Rêve d’automne

La « passerella d’addio » de Nino Rota, 3/ 12 /1911 - 10/4 /1979 , compositeur italien réputé pour ses compositions pour le cinéma .. Parmi les partitions les plus célèbres : Parrain et Parrain II, Roméo et Juliette, le Guépard et Rocco et ses frères .

Rêve d’automne

    Venise... La lagune... un soleil pâle se couche à l’horizon, s’embrasant enfin.

    Place Saint-Marc, les pigeons sont dérangés par les hordes de touristes débarqués des paquebots de croisière pour prendre en photo les monuments que leur indique le guide : le palais des Doges, le museo Correr, le pont du Rialto, le grand Canal, l’Accademia, la Fenice, les églises. On ne voit plus les tableaux de Tintoret, du Titien ou de Véronèse, de Canaletto ou de Guardi. On n’entend plus la musique de Vivaldi, on a oublié les aventures amoureuses des libertins du XVIIIe siècle, la fuite extraordinaire de Casanova de la prison des Plombs, les films de Fellini ou de Mankiewicz.

    L’ordre règne. Les œuvres d’art du passé ont été récupérées par les marchands du temple et de la consommation qui en proposent des versions divertissantes, kitsch et accessibles au grand public. Les touristes errent comme des fantômes hagards dans les rues de la Sérénissime, mais à la recherche d’un peu d’authenticité et des souvenirs de Proust, ils préfèrent marcher sur les traces de Donna Leon, du commissaire Montalbano, et suivre les conseils des guides touristiques fourmillant de renseignements pratiques et de bons plans frelatés.

    Dans le cimetière San Michele, Stravinsky et Ezra Pound ont enfin trouvé le repos à l’ombre des cyprès.

    A l’écart de la foule, seule sur la plage déserte du Lido, devant le grand hôtel immortalisé par Thomas Mann et Luchino Visconti, une jeune femme danse nue, simplement vêtue d’un foulard. Elle a oublié jusqu’à son nom, se fichant du déclin de la civilisation comme du qu’en dira-t-on, et en elle s’incarnent toutes les femmes éprises de liberté, de joie de vivre et de gaieté, contre les embrigadements, les normes et les préoccupations sociales ou environnementales. Elle danse nue, insensible à la fraîcheur du soir qui tombe, faisant de son foulard tantôt un paréo qu’elle se met autour de la ceinture, tantôt un étendard qu’elle laisse flotter au vent en courant sur la plage et en se grisant de la caresse du vent sur son visage. Je la regarde danser car elle cristallise tous mes désirs. J’ai froid pour elle. Je voudrais aller vers elle, la prendre dans mes bras, la réconforter, lui susurrer à l’oreille : « Allons, ce n’était pas si terrible. Les épreuves, nous les avons traversées. Nous sommes toujours vivants. » Mais je ne peux pas. Je reste immobile, comme pétrifié, paralysé, ligoté par je ne sais quels liens invisibles. Alors, dans ses beaux yeux que je croyais mélancoliques et rêveurs, une lueur s’allume et elle me fixe d’un regard noir et perçant :

« Tu veux ou tu ne veux pas ? Cesse donc de tergiverser ou de te réfugier derrière des prétextes qui ne trompent que toi-même. Si tu veux, tu sais ce qu’il te reste à faire. »

- « Mais toi, tu es la beauté, la grâce, tes formes généreuses invitent à la volupté la plus innocente, à ce plaisir qu’on dit charnel, et mon désir... »

    Je suis alors bousculé par une joyeuse sarabande de saltimbanques, emmenés par un authentique clown au regard triste et désabusé (à la différence des vrais clowns qui nous gouvernent), et dont mon interlocutrice prend la tête en sautillant. Elle devient immédiatement leur reine, leur muse, leur princesse, ils ne la regardent pas sans admiration, tout en continuant à jouer de leur instrument. Je reconnais la « passerella d’addio » de Nino Rota, et je murmure « Excusez-moi, chères créatures, je n’avais pas compris que je n’avais qu’à vous aimer et vous laisser vivre ! », me prenant pour Fellini, ou pour la voix off. La folle sarabande s’éloigne vers la plage, et je ne sais plus si ces ombres me font penser à celles de Huit et ½ ou à la scène finale du 7e Sceau de Bergman.

