Ma rencontre avec le président Micron.
Je rencontrai le président Micron à l’été 2022, au lendemain de sa réélection. Comme il était petit ! Comme il me semblait fat ! Pas plus petit que Sarkozy ni plus grand que Mitterrand cependant.
J’étais le rebelle sans cause et j’avais été invité à l’Elysée pour recevoir une leçon d’art politique. J’avais mis mon petit costume, et d’un pas sautillant, je m’étais rendu au Palais. J’étais tout fier de devenir un de ces visiteurs du soir dont j’avais longtemps entendu parler. Passer après Jean Semons de l’Or et Bédé le Bègue, ce n’est pas rien quand même, bien que cette fâcheuse tendance à arriver après la bataille me fasse souvent passer pour un attardé. Un retardataire, veux-je dire. Tandis que je patientais dans l’antichambre, je vis passer Brigitte qui me gratifia d’un sourire en me saluant.
Peu après, je fus introduit dans le bureau présidentiel. Le président Micron me salua d’une vigoureuse et franche poignée de main, qui me broya les os. Je me rappelai alors que j’avais toujours les mains moites et le cul merdeux, et je me demandai pourquoi. C’est le destin, me dis-je, fataliste.
- Comment ça va ? me demanda-t-il et sans attendre la réponse, il entra dans le vif du sujet. Mon cher Vivien, je n’ai pas de temps à perdre, le mien est aussi précieux que le vôtre, aussi n’irai-je pas par quatre chemins. La politique, ce n’est pas pour les agneaux ni pour les belles âmes. On ne gouverne pas innocemment. Il n’y a pas de place dans ce métier pour les idéalistes qui rêvent d’un monde meilleur. Vous avez lu Les mains sales de Sartre, non ? Alors vous voyez ce que je veux dire”.
Je voyais surtout qu’en fait de mains sales, j’avais une furieuse envie de l’étrangler, mais avec le souvenir cuisant de celle qu’il venait de me broyer, je n’avais plus de force et je n’osai me plaindre. C’était d’ailleurs bien fait pour moi. Cependant, avant de laisser le président poursuivre, j’osai timidement une objection :
- On ne peut cependant pas vivre sans idéal. Vous avez été élu sur un programme d’austérité budgétaire, et il a suffi d’une épidémie de covid pour que vous laissiez filer la dette, au « nom du quoi qu’il en coûte ». Ce sont les générations futures qui devront la rembourser. Le « en même temps », ce n’est pas sérieux.
Il ignora superbement ma remarque.
- Vous avez vu comment j’ai gagné l’élection ? Je me suis présenté en philosophe, ami des belles lettres et des livres, disciple de Paul Ricœur, j’ai parlé de la nécessité de secouer les archaïsmes et les avantages acquis, les rentes de situation, et de dépasser le clivage désuet entre gauche et droite, et hop ! J’ai atomisé les principaux partis d’opposition républicaine : la droite de gouvernement est en lambeaux et se déchire lamentablement, il a suffi pour cela que je débauche quelques-unes de ses figures les plus éminentes, celles qui ont une réputation de compétence (enfin moi, ce qui m’intéresse, c’est qu’elles soient compétentes pour causer dans le poste), et la gauche socialiste est encore plus pathétique, engluée dans une picrocholine guerre des chefs, et ç’a été encore plus facile : je lui ai simplement piqué les principales idées d’un réformisme social-démocrate et responsable, et pof, ils n’ont plus rien à dire. Que voulez-vous qu’ils disent, de toute façon, ces tocards ? Quelle alternative crédible ont-ils à proposer à l’économie libérale de marché ? Sociale si vous voulez : notre système de protection sociale, endetté comme il n’est pas permis, subventionne tous les bras cassés de la société pour leur éviter de crever de faim, vous en savez quelque chose, n’est-ce pas ?
Je crus déceler une nuance d’ironie dans ses propos, à peine adoucie par un regard perçant et menaçant qui me fit froid dans le dos. Je m’abstins donc de commenter. Il eut un moment de pause, la mâchoire serrée, volontaire, le regard perdu dans le lointain, à travers la fenêtre qui donnait sur les jardins de l’Elysée en cette belle après-midi d’été, peut-être percevait-il la pulsation de la ville, et derrière la rumeur urbaine, se disait-il qu’on attendait de lui qu’il se conduise comme un chef. Je pensais par devers moi que le presbytère n’avait rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat, et que j’avais bien de la chance d’avoir pu assister à une représentation de La messe pour le temps présent dans ma lointaine jeunesse, bien que de Maurice Béjart, je préférasse sa chorégraphie du Boléro de Ravel avec John Donn.
