La beauté de ma mère.

La beauté de ma mère.

    Mon père vient de m’envoyer une photo de ma mère et de lui, prise aux Baux-de-Provence, il y bien longtemps déjà.

    Ils sont jeunes et beaux, mon père rigole derrière ses lunettes de soleil, ma mère ferme les yeux pour mieux goûter la caresse du soleil, la douceur de l’air en cette fin d’après-midi de la fin de l’été. Elle offre son cou à mon père assis derrière elle, mais il ne songe pas à l’embrasser, il lui a posé les mains sur les cuisses, délicatement. Elle porte une robe légère, une robe estivale, une robe fleurie, tandis que mon père est vêtu d’un jean et d’une chemisette blanche.

    Jeunes et insouciants, le monde peut bien s’écrouler autour d’eux, ils apprécient en gourmets cet instant privilégié de la fin de l’été.

    Tout respire la grâce dans ce cliché. Le lieu d’abord : les Baux-de-Provence, c’est un site de tourisme chic et culturel, loin, très loin, de la foule, de la horde, loin, très loin, de la foule déchaînée.

    Il n’y a pas que l’amour qui soit à réinventer, le langage aussi a besoin de renouveau. Le mien en tout cas est un peu figé, stéréotypé, pauvre en mots, trop pauvre pour exprimer la complexité des sentiments que m’inspire cette photo.

    Que ma mère était donc belle ! Elle n’a pas toujours été douce et gracieuse, loin s’en faut, mais elle a fait ce qu’elle a pu, je dois le reconnaître, pour faire de moi un homme viril et équilibré. Mais j’étais trop désinvolte à l’étude, les devoirs m’ont toujours barbé au-delà de toute mesure. Jeune, j’étais déjà fasciné par les guignols de la société du spectacle. Qu’ils n’étaient que des guignols, je ne le savais pas encore : m’impressionnaient leur aplomb, leur aisance, leurs sourires de connivence, l’assurance avec laquelle ils se vantaient d’avoir été des cancres à l’école. Les fats !

    Le sot que j’ai été ! Ne savais-je donc pas que les vrais artistes sont ceux qui souffrent pour exprimer la beauté, et transcrire leurs émotions ?

    Van Gogh et ses tournesols à l’air penché,

    Ferrat et ses chansons de révolté,

    Pialat et ses films d’écorché-vif énervé,

    Apollinaire et sa chanson du Mal-Aimé.

    La beauté de ma mère fait bouillir le sang dans mes veines.

    Que n’ai-je la veine du satiriste pour polémiquer avec la terre entière, et surtout avec l’éternelle bêtise humaine ?

    Que n’ai-je le talent de l’écrivain pour décrire la réalité, raconter des histoires qui font rire et qui font pleurer !

    Et pourquoi donc n’ai-je pas les compétences de l’homme de science qui lui permettent de faire des découvertes utiles à ses contemporains et à l’humanité ? Ni le savoir du spécialiste de philosophie morale pour dire où est le Juste, qui sont les Justes, ce qu’est la Justice par-delà la misérable et dérisoire justice des hommes ?

    Il y a décidément beaucoup de choses que je ne sais pas, beaucoup de savoirs que je ne maîtrise pas.

    Il en est un que je regrette profondément, amèrement, sincèrement : c’est celui du poète pour agencer les mots, pour dire la fragilité humaine, la fragilité de la beauté, pour dire la douceur du temps qui passe et qui s’enfuit... pour exprimer la beauté de ma mère en cette fin d’après-midi de la fin de l’été.

— Dire qu’en septembre, il faudra rentrer à Paris et reprendre le travail.

— On n’est pas bien, là, mon Amour ? Au cœur des Alpilles, dans ce haut lieu de la culture et de la civilisation, loin des snobs, des prétentieux, des jaloux, des râleurs et des mécontents ?

— Oui, mon Amour, nous sommes bien là tous les deux, avec pour seule compagnie une amie qui nous prend en photo, les cigales qui chantent le soleil de Provence, le vin rosé de mon oncle qui nous attend, nous aurons mille choses à raconter, des anecdotes et des plaisanteries, mais l’essentiel nous le garderons pour nous, n’est-ce pas ?

— C’est quoi l’essentiel ?

— Que tu es bête ! Mais c’est cet instant, si rare et si précieux, et qui peut-être ne reviendra plus, je suis si bien dans tes bras, je me sens en sécurité, je sens bien que tu m’aimes, ton sourire est un peu niais, mais enfin je t’aime moi aussi, nous sommes presque seuls au monde et nous sommes heureux.

— Ah oui, je ne l’avais pas vu sous cet angle.

    Ma mère ouvre les yeux, regard même pas noir mais avec une nuance de dédain, de rien, juste un voile, et puis elle se redresse, va voir son amie qui a pris la photo pour la remercier, il est temps de rentrer. C’était par une fin d’après-midi de la fin de l’été, dans ce haut lieu de la culture et de la civilisation, près de l’endroit où Van Gogh a peint, avant que ne débarquent les hordes du tourisme de masse, un instant privilégié entre ma mère et mon père, du temps où ils étaient jeunes, beaux et insouciants.

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