayer de ne pas juger les autres, il était hypocrite, il était un Tartuffe comme les autres. Il n’y avait pas que les beautés du Ciel, il n’y avait pas que les valeurs spirituelles, que diable ! Qu’il était donc difficile d’être philosophe dans une société matérialiste au dernier degré : cela aurait été beaucoup plus facile dans les steppes de Sibérie ou sur les bords du fleuve Amour. « Être bon, c’est être en harmonie avec soi-même ; la discorde, c’est être forcé d’être en harmonie avec les autres. » Comme Margitès comprenait cela ! Comme il comprenait que Nietzsche, alors qu’il errait dans les rues de Turin par cette froide matinée du 3 janvier 1889, fût devenu fou en voyant un cocher battre son cheval, avant de se précipiter à son cou pour l’embrasser en pleurant et défendre quiconque de l’approcher ! Comment peut-on être raisonnable quand on a lu Dostoïevski ?

    Comment Margitès lui-même pouvait-il être raisonnable, alors qu’il avait lu Dostoïevski et Nietzsche, et qu’il voyait les noms de ceux qui étaient en tête des ventes de best-sellers ? Quand il voyait les œuvres de ses écrivains favoris passées à la moulinette des adaptations grand public, dans le but de faire de l’argent en produisant du divertissement ? Le sens de la vie consiste-t-il à s’adapter ? La réponse est : Non. Philosopher, c’est dire non. Et Margitès se souvenait d’Enrique Vila-Matas, un spécialiste en Bartlebys, un de ses écrivains favoris entre autres parce qu’il n’avait fait l’objet d’aucune adaptation, qui affirmait que la littérature du futur serait une littérature du Refus.

    C’était évidemment plus facile à énoncer qu’à réaliser, même si Margitès reconnaissait qu’Enrique Vila-Matas y arrivait très bien. Mais quand il voyait que même des œuvres comme l’Ulysse de Joyce et La Pornographie de Gombrowicz avaient fait l’objet d’adaptations pour le cinéma et la télévision ! Non, ce n’était pas possible ! En même temps, ça le dédouanait un peu, Margitès, d’avoir fait, en plus de ses solécismes en conduite, de nombreux emprunts aux œuvres de fictions qu’il avait tant aimées, qu’il s’agisse de livres ou de films. Et il se souvenait de ses pastiches de sa jeunesse, qui n’étaient pas tous bienveillants loin de là, dans lesquels il s’en prenait à ses têtes de Turc préférées, comme Marguerite Duras et BécHameL. Enfin, il y en avait beaucoup d’autres, tellement que Margitès préférait s’en remettre à cette affirmation générique : l’erreur est multiple, comme le sont les têtes de Turc, tandis que la beauté est grecque, dionysiaque et apollinienne, ainsi que le rappelaient Nietzche et Oscar Wilde.

    Cependant, même s’il avait été ému par les ruines antiques, à Delphes, à Olympie, à Sparte et à Mycènes, en Crète et à Athènes, Margitès n’avait pas seulement promené ses névroses en Grèce. Il se souvenait de cette phrase de Dostoïevski : « Saint-Pétersbourg est une des villes les plus préméditées au monde. » Voulue par Pierre le Grand, qui souhaitait faire de sa capitale une fenêtre tournée vers l’Occident, ses larges avenues rectilignes provoquaient des névroses chez ses habitants, comme en témoignaient les œuvres littéraires des grands romanciers russes du XIXe siècle, Pouchkine, Gontcharov, Gogol, Tolstoï, Dostoïevski, qui savaient également faire la satire des mœurs de leurs contemporains, créant parfois des mythes littéraires, comme l’Eugène Onéguine de Pouchkine, l’Oblomov de Gontcharov ; la satire de la bureaucratie russe, des fonctionnaires et des mœurs obscurantistes héritées de la société patriarcale apparaissait dans des œuvres comme Les Âmes mortes de Gogol ou les Golovlev de Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine et Les Frères Karamazov de Dostoïevski, pointant le manque de caractère, l’avilissement du sens moral, la corruption, la perversion et le mensonge, sous diverses formes et à divers degrés, ainsi que la tyrannie des puissants et l’esclavage rampant de ceux qui leur obéissent.

