Le pèlerinage.
Le pèlerinage.
Cet après-midi, après le déjeuner dans un petit restaurant sous les platanes du centre de Salernes, nous sommes allés avec mon père en pèlerinage sur les lieux de son enfance :
- Á Gandelon, voir la maison où il est né ;
- Au Plan, où il a vécu à partir de l’âge de huit ans ;
- Á Saint-Michel, une maison dans laquelle il a passé le reste de son enfance jusqu’à son entrée au lycée de Lorgues.
Un pèlerinage, cela évoque une visite des lieux où souffle l’esprit. Cela me rappelle ceux que j’ai déjà faits, dans le Var et en Provence, vu que ce n’est pas ce qui manque : l’abbaye du Thoronet, le monastère Notre-Dame de Clémence de la Verne, la chartreuse de Montrieux, ou le prieuré de Ganagobie au-dessus de Forcalquier, l’abbaye Saint-Michel du Frigolet dans la montagnette, entre Arles et Avignon par exemple, ainsi que la colline de Sion, la « colline inspirée » de Barrès dans les Vosges près de Charmes, le village dont mon arrière-grand-père fut le maire, pour ne citer que des lieux que je connais. En l’occurrence, il s’agissait d’un pèlerinage pour voir des lieux où soufflait l’esprit de l’enfance de mon père.
Nous avons fait le pèlerinage à l’envers : nous avons en quelque sorte remonté le temps.
Nous avons commencé par la maison de Saint-Michel, entre le cimetière de Salernes et la Bresque d’un côté, et le château de Riforan de l’autre, où mon grand-père a commencé à travailler avant la guerre à 14 ans, en se louant comme travailleur journalier.
La maison de Saint-Michel est désormais une villa de luxe avec tout le confort moderne. Ils ont fait des travaux d’embellissement, ils ont planté des cyprès, des lauriers-roses, ils ont aménagé la terrasse, ils ont construit une nouvelle maison, le tout derrière un portail à l’américaine et une clôture avec une haie d’arbustes, pour se mettre à l’abri des intrus, et surtout des curieux dans notre genre. Nous avons quand même pu voir les platanes, toujours aussi énormes, dont les racines, m’expliquait mon père, menaçaient les fondations de la maison, ainsi que la terrasse, que nous avons pu apercevoir en prenant de la hauteur, après quelques pas sur le chemin qui monte dans la colline, dans le vent qui agitait les chênes.
Á l’époque, c’est-à-dire dans les années 1950, la maison était partagée en deux, avec la partie réservée aux propriétaires qui habitaient La Seyne, et la partie réservée aux métayers, c’est-à-dire mes grands-parents. Il n’y avait pas non plus tout le confort moderne : il y avait une étable, pour le cheval Marquis, que mon grand-père utilisait pour ses travaux de labour dans les vignes dont il avait la charge, et il n’y avait pas l’eau courante, donc pas de toilettes. Pour faire ses besoins, c’était à l’extérieur, derrière le mur de la maison. Même si la terrasse était en principe réservée aux propriétaires, mes grands-parents avaient la permission de l’utiliser quand ils étaient absents, pour faire des fêtes entre amis par exemple.
De ce point de vue qui nous avait permis de prendre de la hauteur, nous avions une vue sur les alentours, encombrés de toutes ces villas qui ont été construites là où il y avait des champs de vignes, sur le petit champ, en pente et en contrebas de la maison où mon père a appris à jouer au foot, ainsi que sur les collines environnantes : le Serre, où se trouvent les champs et les sous-bois des deux derniers paysans du village, gros propriétaires terriens. Nous pouvions également voir le quartier du Plan, qui était autrefois régulièrement inondé après les pluies diluviennes de l’hiver.
