Histoire de la conversation que Bambi eut avec son père
Histoire de la conversation que Bambi eut avec son père.
Le Grand Prince de la Forêt, un vrai seigneur celui-là, et un authentique mâle dominant.
Bambi n’avait jamais imaginé que cela pût prendre fin. Bambi croyait que toute la vie pourrait ressembler à ce printemps radieux et insouciant, quand il s’amusait innocemment avec Panpan, Fleur et Féline. Toute la vie ? Mais pourquoi ? Pourquoi devrait-il y avoir une fin ?
Bambi pouvait bien concevoir l’idée de la mort en tant que concept abstrait, ou alors pour ceux qui n’avaient pas eu de chance, ceux qui avaient récolté en partage une vie de peine et de misères, une vie affreuse et intolérable. Pour ceux-là, oui d’accord, la mort pouvait apparaître comme une délivrance, le terme de leurs souffrances, et donc comme une issue presque acceptable. Mais quand on a hérité de tous les privilèges ? Quand les dieux et les fées se sont penchés sur votre berceau pour vous accorder tous les dons, en particulier celui d’être heureux, et tous les droits, toutes les prérogatives, tous les avantages, notamment ceux de la naissance, pourquoi faudrait-il mourir ? Quel intérêt ?
Vivre ainsi, toute la vie, pour l’éternité, entre les copains, quand on a envie de déconner, avec Panpan, un sacré luron celui-là, un fameux drille, un peu pénible, le genre hyperactif, jamais en repos, mais quand même qu’est-ce qu’il est rigolo, et puis Fleur, un peu spécial, un peu particulier, mais un sacré bon copain lui aussi, différent c’est vrai, mais lui aussi il est drôlement sympa. Vous savez ce qu’il a de si particulier ? C’est qu’il considère que c’est Bambi qui est spécial, il en a de drôles, Fleur. Enfin, Bambi adore se disputer avec lui, c’est à n’en plus finir.
Enfin il y a Féline. Alors avec elle, c’est un peu plus compliqué. Féline, elle aussi elle est gentille, mais comment dire, elle est plus délurée, ou plus dégourdie, et en même temps, c’est moins facile avec elle, moins franc, moins évident. Par exemple, à chaque fois que Bambi ressent un obscur besoin d’être seul avec elle, mais tout simple, tranquille, juste pour partager un moment plus doux, plus tendre et plus affectueux qu’avec les deux autres zouaves, c’est elle qui le charrie, qui le taquine, qui le bouscule. Pas moyen de se laisser aller avec elle, de s’abandonner un tout petit peu, il faut toujours être sur ses gardes. Et il faut toujours que Bambi se ridiculise légèrement pour la faire rire. Bien sûr, il n’y a pas de mal à ça, c’est même bon et bien agréable de la voir rire, et si pour la voir pouffer, Bambi doit terminer une partie de cache-cache le cul dans l’eau, ça ne lui pose pas de problème. Évidemment, il y a la dignité, le prestige qui en prennent un coup. Oui, et alors ? C’est pas la mort, même si… Et puis, quand elle attige vraiment, parce que les filles ça attige, ça finit toujours par attiger, quand elle exagère pour de bon, il reste toujours la possibilité d’aller se réfugier pour aller chercher un peu de calme entre les pattes de Maman.
Et puis un jour, alors que rien ne le laissait prévoir, sans qu’il ait été annoncé et qu’on ne lui ait rien demandé, et que même personne ne savait d’où il pouvait sortir – sauf peut-être la Maman de Bambi mais alors, là, problème, précisément ce jour-là, tandis que Bambi avait besoin d’elle pour lui poser une question, une VRAIE question dont il ne connaissait pas la réponse, eh bien la Maman de Bambi est introuvable. Ce n’est pas pour généraliser, cependant c’est souvent que quand on a besoin de leur poser de vraies questions difficiles, les adultes ne sont pas là, et qu’il y a lieu de se demander s’ils ne le font pas un tout petit peu exprès, comme s’ils voulaient vous apprendre à vous débrouiller seul face aux graves questions existentielles. Mais ce n’est pas pour généraliser – sans que personne, donc, n’ait pu dire d’où il sortait, voilà qu’apparaît le Grand Prince de la Forêt, le père de Bambi, qui vient pour le prendre, lui Bambi, entre quatre-z-yeux :
— Ta mère est morte. Et tu n’as même pas le droit de pleurer. Tu vas devenir un mâle maintenant. Un mâle dominant.
— Oui, Papa. Mais est-ce que je ne peux p…
—Non. Je viens de te dire qu’elle était morte. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de retour en arrière possible.
— Oui, Papa. Mais au moins est-ce qu’avec…
— Oui. Mais il va falloir assumer. Assumer et assurer. Cela veut dire qu’à chaque fois que Féline sera en difficulté désormais, ce sera à toi de la défendre ou de lui venir en aide. Et chaque fois qu’elle aura une requête spécifique à formuler, ce sera à toi de trouver le moyen de la satisfaire.
— … !!??? J’avais pas vu ça comme ça, moi. Je ne l’avais pas vu arriver, celle-là… Parce que… Il n’y a pas longtemps… dans la mare… les quatre fers en l’air… elle a bien pouffé, ce jour-là… elle s’est bien gondolée… ce n’est pas pour me plaindre, hein… moi aussi, je me suis bien amusé… mais elle, heu… alors, voilà… juste que, heu… hein… rapide, la transition… très rapide… entre « je fais le zouave »… elle qui se gondole… et maintenant, « requête spécifique »… je la trouve un peu rapide, la transition… ce n’est pas pour me plaindre, hein… tout va bien… mais juste… alors maintenant, « requête spécifique »… je voulais dire… voilà, je sais ce que je voulais dire… parité… alors, hein… « requête spécifique »… parité : réciprocité !... hein, hein, hein… ho, ho, ho… et j’ai encore rien demandé, moi !... Alors, Papa… tu me connais… je suis ton fils… Tu me demandes d’assurer… bon d’accord, t’as pas souvent été là quand… je conteste rien, hein… « Grand Prince de la Forêt »… je vois bien l’idée générale : responsabilités, obligations, contraintes ! Tu ne pouvais pas toujours être à la maison… Mais quand tu n’étais pas là… hein… avec les copains… devant les filles… s’il y en a un qui a assuré… hein… Papa… tu peux me faire confiance… tu me connais… assurer, mais c’est tout moi, ça ! Pas de problème… Pour assurer, j’assure… Mais Maman, elle va revenir, hein ? Elle est juste partie faire un tour, hein ?... j’ai pas envie d’assurer, putain de merde… je veux ma Maman, moi !
Le Grand Prince de la Forêt, qui avait écouté avec le plus grand calme malgré une impatience et une irritation croissante devant l’immaturité de son fils qui lui sautait d’autant plus au visage qu’il n’avait pas pu la mesurer au préalable, réalisait que tout son éducation était à faire – il s’agissait bien d’en faire un successeur ! Il s’agissait surtout, et avant tout d’en faire un adulte capable de s’exprimer correctement et d’agir avec sûreté et fermeté de caractère. Même en révisant ainsi ses ambitions à la baisse, il y avait beaucoup de travail, et le chemin serait long. Il dit enfin :
— Tu parles beaucoup pour un futur mâle dominant. Tais-toi s’il te plaît, maintenant.
Octobre 2023.