Partir en quête de soi.
Je regarde la photo en couleur agrafée à l’intérieur de ma carte d’étudiant, université Paris X Nanterre, pour l’année 1992-1993. J’y vois des traits encore adolescents, des yeux un peu tristes, une bouche qui a du mal à sourire, une coupe de cheveux à la Barton Fink, qui donnent à ce visage un air timide et coincé.
Si je fixe le garçon de la photo, je n’ai pas l’impression que c’est lui qui me regarde. Il ne pense à rien, il est quand même un peu dans la lune. Il a réussi à s’extraire de sa banlieue, mais il n’est pas allé bien loin. Si on le poussait dans ses retranchements, il dirait que de toute façon, on vit toujours dans une banlieue du monde, il n’y a pas de centre. Il aime le milieu petit-bourgeois dont il est issu, son confort, son kitsch, son cadre rassurant. Hait-il vraiment les gens passionnés ? Il les envierait plutôt, à cause de leur faculté à avoir des rêves et à vivre leur vie intensément. Il n’a quant à lui que des passions tièdes, voire tristes. Il se sent seul et perdu dans ce monde où tout est compliqué, tout mais alors vraiment tout. Il trouve que c’est particulièrement compliqué pour lui parce qu’il n’a pas de talent notable, à l’école il n’avait pas de matière de prédilection, il était moyen en maths et en français, en histoire et en sciences, et dans ses activités extrascolaires, ça n’était pas beaucoup plus brillant. Il aime les livres parce que c’est une tradition familiale, mais enfin il n’est pas prêt à tout sacrifier pour la littérature. Il aime les livres, mais il aime encore plus le cinéma. A cette époque, il adore tous les types de cinémas, avec quand même une prédilection pour le cinéma commercial américain et le cinéma d’auteur européen, surtout français et italien, et il s’imagine que la vie pourrait très bien s’écouler à regarder des films sans jamais se lasser. Il croit avoir tout vu, il est légèrement blasé, il ne s’imagine pas que l’on puisse se lasser d’être un spectateur. Je le plains. Il ne sait pas encore ce qui l’attend.
Il se considère comme parfaitement normal. Il croit par exemple que pour ne pas être antisémite, il suffit d’aimer les films de Woody Allen et les romans de Philip Roth. Il est vaguement au courant qu’il existe des dissensions, des rivalités, des haines, des jalousies, de l’envie, de la rancœur, mais il préfère ne pas y prêter attention. Il croit que la vie peut être un long fleuve tranquille, qu’il n’est pas besoin d’un grand dessein, ni d’une grande force de caractère, pour traverser les épreuves qui l’attendent. Il est foncièrement doux, même s’il a des crises de mélancolie. Il ne comprend pas qu’on lui dise parfois qu’il est lunatique.
Son problème, c’est qu’il ne se sent aucune vocation particulière et qu’il n’a pas notamment de vocation artistique. La beauté, il la voit mais elle lui échappe aussitôt. Il ne sait pas la rendre, la fixer, lui donner une forme intemporelle, ni même durable. Il y a beaucoup trop de modèles et si peu de modes d’emploi. Il voudrait être ailleurs mais il ne sait pas exactement où. Un ailleurs géographique ? Ailleurs, ça ne lui semble être ni pire ni meilleur qu’ici. Il aimerait bien voyager, visiter des pays et en particulier celui de ses ancêtres, l’Italie. L’Italie, c’est le paradis perdu. Mais il ne sait vraiment pas comment s’y prendre pour pouvoir s’y installer.
Ailleurs dans le temps ? Quelle époque pourrait être plus accueillante que celle dans laquelle il vit ? Toutes les époques lui paraissent troublées, en proie à des guerres incessantes, sans qu’il n’aperçoive de parenthèse enchantée dans aucune d’entre elles. A la limite, le rôle du juif errant, condamné à l’éternité pour avoir refusé un verre d’eau au Christ, pourrait lui convenir. Il survolerait les différentes époques, il visiterait les différentes parties du monde, sans jamais prendre parti. Pour l’instant, il s’efforce de ne pas faire de vagues, il essaie de comprendre ce qu’on attend de lui. Si on lui demande de faire un exposé sur la Sécurité sociale, il fait de son mieux même si le sujet lui paraît vaste, effarant et dépourvu de solution. La Sécurité sociale, elle existait avant qu’il ne naisse, elle sera encore là après sa disparition, et elle fera toujours l’objet de débats à la con, de propositions de réformes qui sont inspirées à leurs auteurs par leur position dans la société, sur l’échiquier politique, mais surtout par le souci de se faire bien voir de leurs électeurs.
En ce qui le concerne, toute sa métaphysique se résume à une question simple : baiserai-je ? Si oui, où, quand, comment ? A défaut de trouver une réponse simple, il faudra se débrouiller en philosophe. Il n’y a pas lieu d’en faire un drame.
Je me sens une grande proximité avec lui, je n’ai pas vraiment changé, ni l’impression d’avoir beaucoup évolué. Je n’affirmerai cependant pas que je suis lui, on m’accuserait encore d’être schizophrène. Alors que je suis simplement névrosé. Pour être tout-à-fait lui, il faudrait :
que je me prenne pour Clint Eastwood et que j’envoie chier toute la littérature contemporaine ;
que je retrouve la formule de la quadrature du cercle, ou tout au moins celle qui permet de se débarrasser de la nausée, qui me met le cœur au bord des lèvres en permanence. Avec cette inextinguible envie de vomir, de vomir, de vomir, qui me plie en deux et m’empêche de me tenir droit. Comme un homme, tout simplement. Je n’ai pas su vivre, bon. Si au moins je pouvais arrêter d’avoir peur de la mort, je pourrais peut-être faire quelque chose. Mais il est trop tard. Il a toujours été trop tard, depuis le début, sans que je puisse l’expliquer.
L’introspection je déteste ça. Elle me plonge dans des abîmes de perplexité qui m’empêchent de prendre des décisions franches, claires et résolues. L’obscurité de mon expression, qu’elle soit orale ou écrite, est le reflet de la confusion qui règne dans mon esprit. Cette absence de style, de limpidité, de simplicité, j’y tiens parce que c’est ma personnalité, et c’est aussi le drame que je n’arrive pas à dépasser.