Ma tante ressemble à Monica Vitti.
MONICA VITTI & MICHELANGELO ANTONIONI ~
une romance du cinéma à l'italienne, dont naîtra
un film avant-gardiste - « L’Avventura »
Ma tante ressemble à Monica Vitti.
C’est très niais et petit-bourgeois comme aveu, mais le fait est que ma tante me fait penser à Monica Vitti, l’actrice italienne qui fut la muse de Michelangelo Antonioni.
Elle est blonde comme elle. Comme elle, elle a toujours l’air d’être ailleurs, de ne pas être à ce qu’elle fait. Elle a un air à la fois amusé et vaguement ennuyé d’être là. Je suis sûr que ça ne lui plairait pas que je le lui dise, même si c’est un compliment de ma part, un compliment maladroit.
Il m’a toujours semblé que son métier, professeur de Lettres dans des lycées techniques, était indigne d’elle, bien qu’elle ait fini par s’y habituer, grâce à sa force de caractère. Il n’y a que pour moi qu’il y a là un paradoxe, consistant à imaginer la fragile beauté et l’expression aristocratique caractérisant Monica Vitti quotidiennement confrontées à la violence et à la vulgarité des sauvageons pour qui les icones punks de la laideur des banlieues constituent les canons de la féminité.
Je me suis souvent demandé comment elle avait réussi à tenir, non seulement à ne pas trahir ce qu’elle aimait (l’art de la Renaissance italienne, les villas de Palladio en Vénétie, les peintres toscans), mais peut-être même à le transmettre à ces élèves.
Sans doute avec beaucoup de modestie, et parce qu’elle avait foi en son métier, en son rôle de professeur chargée de transmettre des valeurs, et parce qu’elle croyait que la culture est un facteur de civilisation.
Sans doute aussi parce que ses élèves n’étant pas tous des sauvages, étant des êtres humains avant tout, ce qu’elle savait mieux que moi.
Je sais bien qu’on n’obtient rien avec un sentimentalisme un peu facile : les bons sentiments, la « générosité », tout cela ressemble furieusement au vent qui me souffle dans la boîte crânienne. Gide l’a écrit : « On ne fait pas de bonne littérature avec des bons sentiments. »
Je serais prêt à prendre l’étendard de la révolte pour aller défendre les gentils professeurs contre les mauvais élèves. Allons, il s’agit de se calmer : je ne défendrai aucune cause.
Je ferais mieux de me concentrer à fixer cette image. Mais pourquoi est-ce que j’en ai tant besoin ? Est-ce que je ne peux pas aimer ma tante comme elle est ? Est-ce que le milieu social et la réalité quotidienne qui sont les siens sont des obstacles à des sentiments normaux et sincères ? Pourquoi est-ce que j’ai besoin de me dire qu’elle aurait pu devenir actrice si elle l’avait voulu ? C’est étrange, ce besoin de construire des statues, de vénérer des images déformées. Cela ressemble furieusement à une échappatoire, histoire de mieux oublier le réel.
Je me souviens que mon oncle et ma tante ont fait leurs études à Aix-en-Provence. En ce temps-là, la faculté de droit était agitée et furieusement monarchiste. Ma tante se tenait prudemment à l’écart ; c’est mon oncle, avec ses amis, qui allait faire le coup de poing contre les « fachos ».
Et pourquoi cela ne m’évoquerait pas Monica Vitti ? En ce temps-là, dans les années 1960, elle formait déjà un coupe vedette avec Antonioni ; celui-ci avait déjà décidé que son œuvre se situerait au-delà des clivages politiques ; c’est pourtant lui qui prenait la peine de repousser les paparazzi, comme s’il accordait un semblant d’attention à ce que le réel a de plus sordide, tandis qu’elle avait déjà la tête ailleurs, dans les nuages.
Par-delà les nuages, c’est le titre du film qu’Antonioni a réalisé dans les années 1990, en 1996, trente ans après la trilogie L’Avventura, 1960, La Nuit, 1961, L’Éclipse, 1962, à l’époque où je découvrais son œuvre au cinéma. Par-delà les nuages : le titre, comme l’image, conviennent parfaitement à Monica Vitti aussi bien qu’à ma tante.
Ma tante a payé cher cet air aristocratique, ce dédain de la réalité, comme si elle avait la tête dans les nuages.
Je me souviens que les parents de ma tante habitaient Marseille. Marseille, que j’ai tant aimé détester par la suite, ne serait-ce qu’en raison de la rivalité régionale entre ma ville natale, Nice, et la métropole provençale, m’était apparue sous un angle favorable la première fois que je l’avais vue. Il y avait une foire aux santons en haut de la Canebière, non loin des Réformés, et tout près, une librairie où m’avait amené mon oncle, pour me rappeler que je n’étais pas le premier à avoir une religion de la chose écrite dans la famille. Le respect que mon oncle avait toujours accordé aux livres, l’admiration qu’il vouait à Proust et aux philosophes contemporains comme André Glucksman, Benny Lévy, Alain Finkielkraut, Régis Debray, et aux intellectuels de gauche, François Maspéro, Serge July, dépassera toujours ce dont je suis capable, ne serait-ce que parce j’ai toujours été méfiant à l’égard de l’engagement, surtout à gauche. Qui d’autre que mon oncle pourrait raconter aujourd’hui, avec la voix chargée d’émotion, les aventures de Victor Serge ou de Benny Lévy, le secrétaire de Sartre ?
Ce n’est pourtant pas là l’essentiel. Finalement, la plus grande qualité et le motif le plus légitime que j’ai d’admirer mon oncle, c’est bien d’avoir su conquérir et épouser ma tante. Outre une indéniable présence au réel, cela prouve sa finesse et sa sensibilité, en même temps que cela atteste de son bon goût.
Avec ma cousine, les rapports étaient plus conflictuels. Au fond, je crois que nous nous reprochions la même chose : d’être des enfants gâtés.
Je me rappelle, à ma grande honte, qu’à l’époque où j’avais déjà la langue bien pendue, un peu trop, je n’avais pas pu retenir une remarque blessante, qui avait beaucoup vexé ma cousine. Cette remarque m’avait paru tout à fait normale. Elle m’avait valu des remontrances de la part de mon oncle et de ma tante, qui m’avaient chauffé les joues.
Déjà, à cette époque, je ne comprenais pas que des remarques qui me paraissaient banales puissent susciter tant d’émoi. Je ne pouvais pas soupçonner le rôle de l’éducation reçue, et le fait que la mienne n’était peut-être pas optimale.
La langue bien pendue. Et toujours cette revendication un peu puérile du droit à dire ce qu’on pense.
Il faudrait évoquer aussi tous les autres épisodes où c’est ma cousine qui m’a remis à ma place, et que paradoxalement je n’ai pas trop envie d’évoquer.
Plus bizarrement encore, je ne me souviens pas des moments heureux et partagés, même s’il y en a forcément eu. Il y a des photos qui l’attestent. C’est comme si la nostalgie avait une saveur douce-amère, comme si c’était un entre-deux.
Oui, il est vraiment bizarre que je ne puisse m’empêcher de préférer penser que ma tante aurait pu devenir actrice de cinéma, une actrice aussi romantique que Monica Vitti, et que le plus grand succès de mon oncle, bien plus que sa carrière professionnelle ou ses prises de position politiques, c’est de l’avoir épousée.