- Voyez-vous, j’ai de grands projets pour ce quinquennat. Le débat remporté contre la Marine nationale qui ne maîtrisait pas ses dossiers, ce n’était rien, un simple jeu d’enfants. J’ai été élu sur un programme d’orthodoxie budgétaire, de rigueur financière. Les finances publiques avaient besoin d’être assainies pour nous permettre de retrouver des marges de manœuvre à l’égard des marchés financiers. Cependant, les promesses électorales n’engageant que ceux qui y croient, quand nous est tombée dessus cette épidémie de covid, menaçant de dégénérer en quelque chose de bien plus grave que la crise financière de 2008, il a bien fallu réagir. Défiant le chœur des pleureuses et des belles âmes, j’ai tranché. Et tous ceux qui se considèrent comme des « forces vives de la nation » avec arrogance, traitant les autres d’assistés avec condescendance, sont venus me manger dans la main. Vous avez vu comment les chefs d’entreprises vivant de la commande publique ont accepté sans barguigner l’argent du fonds de solidarité pour lutter contre les défaillances d’entreprises ? Et les cadres supérieurs, les « happy few », les « winners » de la nouvelle économie, comment ils postaient sur les réseaux sociaux des photos de leurs apéros financés par l’argent du chômage partiel, pour mieux faire baver les ratés, les aigris, les revanchards ? Ainsi que je le disais déjà au lendemain de mon élection, tandis que je dînais entouré de ma cour à la Rotonde, aimant me citer moi-même et vérifiant du coin de l’œil dans le miroir que j’étais bien le plus beau, « Il ne faut être ni envieux, ni habité par le ressentiment, il faut regarder droit devant soi et marcher fièrement vers l’avenir radieux que je promets à mon peuple de Gaulois réfractaires. Je me souviens de Jean Ferrat : la porte du bonheur est une porte étroite, je vous dis aujourd’hui que c’est la porte à droite. »
Et le coup de la réforme des retraites ? Comment j’ai réussi à monter les Français les uns contre les autres, les bénéficiaires des régimes spéciaux contre ceux qui relèvent du régime général : ce n’était pas un coup de maître, ça ?
Vous avez vu comment j’ai conseillé aux jeunes de lire Marx, afin d’y trouver une alternative à l’orthodoxie ultralibérale que j’incarne ? Je défie quiconque de trouver dans Marx autre chose qu’un appel à la révolution et à la dictature du prolétariat, un sage et prudent réformisme social-démocrate par exemple, mais quand ils ont occupé leurs universités, je leur ai envoyé les CRS. « Orthodoxie ultralibérale » n’est d’ailleurs pas la formule exacte, cela relève du prêt-à-penser pour adeptes de la paresse intellectuelle, comme l’a rappelé ce cher Nicolas Zoubou… lui-même payé par Uber pour parler en bien de cette grande firme américaine dans les media français. Uber qui, je le rappelle, a pu s’introduire sur le marché français grâce à mon entregent actif et efficace, que d’aucuns appellent des négociations secrètes avec les dirigeants de la firme, dans le dos de Fraise des bois, du temps où j’appartenais à son gouvernement « socialiste ». Je n’ai d’ailleurs pas fait preuve de traîtrise, quoi qu’en disent les moralistes au petit pied qui ne savent pas qu’un homme de grande valeur, qui aurait en tête des projets inhabituels n’a aucune chance de s’imposer face aux mille pièges que lui tendent les médiocres triomphant sous le masque des limitations démocratiques ; j’ai simplement abandonné pour un temps Paul Ricoeur et je me suis souvenu de Machiavel qui rappelait que l’homme d’Etat doit faire preuve de « virtù », c’est-à-dire saisir le moment opportun pour imposer sa volonté et contraindre la réalité objective.
J’ai ensuite nommé une femme au poste de Premier ministre et un wokiste à l’Education Nationale. Aux pays des aveugles, Borgne est la reine, il n’y a rien à redire à ça, sous peine de passer pour misogyne. Quant à citer le grand poète martiniquais Aimé Césaire, « N’allez surtout pas le répéter, mais le nègre vous emmerde », est-ce bien opportun ? Il serait plus judicieux de relire la Tragédie du roi Christophe ou Le Discours sur le colonialisme, c’est plus actuel que Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau. Ce n’est pas que je sois un génie, mais la politique c’est finalement assez simple, sale mais simple. Et puis les Français sont de tels veaux, comme le disait déjà un de mes prédécesseurs dans ce bureau. Tout ce qu’ils réclament, c’est du pain et des jeux, « panem et circenses ». Vous aimez Juvénal, je crois ?
