Il règne un calme inquiétant sur Vincennes.
Il règne un calme inquiétant sur Vincennes.
Prenant le contre-pied des impressions que laissa à Virginia Woolf la visite de l’Exposition célébrant la gloire de l’Empire britannique, à Wembley, en 1924-1925, je dois dire que c’est la nature qui fait aujourd’hui le charme de Vincennes. Ce n’est d’ailleurs pas forcément un paradoxe : la nature gâcha la visite de Wembley à Virginia Woolf quand elle se rendit à la « British Empire Exhibition », tandis que j’écris plus de quatre-vingt dix ans après l’Exposition coloniale de 1931.
La tempête qui s’était abattue sur le bois de Vincennes comme sur le reste de la France en 1999 m’avait inspiré deux textes que je reproduis ici :
« Il y a quelque chose d’apaisant à voir ces saules pleureurs, ces mâts sans drapeau qui flotte, les murs défraîchis de ce vieux musée qui somnole. Bien sûr, cette sérénité est trompeuse : les exaltés sont simplement ailleurs. Mais enfin, voir que les grandes espérances, les illuminations, les emportements idéologiques du parti colonial de 1931 ont laissé aux Parisiens un zoo et un musée, le musée national des Arts Africains et Océaniens (ou M.N.A.A.O), qui donne une allure exotique au bois de Vincennes, a quelque chose de rassurant. Quand on pense que l’objectif déclaré du maréchal Lyautey, commissaire général de l’Exposition de 1931 était de gagner les classes laborieuses aux grands projets coloniaux, et que l’on voit aujourd’hui les familles se promener autour du lac en poussant des landaus, on serait presque tentés de croire que les hommes finissent toujours par avoir raison des idéologies. Seule l’expérience de la vie en société nous permet de savoir que ce n’est pas si simple.
Ici, nul besoin de couper des marronniers ou de se prémunir contre les caprices des cytises. Il est vrai qu’il y a toujours le ciel, et que la tempête de la fin de l’année 1999 a bouleversé la physionomie du bois. Qui s’en plaindrait ? Ainsi, Vincennes change, d’une manière qui ne peut que plaire à ceux qui ont su garder leur âme d’enfant. C’est le retour de la nature, qu’avec un peu d’imagination on pourrait prendre pour une jungle.
Mais les aménagements réalisés après la tempête de 1999 ont rapidement permis au bois de reprendre ses habitudes. Ici, ni les autos, ni les broyeurs de pierre, ni les tissus pour robes, ni le linge de table, ni les tableaux de maitres, ni le sucre, le froment, le papier d’argent, le poivre, les nids d’hirondelle, le camphre, la cire d’abeille, le rotin, ne coûtent six shillings huit pence. En 1999, la glace coûtait 12 francs, ainsi que le porte-clé en forme de gri-gri africain, vendu à la librairie du musée, ce qui paraît raisonnable.
Restons cependant vigilant : qu’on ne nous surprenne pas à faire l’éloge de la médiocrité sous couvert de défendre les loisirs de la démocratie, quelque inclination que nous ayons pour elle.
Surtout qu’il y a plus intéressant ! La nature a donc repris ses droits, et avec elle les bonnes habitudes sont revenues : les enfants sur leurs vélos, les fous de course à pied qui préfèrent courir ici plutôt que dans un stade, les grand-mères qui sortent en bandes, les infirmes qu’on amène ici le dimanche parce que c’est le seul jour où on peut les sortir des établissements spécialisés où ils s’ennuient toute la semaine. Grâce aux ponts, ils se rendent sur les îles du centre du lac. Ils prennent des photos, et les enfants donnent à manger aux canards ; les grands cygnes blancs avaient mystérieusement disparu le jour de mon reportage : snoberaient-ils les loisirs démocratiques ? le tour du lac est un des endroits les plus propres de la ville, surtout si l’on considère qu’un chien ayant échappé à la vigilance de ses maîtres qui se jette à l’eau et en ressort pour venir s’ébrouer tout près de vous n’est pas sale, juste taquin. Les sales, ce sont leurs maîtres mais qui pourrait leur en vouloir, à ces braves amis des animaux ? Ici, les gens jettent leurs ordures dans les poubelles prévues à cet effet le long des allées, et s’il y a des réfractaires ou des distraits, il n’est pas rare de voir un promeneur ramasser un déchet, simplement parce qu’il lui gâchait le paysage, et le jeter lui-même dans le bac de la bonne couleur.