    J’aperçois des montres molles, des tigres qui bondissent sur des éléphants perchés sur des échasses, des escargots qui escaladent des œufs, des oursins assiégés par des fourmis, des anges appuyés sur des béquilles, un Vénus à lunettes noires avec un tiroir à la place du ventre, devant une plante verte qui pourrait bien être un agave, dans un désert avec une oasis-mirage dans le lointain, des cacti et des palmiers. J’entends Dali qui prend un air offusqué, les moustaches pointant vers le ciel, sa voix qui montant dans les aigus : « Ma quel est lé rapport entre mon univers surréalistico-mystico-fantasmagorico-cosmicologico-génial et la plage dou Lido dé Venise ? » ;

    Mon regard est attiré par un décor de carton-pâte d’émission littéraire avec un présentateur en jeans et baskets, un entonnoir sur la tête, filmé par des caméras de télévision, qui chausse ses lunettes pour dire : « Bon, nous allons être sérieux cinq minutes, maintenant. »

    Gottlieb et Goscinny hochent pensivement la tête, l’air dubitatif sinon atterré : « à quoi ça sert que Ducros y se décarcasse à créer Gai-Luron et Astérix si c’est pour en arriver là ? ».

   L’émission réunit un panel d’écrivains représentatif de mécontemporains et de contemporains mécontents, français et européens, et le présentateur leur intime l’ordre de renseigner les téléspectateurs sur le sens de la vie, le rôle de la littérature, et toutes ces sortes de choses. Céline commence fort : « Cela m’ennuie de discuter avec des Juifs de sujets aussi graves. » Chardonne et Montherlant semblent opiner, tandis que Paul Morand, pourtant auteur de France-la-Doulce, rappelle que le petit Marcel ici présent est quand même leur maître à tous. S’engage alors un débat pour savoir qui est le plus grand styliste de la langue française. On cite Alphonse Boudard comme prince de la langue verte. Georges Perec trouve que ça commence à être plus barbant qu’une réunion de l’Oulipo, Sylvain Tesson ronge son frein, espérant qu’on va parler de la légion étrangère, de lord Byron, de Lawrence d’Arabie ou de la panthère qu’il a ramenée de ses vacances au ski, et Alexandre Soljénitsyne a l’air tout soulagé de constater qui ni BHL, ni André Glucksman ne sont là pour lui lécher les bottes en tant que dernier dissident de l’URSS post-stalinienne ; à moins que ce ne soit parce qu’il ne comprend pas un traître mot de ce qui se raconte, vu que son traducteur est en train de jouer scrabble avec Françoise Chandernagor et Elizabeth Badinter qui, dans cette assemblée de mecs, ont perdu tout espoir d’évoquer la condition féminine dans la société française du XXIe siècle. Hélène Carrère d’Encausse, toute heureuse qu’on n’évoque pas ses prédictions foireuses à propos de la Russie, discute avec Andreï Makine de l’humour poutinien. Milan Kundera, qui se rappelle du printemps de Prague et de l’entrée des chars russes dans sa petite patrie, désapprouve, et se rappelle avec nostalgie l’époque où Aragon et Finkielkraut l’encensaient pour La Plaisanterie. Philippe Sollers n’a personne avec qui parler de maoïsme, alors il accepte d’engager un débat avec Michel Onfray sur le marquis de Sade. Aimé Césaire murmure : « N’allez surtout pas le répéter, mais le nègre vous emmerde. », personne ne l’écoute.

    Enrique Vila-Matas dit alors que la littérature du futur sera celle du refus, et tout le monde le regarde interloqué : le refus de quoi ? Des compromissions ? Du confort matériel ? Des accointances avec le microcosme journalistico-politique parisien ? Des réseaux, des relations, des renvois d’ascenseur ? Ben, comment on fait pour réussir et se faire connaître, alors ? Il en a de bonnes, ce Vila-Matas : la littérature pure, ça existe ?