Bon, ce n’est pas tout ça, mais vous les intellectuels avec vos livres, vous commencez à me pomper l’air sérieusement. Si vous ne me flattez pas avec obséquiosité, que proposez-vous de concret ? C’est bien beau d’admirer le Dublin de Joyce, la Prague de Kafka, la Lisbonne de Pessoa ou la Trieste d’Italo Svevo, d’avoir aimé les pièces de Shakespeare, de Calderon, de Goldoni, de Tchékhov, de Strindberg et d’Ibsen, de Brecht et Pinter, de Pirandello et Koltès, d’avoir aimé les romans d’Umberto Eco et d’Antonio Tabucchi, de Manzoni et de Buzzati, de Lermontov et de Dostoïevski, de Philip Roth et de Kundera, mais à quoi cela sert-il ? Et ne me répondez pas que c’est pour connaître ces œuvres prima di morire, parodiant Socrate qui apprenait un air de flûte pour le plaisir de savoir cet air avant de boire la ciguë, je déteste qu’on fasse le malin avec moi. D’ailleurs, je sais bien que votre connaissance de la littérature en général et de ces œuvres en particulier est lacunaire et imparfaite. Vous n’avez pas l’étoffe d’un intellectuel critique, capable de m’interpeler sur les enjeux éthiques majeurs de notre temps. Vous aimez l’essai de Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine (2016), je crois ? Mais je vous en foutrai, moi, de l’impératif catégorique kantien ! Du traité Vers la paix perpétuelle ! De La critique de la raison pure ! De La critique de la faculté de juger ! Avant de prétendre oser penser, commencez donc pas penser droitement ! Même un intellectuel de la trempe de Michel Eltchaninoff, qui avec ses amis m’appelait à boycotter la demi-finale de la coupe du monde 2018 en soutien à la grève de la faim d’Oleg Sentsov, vous avez vu comment je l’ai rembarré ? J’admets que ce Oleg Sentsov a fait preuve de courage en défendant ses convictions, mais vous… vous êtes un petit monsieur engoncé dans son confort matériel. C’est sérieux, les relations internationales. Je ne vais pas mettre en danger les rapports que j’entretiens avec le président russe, les fragiles possibilités de dialogue, les maigres chances que nous avons de mettre fin à la guerre en Ukraine par la négociation, pour complaire à un roquet de banlieue en proie à ses états d’âme. Votre mal de vivre pue le faisandé. Votre mal du siècle… mais vous n’êtes pas Chateaubriand ! Quant à votre « spleen », il n’a rien de baudelairien. Vous n’avez qu’à vous prendre en main et faire quelque chose. Et prenez garde : puisque vous voulez jouer les donneurs de leçons sans avoir la hauteur de vue d’un Jankélévitch, auteur de l’Ironie et du Traité des Vertus, ni celle d’Emmanuel Levinas qui dans Ethique et infini (1982), définit la responsabilité comme une responsabilité pour autrui, alors vous devez agir de telle sorte que la maxime de votre action puisse être érigée par votre volonté en une loi universelle.
- Mais c’est impossible ! Je réalisai à quel point toute ma vie, j’avais été un objet. Objet du désir des autres, voire de mes propres fantasmes et hallucinations, j’avais toujours eu du mal à faire valoir ma volonté. C’est une véritable maladie de ne pas savoir vouloir. Mais c’est aussi un point commun que je partage avec Proust et les grands écrivains romantiques du XIXe siècle. Sauf que pour Proust, la vraie vie, la vie authentiquement vécue était la vie dans les livres. Pour moi, la vraie vie, la vie authentiquement vécue, c’était la vie dans les films, les films de cinéma, et plus particulièrement les chefs-d’œuvre du XXe siècle. Pas dans n’importe quelles conditions : au cinéma, même dans les salles d’art et d’essai, on est à la merci des autres, de leurs manies et de leurs problèmes de santé, le catarrheux, les accros au pop-corn ; alors que seul chez soi, il faut bien évidemment affronter les emmerdements de la technologie qui est loin d’être au service de l’homme mais plutôt une source d’ennuis sans fin, mais cet obstacle surmonté, on peut établir un rapport intime avec les films qui nous ont émus, exactement comme avec un livre. Le film, comme le livre, est une création de l’esprit sur laquelle son auteur a des droits. Mais quelle différence y a-t-il entre un livre et un film ? L’un et l’autre peuvent être tout aussi vivants. Il y a des films qui peuvent être aussi emmerdants que des livres, et des livres qui peuvent être aussi divertissants que des films. Dans tous les cas, cela fait de moi, à l’instar des membres de ma famille, un consommateur culturel. Il faudrait choisir, sélectionner. Je commençais à m’empêtrer quand je fus sorti de ma réflexion mélancolique par le président qui reprit vigoureusement :
- Il ne s’agit pas de rester là, hébété, à m’écouter dresser complaisamment mon propre panégyrique. Il faut arrêter de se caresser et se sortir les doigts. Vous êtes censé vous comporter comme une force de proposition pour m’aider à mettre en œuvre de grands projets pour ce quinquennat, parlez, je vous écoute.