Cela m’a fait penser au deuxième épisode de la série des Don Camillo, un film réalisé par Julien Duvivier en 1953, qui relate l’inondation du petit village de Brescello par une crue du Pô, le grand fleuve. L’histoire de ce Retour de Don Camillo est la suivante : le curé Don Camillo s’est vu retirer la charge de sa paroisse Brescello et a été exilé dans un petit village perdu dans la montagne, pour avoir frappé son rival et néanmoins ami, Peppone. L’évêque réintègre cependant Don Camillo dans sa charge, à la demande de Peppone. Celui-ci demande l’aide de Don Camillo pour convaincre un riche propriétaire terrien qui refuse de céder une petite parcelle de ses terres, alors que cela permettrait la construction d’une digue dans le village. La digue est néanmoins construite. Peu après, des pluies diluviennes s’abattent dans la région et le village est inondé. Peppone et Don Camillo unissent leurs efforts pour organiser les secours et ainsi sauver des eaux l’église et la Maison du peuple de Brescello.
Il s’agit évidemment d’une vision idéalisée de la politique et de ceux qui en font pour servir l’intérêt général, telle qu’on ne peut la voir que dans une œuvre de fiction, le cinéma de papa… tant décrié par les cinéastes de la Nouvelle Vague, les Rohmer, les Truffaut, les Chabrol ; qu’il m’est arrivé d’apprécier, malgré cet antibourgeoisisme qui est un signe de paresse intellectuelle, et contre lequel je réhabiliterais volontiers un cinéaste comme Julien Duvivier, dont l’œuvre est empreinte de pessimisme, la marque des grands, ainsi qu’un romancier comme Giovanni Guareschi, dont l’attention aux petites gens, dans cette Italie en pleine reconstruction après la guerre, est beaucoup plus sincère que celle de nos modernes démagogues.
Dans la réalité, la politique est une activité sale, liée à des professions particulières, de tension, d’exclusion, de lutte. La lutte peut devenir violente, jusqu’à l’élimination physique comme nous le rappellent les assassinats politiques de l’Antiquité à nos jours, depuis celui de Jules César en 44 avant J.-C., par les partisans de la République, Brutus et Cassius, jusqu’à celui de Juvénal Habyarimana qui conduisit au génocide rwandais en 1994, en passant par les assassinats des anarchistes russes, qui tuèrent Alexandre II en 1881, ceux des italiens (Umberto 1er tué en 1900 par Gaetano Bresci), celui d’Abraham Lincoln en 1865 par un sympathisant sudiste opposé au droit de vote des Noirs, John Wilkes Booth. Ou au moins, jusqu’à l’élimination linguistique, avec l’exclusion, par exemple, des partis extrémistes du débat politique et démocratique, quand ils sont supposés prêcher la haine de l’autre (l’ennemi de classe ou l’ennemi de race), plus que le rassemblement.
Nous vivons dans une société où ceux qui cherchent à défendre leur identité sont condamnés, sinon au silence, du moins au ressentiment et au ressassement, par les voleurs d’identité et les voleurs de beauté, modernes marchands du temple qui arrivent à en faire commerce, avec l’assentiment tacite des élites corrompues, qui n’ont de progressistes et de cosmopolites que le nom, et pour lesquelles la modernité n’est qu’un argument d’autorité contre ceux qui voudraient vivre à leur rythme, dans le respect des traditions de leurs ancêtres.
Progressisme, cosmopolitisme, et vivre-ensemble me font doucement rigoler : il ne s’agit que de prétextes pour permettre aux vedettes et aux « working class heroes » de faire du business en toute bonne conscience. On l’a encore vue avec les inondations en Émilie-Romagne en mai 2023, qui n’ont pas empêché ce pitre de Bruce Springsteen de donner son concert à Ferrare, pour le plus grand plaisir de ses fans et des masses aussi ignares que ravies.