On pourrait penser que j’exagère, or il n’en est rien. C’est comme si chacun, lassé de la vie trépidante, et forcément frustrante, de la semaine, avait besoin de se remplir les yeux de belles choses le dimanche. Et pour cela, il semblerait que chacun soit prêt à faire un petit effort. Que sommes-nous devenus ? Les gens sont beaux et fiers, superbes et dignes. Ce n’est pourtant pas la première fois que nous contemplons des êtres humains, mais c’est comme si nous les découvrions avec un regard neuf. Au bureau, au supermarché, ils se hâtent. Ici, sur les lieux où se tenait il y a près de quatre-vingt dix ans le temple d’Angkor Vat, auquel le rocher dénudé du zoo me fait penser, tel un écho tronqué, ils sont en liberté, et ils se révèlent comme de simples êtres humains, des créatures disponibles, dignes et civilisées ; un peu éreintés peut-être, un peu gémissants après une semaine de travail, mais le plus important, c’est que dans leur diversité, ils font la fierté de ce pays.
C’est la deuxième mort du rêve colonial ! Si le maréchal Lyautey avait pu mener à bien ses vastes travaux d’urbanisme, ses rêves de gigantisme auraient peut-être écrasé les êtres humains. Au lieu de ça, ils déambulent nonchalamment, et le vieux musée, héritier du musée colonial, ressemble à une sous-préfecture de l’Afrique équatoriale française, perdue au milieu d’un laisser-aller qui replace la métropole et ses anciennes colonies sur un pied d’égalité.
On en vient à se demander par quel sortilège nous avons pu croire à ces discours de conquête, de lendemains qui chantent, d’empire colonial triomphant. Comment n’a-t-on pas vu, en 1931, que l’évolution irait vers plus d’égalité ?
Mais cette réflexion ambiguë, à la fois cynique et généreuse, nous la devons à Virginia Woolf.
Là-bas, aux environs des années 1920-1930, cette aristocrate de l’esprit pouvait mêler, sans déchoir, hauteur d’esprit et compassion pour les plus faibles. En attendant votre tour de pouvoir découvrir le nouveau musée des Arts premiers, flambant neuf, vous ne pouvez échapper au doute : le meilleur hommage à rendre à des Arts primitifs est-il de les installer dans un musée rutilant ? Il vous suffit de lever le nez pour apercevoir les nuages menaçants et vos doutes se volatilisent. Assurément, ce vieux musée qui préserve difficilement ses collections d’un retour triomphant de la nature ne les met pas en valeur, il est trop vétuste. Et puis la splendide fresque de la grande salle intérieure est bien datée, elle a des faux airs d’art naïf qui rapprochent trop les arts africains du douanier Rousseau. Le nouveau musée garantira un peu plus d’esprit de sérieux. Quant à la pluie qui détrempe les marronniers et les cytises, ça ne vous amuse pas du tout, pour que cela évoque la mousson, il faudrait vraiment être d’humeur facétieuse.
Il était temps de déménager. Les coquelicots et les bleuets sur le bord des routes recouvertes d’asphalte rouge, les réverbères avec leur style Belle Époque, le zoo, les baraques à friandises, toute cette bonhomie, sans compter le cirque qui s’est installé sur le terre-plein non loin de là, cela fait l’effet d’un gigantesque pied-de-nez au rêve colonial hier, à l’esprit de sérieux qui entoure le respect qu’on accorde aux arts africains aujourd’hui. Le plus simple était de construire un nouveau musée flambant neuf, qui aura son heure de gloire au moment de l’inauguration et qui relancera la mode des arts africains.