    Margitès, qui n’avait pas un sens moral excessivement développé, avait vu ses illusions se dissiper dans les volutes de ses cigarettes, aimant à citer Oscar Wilde : « A cigarette is the perfect type of a perfect pleasure. It is exquisite and il leaves one unsatisfied. What more can one want ? ». Pour la tyrannie également, il s’en remettait à Oscar Wilde : « Il existe trois types de despotes. Il y a le despote qui tyrannise le corps. Il y a le despote qui tyrannise l’âme. Il y a le despote qui tyrannise à la fois le corps et l’âme. Le premier s’appelle le prince. Le deuxième s’appelle le pape. Le troisième s’appelle le peuple. »

    Quant à ceux qui osaient s’en prendre aux tyrans des États lointains, à des milliers de kilomètres de chez eux, bien à l’abri derrière leurs claviers, il les considérait comme des révolutionnaires de salon, des rebelles pour de rire.

    Margitès avait un autre problème : en tant qu’intellectuel critique, son devoir était d’interpeller le pouvoir politique sur les enjeux éthiques majeurs de son temps. Il ne le pouvait pas, entre autres parce qu’il n’avait pas accès aux media pour dénoncer les scandales et les atteintes à la dignité humaine qui pourtant se multipliaient en ce début de XXIe siècle. Il y avait au moins une autre raison : il était un adulte corrompu, qui en raison de son absence de métier, le plaçait par-delà le Bien et le Mal. Il considérait donc qu’être adulte, c’était assumer l’existence du Mal comme faisant partie des réalités humaines incontestables.

    Il se souvenait d’Oscar Wilde : Une seule chose est pire que l’Injustice, c’est la Justice qui n’a pas son glaive à la main. Sans Force, le Droit agit pour le Mal. » et de Blaise Pascal : « Au lieu de faire que ce qui fut juste fut fort, on a fait que ce qui fut fort fut juste. » Il convenait donc d’assumer l’injustice de la vie sociale, et il considérait que ceux qui protestaient au nom de la justice étaient des farceurs qui recouraient à des arguments d’autorité pour défendre des intérêts corporatistes, sans avoir pris la peine d’étudier L’Éthique à Nicomaque d’Aristote, ni La Théorie de la Justice de John Rawls, un des sommets contemporains de la philosophie politique et morale contemporaine, dans lequel le penseur américain, tout comme Camus, cherchait à réconcilier les principes d’égalité et de liberté. C’était notamment le cas des fonctionnaires de France, mais aussi de ses amis prolétaires, grands amateurs de sport, qui n’étaient pas à plaindre et vivaient plutôt bien. Ils étaient tous à la recherche de leur identité, or un des éléments de leur identité aurait précisément consisté, au lieu de leur acheter des produits dérivés, à se moquer de ces sportifs de haut niveau dont les succès étaient instrumentalisés par le pouvoir politique pour masquer les conséquences sociales de leurs réformes et promouvoir un hypothétique vivre-ensemble : les sportifs de haut niveau créaient des marques à leur effigie, ou devenaient les égéries de marques célèbres, pour faire du « business ». Le sport de haut niveau, loin de véhiculer des valeurs de solidarité, était plus que jamais un opium du peuple, quand il n’était pas le théâtre d’affrontements entre mercenaires mus par l’appât du gain, au profit de dirigeants, de fédérations, et de chaînes de télévision qui avaient transformé ce qui n’était qu’un jeu au départ, sous le poids de la pression d’enjeux financiers considérables, en un vulgaire divertissement permettant aux passions populaires de se déchaîner.

    Margitès, en tant que rebelle sans cause, n’était pas seulement sceptique à l’égard de ces divertissements : il réprouvait également les revendications des femmes. Quand celles-ci n’étaient pas des féministes hystériques, intégristes et intolérantes, utilisant les sciences sociales à des fins idéologiques, elles faisaient la gueule, hautaines et méprisantes, attentives seulement à ce qu’on ne leur fasse pas des remarques sur leur physique, comme si elles avaient possédé des qualités intellectuelles qui eussent pu inspirer autre chose que de la pitié et de la commisération. Les femmes que Margitès avait croisées, fréquentées ou écoutées étaient bien loin de ressembler aux héroïnes romantiques des œuvres littéraires du XIXe siècle. Elles admiraient les sportifs et les chanteurs de variétés dont l’ambition consiste à apporter du bonheur aux gens. Non seulement Margitès ne croyait pas beaucoup cette histoire de bonheur dont le secret aurait été détenu par des crétins médiatiques, mais il n’avait pas de bonne nouvelle à apporter aux femmes. Là encore, Margitès en tenait pour Oscar Wilde : « Les femmes, comme l’a dit un Français plein d’esprit, nous inspirent le désir de réaliser des chefs-d’œuvre et nous empêchent toujours de les mener à bout. »