Plus récemment, on l’a encore constaté avec les restrictions d’eau dans les départements du Sud, et notamment du Var. Si les pouvoirs publics ne sont pas corrompus, ils sont en tout cas largement incompétents : ils ne savent qu’interdire. Et pourquoi ? Pour conserver de grandes quantités d’eau nécessaires au refroidissement des centrales nucléaires. Le simple citoyen est ainsi obligé d’être solidaire de cette incompétence, vu que l’énergie nucléaire est toujours indispensable : les énergies « propres » et renouvelables ne sont propres que dans la tête des incompétents qui nous gouvernent, et ne sauraient en tout état de cause suffire à couvrir les besoins de la population. Elles permettent à quelques petits malins de faire du business, sans autre garantie pour le consommateur que la laideur : la pollution visuelle de ces éoliennes plantées au milieu des magnifiques paysages de la Provence éternelle, et le caractère hautement improbable du recyclage des piles au lithium des voitures hybrides ou électriques.
Et je pense et me souviens.
Je pense à Dostoïevski : « La beauté sauvera le monde. » La beauté morale, je n’en ai jamais vu beaucoup autour de moi, et certainement pas chez ceux qui sont obsédés par leur chiffre d’affaires, qu’il s’agisse des commerçants de quartier ou des industriels. Les premiers ont la réputation d’être « gentils », tandis que les seconds se sentiraient concernés par les droits des consommateurs ? C’est surtout pour se payer des vacances dans les pays exotiques ou des villas de rêve et des voitures avec chauffeur. Et je pense et me souviens.
Je me souviens des satires de la société de consommation qui ne disent pas leur nom : Les Choses (1965) de Georges Perec, une histoire des années 1960, et La société de consommation de Jean Baudrillard, « si la société du Moyen-Âge s’articulait entre le diable et sa dénonciation, la société moderne s’articule entre la consommation et sa dénonciation » : au pacte avec le diable s’est substitué le contrat d’abondance ; « si la société de consommation ne produit plus de mythe, c’est qu’elle elle-même son propre mythe » : c’est ainsi que la culture de masse fait sienne la contre-culture. Et les gogos sont ravis.
Je me souviens que c’est dans son roman Père et fils que Tourgueniev a fait apparaître pour la première fois le terme de « nihiliste » : si la génération des pères est légitimiste, confiante dans l’ordre social, la génération des fils ne peut être qu’anarchiste, décidée à bousculer, sinon à renverser ce même ordre social.
Je me souviens d’avoir beaucoup aimé les satires de Vénédikt Erofeïev, Moscou-sur-Vodka, de Nicolaï Erdmann, Le suicidé, ainsi que Le Revizor de Gogol, avec son antihéros, Khlestakov, un bon à rien qui se fait passer pour le contrôleur général, tout en réclamant à ce qu’on pense « à quelque chose d’élevé » : c’est tout moi, ça.
Je me souviens que ma mère n’aimait pas beaucoup la Provence mythologique de Giono, nourri de ses lectures de Virgile, Jacques Brel, ni Rousseau ; et je me souviens que j’ai aimé autant Giono que Virgile, autant Jacques Brel que Rousseau ; que disait Giono dans Naissance de l’odyssée ? Il s’en prenait aux mythes des héros d’Homère ; et que dit le héros quand il revient chez lui, après des années de guerre ? Pas grand-chose, juste quelques mensonges. Et que disait Oscar Wilde à propos de Rousseau : « L’humanité aura toujours de l’affection pour Rousseau parce qu’il a confessé ses péchés, non à un prêtre, mais au monde. »
Ensuite, nous sommes allés au Plan, dans le quartier où le Pelcourt rejoint la Bresque, où nous n’avons pas pu voir la maison, mais mon père m’a quand même raconté une anecdote du temps où ils habitaient là : un soir de septembre, tandis que mon grand-père revenait de la coopérative viticole où il était allé livrer ses raisins, mon père était monté sur la seconde charrette alors qu’il savait depuis longtemps que ça lui était interdit. Surpris par le retour de mon grand-père, et pour ne pas se faire remarquer, il s’était caché dans une cornue vide. Quand on a commencé à le chercher, il n’a pas répondu. Alors, mon grand-père, ma grand-mère, leurs voisins, ont commencé à s’inquiéter et à le chercher activement, parce qu’il y avait la rivière qui coulait à proximité. Egalement inquiet de la tournure des choses, mon père sortait sa tête prudemment de la cornue pour voir ce qui se passait, et c’est ma grand-mère qui quand elle a aperçu ses boucles blondes a juste eu le temps de crier : « Il est là ! », avant de s’évanouir. L’émotion était telle qu’il n’a pas été puni. Aujourd’hui encore, mon père ne peut le raconter sans un serrement dans la gorge au souvenir de cette jeunesse enfuie. Comme nous n’avons pas pu visiter la maison, nous sommes allés de l’autre côté du village, dans le quartier de Gandelon voir la maison dans laquelle mon père est né.