Reste la question du ciel. Tout à l’heure, vous ne vouliez pas croire qu’une petite averse puisse suggérer un paysage de l’Asie des moussons. Vous n’aviez sans doute pas tort. Pour célébrer la rupture définitive avec l’Exposition coloniale de 1931 et ses rêves de grandeur impériale, pour accueillir comme il se doit les Arts premiers dans le XXIe siècle, il faut quelque chose de plus consistant. Pour l’instant, vous êtes assis sur un banc, épuisé mais un sourire de satisfaction sur les lèvres, et sous le soleil, vous vous efforcez d’imaginer ce que pouvaient donner le temple d’Angkor Vat, les pavillons de l’Italie, de la Belgique et du Danemark, le vide laissé par l’absence de la Grande-Bretagne, dans un faubourg boisé du Paris populaire. Visiblement, l’idée vous amuse. Mais, tandis que ces images avec leur kitsch des Années folles vous intriguent, voici qu’un bruit furieux éclate. Le vent commence par chasser vos souvenirs. Voilà qu’il s’engouffre dans les allées. Pareils à des pelotes d’épingles, des hommes passent en procession dans un sillage de poussière. Des gendarmes à cheval regagnent le fort de Vincennes, en tentant de garder une allure mesurée. Mais qu’ils se hâtent ! Car le ciel a décidé de jouer les trouble-fêtes, la catastrophe diluvienne est imminente. Le ciel est livide, lugubre, couleur de soufre. Il est sur le point de se fissurer. Voilà des trombes de nuages, voilà des tourbillons de sable.
La poussière voltige dans les allées, elle siffle et elle se rue, on dirait une meute de cobras dont un charmeur de serpents aurait perdu le contrôle. Il y a des cartons qui volent, des parapluies qui s’ouvrent avant de se retourner. Illuminées par quelque puissance maléfique, les chimères périssent et se dispersent dans la beauté d’un poudroiement coloré de cendre et de violet. Bellérophon triomphe. Et les humains se précipitent de toutes parts : des jeunes mamans avec leur landau, des bandes de grand-mères, des sportifs en short, des infirmes et des enfants à côté de leurs vélos. Ils s’enfuient, précédés d’une vague de gémissements, mais sans désordre et sans désarroi, comme si l’humanité courrait vers sa destruction, mais en acceptant son destin. Pareilles aux racines blanches de certains arbres, des failles déchirent le firmament. L’Empire agonise, le souvenir de l’Exposition part à vau-l’eau. Voilà ce qui advient quand on tolère la présence du ciel mais, enfin, quelle agréable petite vague de fraîcheur, pensez-vous. »
« S’il fallait absolument trouver un prétexte, il faudrait dire que c’est une promenade pour se changer les idées, évacuer les idées noires, en les remplaçant par d’autres, plus fraîches, plus agréables, en s’aérant l’esprit, dans le but de changer de point de vue à propos de ces idées sur lesquelles on butait.
La promenade a également incité le soleil à se lever. On y voit plus clair : la nature a repris le dessus, mais sur quoi ? Sur la frénésie de construction d’immeubles neufs et modernes, sur l’urbanisation à marche forcée, sur les appétits féroces des promoteurs, toujours plus gloutons, qui, en accord avec les politiciens, ne supportent pas les terrains vagues, sur tous ceux qui au prétexte de « faire bouger les choses », continuent d’engranger conformément au principe de la privatisation des bénéfices et de la mutualisation des pertes, la nature reprend peu à peu ses droits. Dans la tranchée du R.E.R, les deux versants sont couverts d’une végétation luxuriante et désordonnée, comme s’il y avait bien longtemps que les agents municipaux, découragés, n’étaient pas venus les nettoyer.