Émergeant de ma torpeur, empêtré dans mes contradictions, attaché à mon confort matériel aussi bien qu’intellectuel, je réalisai avec peine que je devais dire quelque chose. Appréciant peu d’être bousculé, je crois que je réagis maladroitement :
- Je proposerais bien qu’on supprime tous les humoristes professionnels. Les Français en ont marre de cette dictature du rire et de la dérision qui met à mal toutes les valeurs et fait vaciller les repères. Bien qu’ayant lu La généalogie de la morale et le Gai Savoir de Nietzsche, je suis moi-même un peu perdu.
- Mais vous êtes malade ?? Les humoristes sont l’hygiène de la démocratie, le garde-fou contre les abus, le rempart contre l’intolérance, la digue contre le fanatisme… et puis le droit au blasphème et le droit à la satire sont sacrés dans notre pays. Je suis le garant de cette noble tradition… d’autant plus que ceux qui rient ou font profession de faire rire les autres l’assument à leurs risques et périls. Si un humoriste s’en prend au fanatisme religieux, si un caricaturiste s’en prend à Mahomet, et qu’en retour il se fait égorger par un djihadiste, que croirez-vous que je ferai, et toute la classe politique avec moi ? Cette cohorte de larves et de mondains qui me lèchent le cul à longueur de livres et d’antenne, se dressera comme un seul homme derrière moi, et ensemble nous invoquerons le devoir de responsabilité et le principe de précaution qui impliquent l’auto-censure pour ne pas offenser la dignité des opprimés… à plus forte raison quand ils ont la même religion que les émirs qui investissent en France, en rachetant tout ce qui a de la valeur pour en faire du « business ». Je vous rappelle que les caisses sont vides, et que nous avons besoin des investissements étrangers. Qui est-ce qui gouverne dans ce pays ? « THAT’S THE ECONOMY, STUPID ! ». Et qui est-ce qui apporte les pépètes ? Le premier que j’entends parler de macaques se prend un procès pour incitation à la haine raciale. Il n’y a que mes ministres qui ont le droit de faire des bras d’honneur quand on les place face à leurs contradictions. Sachez, pour votre gouverne, que les oligarques et les héritiers de la rente pétrolière sont les bienvenus en France. Je n’en dirai pas autant de certains de nos compatriotes. Et d’ailleurs, comme le disait ce bon vieux Vespasien, l’argent n’a pas d’odeur. Vraiment, vous n’allez pas bien dans votre tête, mon cher Vivien.
- Ah ?! Je me disais bien aussi qu’on ne pouvait pas rire de tout avec tout le monde. J’eusse mieux fait de tourner sept fois ma langue dans ma bouche avant de parler, moi.
- Je ne vous retiens pas. Vous connaissez le chemin.
Eberlué par cette leçon que je venais de recevoir, je pris congé pour rentrer chez moi et m’en retourner à mes chères études. Passant près de la tour Eiffel, je vis les vendeurs à la sauvette au milieu de la foule des touristes. Je ne sais pourquoi, mais cela me fait toujours penser à Découverte inopinée d’un vrai métier, une nouvelle de Stefan Zweig publiée en France en 1935. Zweig a bien sûr publié quantité d’autres nouvelles avant de se suicider. Quant à moi, parmi les écrivains cosmopolites de l’entre-deux-guerres, je lui préfère Hofmanstahl, l’auteur de L’homme difficile. Ma prédilection va cependant aux satiristes russes : le Gogol du Revizor, le Nicolaï Erdman du Suicidé, et Venedikt Erofeïev, l’auteur de Moscou-sur-Vodka.
Je crois néanmoins que je suis un de ces hommes sans qualités, un de ces somnambules qui ne savent pas très bien où ils vont, décrits par Hermann Broch. Pour me consoler, je peux toujours me dire que je ne suis pas l’homme d’un seul livre.