    Proust laisse échapper : « La beauté, c’est une promesse de bonheur... »

    Dans une grande bibliothèque aux boiseries anciennes et au confort spartiate, la bibliothèque infinie aux salles hexagonales, Borges, revenu de sa promenade dans le jardin aux sentiers qui bifurquent, et Umberto Eco, après avoir achevé ses travaux de sémiotique et d’esthétique médiévale, dissertent sur le rire. Borges refuse d’accepter que le rire soit le propre de l’homme, et il n’est pas certain, à supposer qu’Aristote ait rédigé un ouvrage sur celui-ci, qu’il soit bon de le porter à la connaissance des non-érudits ; alors, le malicieux et rondouillard Italien, vexé de ne rien comprendre aux spéculations métaphysiques d’une rare complexité du sec Argentin, se promet de le caricaturer dans un polar médiéval sous les traits du vénérable Jorge ; mais le labyrinthe est la spécialité de Borges, il ne se laissera pas si facilement enfermer dans la caricature destinée à faire rire les masses, il connaît la ruse des dieux qui n’ont pas permis aux hommes de concevoir un langage unifié qui leur aurait permis de s’entendre ; au contraire, la diversité des langages, censée accroître les possibilités de connaissances, n’ont fait qu’exacerber les dissensions, les querelles et les rancunes, parfois meurtrières : nous sommes tous dans une tour de Babel, et personne ne comprend jamais personne. C’est cela qui ne fait pas rire Borges, qui préfère s’intéresser aux sagas islandaises, aux desperados de la pampa de son pays ou à la Divine Comédie de Dante.

    Je suis surpris d’apercevoir une église désaffectée sur la plage du Lido. En m’approchant à pas furtifs, je suis encore plus étonné de constater qu’elle accueille un colloque de cinéastes qui semblent réunis là comme des hommes préhistoriques dans une caverne, ou des cow-boys autour d’un feu pour la veillée : il y a là Tarkovski, Bunuel, Kubrick, Clint Eastwood et Godard.

- « Là, vous n’êtes pas chez vous, mon cher ! »

    Dans un autre coin, le peintre Füssli et Edgar Poe se disputent pour savoir lequel des deux fait les cauchemars les plus horribles ; une nymphette couverte de tatouages, de piercings, suçotant une sucette à l’anis, avec des Doc Martens qui lui montent jusqu’aux genoux, tout droit sortie d’une émission de télé-réalité dans laquelle elle a gagné le prix de bonne conduite intervient : « Vous disputez pas les gars, c’est moi ! », tandis que Sacha Distel tente de la sermonner : « On ne dit pas télé-réalité mais radio-crochet. Et achète donc mes disques, cela te formera le goût et te mettant un peu de plomb dans la cervelle pour t’apprendre les vraies valeurs. »

« Vé, Galinette, je te baptise le roi des œillets ! »

    Au large de la plage du Lido, une course de hors-bords côtoie les navigateurs de la Transat en solitaire qui se sont égarés là, tandis que l’empereur Caligula chevauche un cheval lancé au galop sur un pont de bateaux d’une longueur... impériale ? dantesque ? vertigineuse et sans commune mesure, sous le regard amusé de Schackleton, Roald Amundsen et Robert Peary, emmitouflés dans leurs lourds manteaux de découvreurs des pôles qui échangent des clins d’œil complices (quoique givrés) : « On a fait mieux, pas vrai ? »

    Tel un vieux Snaporaz fatigué, avec mes lunettes à grosses montures, ma cravate dénouée et ma vieille pelisse, ma chère vieille pelisse que je porte en hommage à Oscar Wilde et Proust, en pensant peut-être aussi à Aschenbach, je titube vers une chaise sur laquelle je me laisse choir lourdement : « Je m’autoriserais bien un truc, moi. »

Je suis convoqué à une audience préparatoire au procès qui m’est intenté par le collectif des impuissants compassés, représentant accessoirement les intérêts de l’intelligentsia parisienne, mais qui défend en fait le point de vue des gouvernements de la planète.