Nous avons pu voir la maison, et une dame assez gentille nous a permis de voir les environs : j’ai ainsi pu voir le ruisseau dans lequel mon père a failli se noyer alors qu’il n’avait qu’un an, à cause d’un instant d’inattention de ma grand-mère. Il a été sauvé de la noyade par le prisonnier allemand qui l’a repêché.
Mais cette maison a une histoire.
Elle avait été achetée par mon arrière-grand-père, alors qu’il était bûcheron et qu’il possédait une entreprise de livraison de bois. Après la mort de sa première femme, la mère de mon grand-père et de ses frères, il s’était remarié, ce qui fait que mon grand-père a eu des demi-frères. Ensuite, il est mort tandis que mon grand-père était prisonnier en Allemagne. Quand mon grand-père est revenu d’Allemagne, s’est posée la question de la conservation de la maison. Il n’a pas réussi à s’entendre avec son frère cadet, et il n’avait pas l’argent pour racheter la part de ses frères, ce qui fait que la maison a été mise en vente aux enchères, et c’est un ancêtre du propriétaire actuel qui a pu l’acheter, grâce à la prime versée aux prisonniers de guerre par la municipalité communiste de Salernes.
Mon grand-père a alors dû commencer à se « louer » comme travailleur journalier auprès des propriétaires terriens des environs.
Ce n’est qu’en 1958 qu’il a trouvé une place fixe au château des Clos, à proximité du village de Saint-Antonin. Combien d’anecdotes mon père ne m’a-t-il pas raconté sur cette époque ! Mais ce fut aussi un des paradis de mon enfance, quand j’allais en vacances chez mes grands-parents. S’il est vrai que « les vrais paradis » sont, comme le souligne Proust, des paradis « perdus », c’est que l’oubli les a plongés dans l’ombre, en préservant des liens que la mémoire de notre intelligence tisse spontanément entre le passé et le présent. Pour écrire son roman-fleuve, Á la recherche du temps perdu, Proust a notamment eu recours à la théorie de « la mémoire involontaire » : la madeleine plongée dans une tasse de thé qui fait ressurgir un monde disparu qu’il s’agit de faire revivre par l’écriture. Je ne crois pas à cette théorie, bien que j’aie essayé : mes souvenirs sont épars, disséminés dans des notes, comme si ma vie avait été un immense recueil de notes en bas de page, ou un immense gâchis : je n’ai presque pas existé. Je me souviens d’avoir été heureux à Saint-Antonin, comme à Rome, à Milan, à Moscou, à Saint-Pétersbourg, ou à Nogent-sur-Marne. Je n’ai pas été malheureux dans l’hôpital psychiatrique où j’ai été interné.
Je me souviens de mes conversations avec ma psy, de mes conversations littéraires et de mes conversations sur Freud et sur Lacan : « la négation absolue n’existe pas » ; quant à Freud, il en a écrit des choses, en particulier « l’enfant est un pervers polymorphe ». Que nombre d’écrivains s’en soient pris au « charlatan viennois », à commencer par Nabokov, je ne le nie pas. Comme me le disait ma psy : « Les fous, on les enferme. » Ce qui est dommage, c’est que ce ne sont pas nécessairement les plus dangereux qu’on enferme. Ce sont surtout ceux qui ont du mal à s’adapter au mode de vie dominant et à ses valeurs, compétitivité, efficience, productivité…
2 août 2023.