    Il se souvenait également de Par-delà le bien et le mal. Pour une philosophie de l’avenir (1886), de Nietzsche, dans laquelle le philosophe errant s’en prenait à l’esprit du troupeau, au démocratisme mou, à la propension des masses à agir sans réfléchir, à la manière des moutons de Panurge, dont découlait un nivellement par le bas, une morale terne d’esclaves, signe de la décadence de notre civilisation, face à laquelle Nietzsche en appelait à un perspectivisme moral selon lequel on ne peut appliquer la même morale à tous : les hommes supérieurs étant ceux qui peuvent inventer leurs valeurs, se poser et s’assumer comme supérieurs aux autres. Face à la démocratie montante, Nietzsche voulait réintroduire une aristocratie intellectuelle et morale.

    Margitès se souvenait également de Schopenhauer : « La solitude offre à l’homme intellectuellement haut placé un double avantage : le premier, d’être avec soi-même, et le second de n’être pas avec les autres. On appréciera hautement ce dernier si l’on réfléchit à tout ce que le commerce du monde apporte avec soi de contrainte, de peine et même de dangers. » Il se souvenait de cet écrivain qui lui avait dit qu’il ne savait pas se faire mal. C’était exact, mais il n’avait pas besoin de lui pour le savoir. Il préférait le commerce de Schopenhauer et des philosophes réactionnaires à celui des écrivains contemporains. Il éprouvait ce désir du Solitaire qui consiste à ne pas trop fréquenter les petits marquis du microcosme, les gens en place qui le regardaient de haut parce que lui-même n’avait rien à vendre, tandis qu’eux étaient pris dans les rouages du commerce contemporain.

    Il se souvenait également qu’une des références préférées de la gauche morale était Albert Camus. Il avait aimé Camus dans sa jeunesse ; mais il le tenait pour un philosophe de classe de Terminale, et en tout état de cause, il lui préférait Cioran. Évidemment, Camus assumait la tension entre la liberté individuelle et l’égalité qui procède du souci de la justice sociale. Mais ceux qui l’invoquaient étaient généralement hémiplégiques, oubliant soit l’une, soit l’autre des deux éléments de l’équation. Il se souvenait que pour sa pièce Les Justes, Camus avait beaucoup emprunté aux Possédés de Dostoïevski : mais tandis que Dostoïevski dénonçait ces nihilistes socialistes de la fin du XIXe siècle, Camus défendait ces anarchistes prêts à mourir afin que puisse se lever pour l’humanité une aube nouvelle. Margitès était sceptique, non seulement sur sa disposition à mourir pour le salut de l’humanité, mais également sur le fait qu’il y eut des justes autour de lui, prêts à mourir pour leurs idées : des intolérants et des intégristes, il en connaissait beaucoup, mais des grandes âmes, bien peu. Il en tenait donc pour Georges Brassens et sa chanson Mourir pour des idées :

Mourir pour des idées, l'idée est excellente 


Moi j'ai failli mourir de ne l'avoir pas eu


Car tous ceux qui l'avaient, multitude accablante


En hurlant à la mort me sont tombés dessus


Ils ont su me convaincre et ma muse insolente


Abjurant ses erreurs, se rallie à leur foi


Avec un soupçon de réserve toutefois


Mourons pour des idées d'accord, mais de mort lente


D'accord, mais de mort lente

Jugeant qu'il n'y a pas péril en la demeure


Allons vers l'autre monde en flânant en chemin


Car, à forcer l'allure, il arrive qu'on meure


Pour des idées n'ayant plus cours le lendemain


Or, s'il est une chose amère, désolante


En rendant l'âme à Dieu c'est bien de constater


Qu'on a fait fausse route, qu'on s'est trompé d'idée


Mourons pour des idées d'accord, mais de mort lente


D'accord, mais de mort lente

Les saint jean bouche d'or qui prêchent le martyre


Le plus souvent, d'ailleurs, s'attardent ici-bas


Mourir pour des idées, c'est le cas de le dire


C'est leur raison de vivre, ils ne s'en privent pas


Dans presque tous les camps on en voit qui supplantent


Bientôt Mathusalem dans la longévité


J'en conclus qu'ils doivent se dire, en aparté


Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente


D'accord, mais de mort lente

Des idées réclamant le fameux sacrifice


Les sectes de tout poil en offrent des séquelles


Et la question se pose aux victimes novices


Mourir pour des idées, c'est bien beau mais lesquelles ?