« Vous êtes accusé d’aparté petit-bourgeois. Vous vous êtes mis en retrait de la grande aventure collective vers le progrès social, les justes luttes pour le vivre-ensemble dans un environnement débarrassé de la pollution et de la menace du réchauffement climatique, pour vous livrer à une rêverie érotique la plus conventionnelle qui soit. Du plaisir solitaire, vous n’avez retiré que du scepticisme, et vous avez l’outrecuidance de croire que nous, avec nos grasses rémunérations, nos privilèges et notre prestige médiatique, nous ne nous battons pas de toutes nos forces pour le bien des peuples que nous gouvernons, l’égalité des droits, le climat, le mieux-être des gens. Vous vous croyez très malin en considérant que nous ne pensons pas un mot des discours que nous prononçons dans le seul but d’endormir les masses, et que loin d’être des forces de proposition en vue d’apporter des solutions, nous faisons partie du problème.

Mais regardez-vous : vous êtes seul. Vous parlez tout seul. Personne ne vous écoute. D’ailleurs, la plupart du temps, vous ne dites rien, vous étant depuis longtemps résigné à n’avoir accès à aucun des moyens de communication qui vous permettrait de faire valoir vos idées. Qui ne sont subversives que dans votre esprit. Mais ça ne compte pas : ce qui compte, c’est ce qui est dit et fait effectivement. Nous sommes les maîtres de la parole performative, et nous avons depuis longtemps acquis l’art de faire travailler les autres, dans notre propre intérêt et pour notre propre gloire. Nous sommes les dominants dont le pouvoir ne peut être entamé par aucune sociologie critique, aucun combat romantique, vain et désespéré. Nous incarnons la modernité triomphante, et nos ennemis, ceux qui osent émettre un doute, nous les refoulons dans le camp des passéistes rétrogrades, des nostalgiques d’un hypothétique paradis perdu, d’un âge d’or à jamais chimérique.

Nous vous condamnons à n’avoir plus de rêves. Vous êtes privé du droit de rêver, et en particulier du droit de rêver à cette jeune femme libre, à la joie d’exister insolente et moqueuse, qui a l’impertinence d’aspirer au bonheur en dehors des sentiers que nous avons tracés pour elle, à des plaisirs sains et épicuriens, et de nourrir un appétit de vivre en dehors des dogmes de la religion et de la morale. Nous vous concédons le droit de conserver vos droits civiques, avec obligation de voter et de croire en la démocratie, c’est-à-dire en nous. Vous êtes condamné à vous intéresser à la question sociale, aux enjeux environnementaux et à l’égalité des droits, à laquelle aspirent légitimement les minorités opprimées par vous, indigne représentant du patriarcat et de la domination masculine, en tant qu’homme blanc, hétérosexuel et occidental.

Autant dire le dernier des dinosaures antédiluviens, un monstre hideux et un pantin ridicule aux yeux des jeunes générations. Que nous nous faisons fort d’éduquer à vous mépriser et à vous remettre à votre juste place, qui n’est guère éminente en effet.

Allez. Et qu’on n’entende plus parler de vous que comme agent du bien, soldat des justes combats collectifs. Vu qu’il ne vous est plus permis de rêver, il ne vous reste plus qu’à aimer Big Brother. A le vénérer. A l’idolâtrer. Et à vous contenter des miettes dont nous vous faisons l’aumône. »

    Le réveil est brutal : je me retrouve à Paris, au milieu de mes semblables. J’émerge de ma léthargie, j’ai beaucoup trop dormi et le rêve est passé. Sans trop se soucier de l’héritage des siècles, les gens ont vécu, aimé, certains ont même créé. La civilisation est toujours là, sans qu’aucune catastrophe majeure ne la menace. Je suis pris au piège de la réalité, dans le cauchemar de la vie quotidienne et d’une grève des transports, pris en otage comme des milliers d’autres usagers, étouffé dans une rame de métro bondée, des enfants me donnent des coups non intentionnels dans les jambes en jouant. J’étouffe des pulsions de haine mal contrôlée. Il ne s’agirait pas de se tromper de colère.

Automne 2022

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« T’es dans le vélo, qu’est-ce que tu parles ! »

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Il règne un calme inquiétant sur Vincennes.