Paradoxalement, c’est la tempête qui semble avoir rendu ses droits à la nature. La tempête a déraciné beaucoup d’arbres, mais elle a surtout rappelé que c’est l’homme qui doit s’adapter et obéir à la nature. Et puis, elle a dégagé le bois qui, à la réflexion, devenait étouffant. La tempête a mis un joyeux désordre, et il faudra un temps certain pour en effacer les séquelles. Quand on n’est pas un responsable politique, on n’est pas obligé de s’en désoler hypocritement, on peut même s’en réjouir, avec une sorte d’innocence un peu barbare. Le lac, par exemple. A priori, quelle bonne raison a-t-on de s’extasier à la vue du lac Daumesnil ? Ce n’est pas le lac du Bourget qui a inspiré son célèbre poème à Alphonse de Lamartine : « O temps, suspends ton vol… ». Voilà des couples et des familles qui canotent, une île verdoyante reliée à une autre, l’île de Bercy et l’île de Reuilly sur laquelle se trouve une charmante rotonde romantique que nous devons à l’architecte Gabriel Davioud, par des ponts, lointains cousins du pont japonais qui se trouvent dans le jardin de Claude Monet à Giverny. La seule justification pour succomber au charme d’une telle carte postale, c’est l’impression d’atemporalité qui s’en dégage, comme si les gens qui venaient se promener ici il y a un siècle étaient exactement les mêmes que ceux d’aujourd’hui. Impression trompeuse, évidemment. C’est que le bois de Vincennes me fait penser à la Belle Époque, que je confonds allègrement avec les années 1930, de la même manière que je confonds toujours l’Art Déco avec l’Art Nouveau, comme si les familles que l’on croise dans le bois de Vincennes, aux abords du lac, non loin du zoo, entre le marchand de ballons et le vendeur de glaces et de barbe à papa, étaient les descendants des lecteurs des histoires de Jean de Brunhoff.
Ah, les histoires de Babar par Jean de Brunhoff ! Histoires qui fleurent bon l’enfance, même si elles ne sont pas exemptes d’idéologie : si Babar est un roi bon et généreux, la particule de son créateur nous rappelle que ses histoires ne font pas l’apologie de l’égalité républicaine, mais d’une société hiérarchique et verticale.
Qu’est-ce qui m’impressionne alors ? Le succès de librairie ? La particule ? Je ne sais plus. Je n’aurai pas supporté de ne pas faire partie de la société brillante et mondaine, et si j’en avais fait partie, je n’aurais pas su tenir mon rang. Je préfère m’en remettre à cette illusion de similitude entre la société du début du XXe siècle et celle de ce début de XXIe siècle. Illusion, à moins que ce ne soit cela, ce qui se cache derrière la notion abstraite de permanence et d’atemporalité.
La véritable folie serait de vouloir être ce paysage, ce lac, ces arbres, ces barques ; quant à moi, je me contenterais volontiers de venir là tous les jours fériés, pour voir les familles, les couples, et les jeunes femmes qui poussent des landaus et des poussettes, ce qui laisse à penser que mon originalité manque d’un grain de folie authentique.
Je me contenterais volontiers de rester dans l’ombre, d’écouter le bruit de la clameur de la foule presque clandestinement. Je regrette presque qu’ils n’aient pas construit le grand stade au bois de Vincennes. Lors des grands évènements comme la coupe du Monde, j’aurais pu aller à pied écouter la foule s’enthousiasmer pour les exploits des dieux du stade. Cela m’aurait rappelé l’époque où je découvrais le parc des Princes, quand le fait d’apercevoir un petit rectangle de pelouse verte, au milieu des adultes, de sentir l’ambiance, d’entendre les chants des supporters, me procurait plus d’émotions et faisait battre mon cœur plus violemment que beaucoup de matches insipides que j’ai pu voir par la suite à la télévision.
Mais ils auraient peut-être détruit une bonne partie de mon cher bois de Vincennes. Finalement, je préfère encore la façon dont il a été dévasté par la tempête qui a précédé de peu le passage à l’an 2000, puis remodelé. »
Il s’agissait donc de deux textes que j’écrivais en 2000. On comprendra que ça ait pu inquiéter mes proches, ce qui est une des raisons de mon internement en hôpital psychiatrique en 2001.
Qu’est-ce qui a changé depuis ?
Le « petit geste pour sauver la planète » a fait des émules, et la conscience civique a incontestablement fait des progrès depuis 1999 : les donneurs de leçons se sont multipliés entretemps, tandis que Jean Yanne est mort en 2003. C’est pourtant lui qui déclarait : « Tout le monde veut sauver la planète, mais personne ne veut descendre les poubelles. » Jean Yanne me manque, comme Desproges et Cavanna.
Et moi, est-ce que j’ai changé ? Suis-je plus ou moins fou dans ma tête ? on en jugera avec le texte écrit récemment, le 15 septembre 2023 : « T’es dans le vélo, qu’est-ce que tu parles ! »