Et comme toutes sont entre elles ressemblantes


Quand il les voit venir, avec leur gros drapeau


Le sage, en hésitant, tourne autour du tombeau


Mourons pour des idées d'accord, mais de mort lente


D'accord, mais de mort lente

Encore s'il suffisait de quelques hécatombes


Pour qu'enfin tout changeât, qu'enfin tout s'arrangeât


Depuis tant de grands soirs que tant de têtes tombent


Au paradis sur terre on y serait déjà


Mais l'âge d'or sans cesse est remis aux calendes


Les dieux ont toujours soif, n'en ont jamais assez


Et c'est la mort, la mort toujours recommencée


Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente


D'accord, mais de mort lente

Ô vous, les boutefeux, ô vous les bons apôtres


Mourez donc les premiers, nous vous cédons le pas


Mais de grâce, morbleu, laissez vivre les autres


La vie est à peu près leur seul luxe ici-bas


Car, enfin, la Camarde est assez vigilante


Elle n'a pas besoin qu'on lui tienne la faux


Plus de danse macabre autour des échafauds


Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente


D'accord, mais de mort lente

    Margitès se souvenait du héros du roman de Dostoïevski, Crime et châtiment, Raskolnikov, prêt à tuer une vieille usurière pour se prouver qu’il est au-dessus des lois communes de l’humanité. Raskolnikov sera racheté, non pas seulement grâce à l’amour de la prostituée Sonia, mais aussi parce qu’après avoir avoué son crime, il ira l’expier en étant déporté en Sibérie.

    Qu’est-ce qui empêchait Margitès d’être un héros romantique ? De devenir un grand homme ? Avait-il des scrupules moraux à assassiner une vieille rombière, par exemple celle qui l’avait mis en garde contre l’idéalisation du moi ? Non, mais il savait également que ce geste ne lui permettrait pas de devenir un grand homme, pas plus qu’il ne pouvait conduire à une amélioration de la condition humaine. Cela, c’était une hérésie, et cela aurait été une imposture intellectuelle que de faire semblant d’y croire. Il ne croyait pas non plus au pouvoir de rédemption par l’amour : s’il avait tué le tyran qui gouvernait le pays dans lequel il vivait, aucune femme ne serait venue auprès de lui pour le soutenir dans cette épreuve ou tenter de le racheter en lui offrant son amour. Par ailleurs, comme il avait étudié Machiavel dans sa jeunesse, ainsi que le texte de la conférence sur le Déclin du courage de Soljenitsyne, il savait que l’homme qui gouvernait ce pays n’était pas tout-à-fait un tyran, même s’il avait confisqué la démocratie, entouré d’une cour de courtisans, qui louait sa transcendance, quand il n’avait fait qu’agir par ruse : pour déjouer les pièges que lui tendaient les médiocres sous le masque des limitations démocratiques, il lui avait fallu agir avec prudence pour imposer ses projets de réforme en contraignant la réalité objective, et en rejetant ses opposants vers les extrêmes. C’était certes un manipulateur de langage, mais grâce à cela, c’était aussi un homme exceptionnel. Mais à quoi Margitès croyait-il donc ? Il ne croyait pas en la bienveillance, il ne croyait pas au geste gratuit, il ne croyait pas à l’altruisme désintéressé.

    Il croyait qu’il s’était bien fait avoir : on lui avait dit de s’en remettre à ses connaissances, et il savait bien que c’est la philosophie politique qui permet d’établir une critique rationnelle, non seulement des discours des extrêmes, mais également du discours dominant, truffé d’éléments de langage, préparé par des armées de collaborateurs à l’attention de leurs ministres, qui mentaient comme ils respiraient dans l’intérêt du peuple et au nom de l’intérêt général, qu’ils invoquaient pour mieux défendre leurs propres ambitions personnelles.

    Il était par ailleurs entouré de gens qui n’avaient comme lui qu’un rapport distant et opportuniste aux sciences dures, tout comme l’homme ondoyant et divers de Montaigne.

    Il se souvenait de la formule de Dostoïevski : « C’est la beauté qui sauvera le monde. » Dostoïevski faisait allusion à la beauté morale. Margitès, qui n’était pas le dépositaire de la beauté morale, n’en apercevait néanmoins pas beaucoup autour de lui.

    Lui aussi était névrosé par la beauté.

    Il se souvenait d’avoir eu la chance de visiter Saint-Pétersbourg : il avait vu les longues artères rectilignes et la perspective Nevski.

27 juin 2023.

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Il colpo dell’arcobaleno ( le coup de l’arc-en-ciel)