Grand Oral.
Les Indégivrables (X. Gorce)
Grand Oral.
Ce grand Oral de juin 1997 a été important parce qu’il a eu un effet structurant sur ma personnalité. Mon mauvais caractère était déjà connu dans ma famille, ainsi que mes défauts, la frivolité, la vanité, l’indolence et une certaine propension à me laisser aller à des accès de colère et à montrer une agressivité déplacée quand les choses ne se passaient pas exactement comme je voulais ou que je n’arrivais pas à faire prévaloir mon point de vue.
C’est pourtant simple : pour faire prévaloir son point de vue et le faire accepter de ceux qui ne sont pas nécessairement d’accord avec vous, qu’il s’agit donc de convaincre, il faut se documenter et savoir de quoi on parle.
Déjà adolescent, j’avais tendance à lire des livres et à regarder des films de manière désinvolte, sans fournir d’effort intellectuel pour essayer de comprendre les raisons pour lesquelles leurs auteurs avaient donné une forme particulière à ce qu’ils avaient à dire. Je n’ai jamais vraiment cherché à comprendre la structure des livres que je lisais ou des films que je pouvais voir. Il me semblait naturel que ces chefs-d’œuvre aient été produits pour mon agrément et mon divertissement. Il me semblait naturel de mélanger la lecture de grands livres avec la lecture de bandes dessinées, de regarder des films d’auteur aussi bien que des films commerciaux et des navets. Il n’y a pourtant rien de naturel dans la production des grandes œuvres de l’esprit. La culture, entendue comme l’ensemble des chefs-d’œuvre de l’art, n’est pas une simple imitation de la nature.
J’avais donc, dès l’époque de mon adolescence, un comportement de consommateur culturel, une propension à la prédation envers les œuvres de l’esprit ainsi qu’une prédisposition à la psychorigidité, par manque d’humour et d’autodérision. J’ai toujours aimé me moquer des autres, mais j’ai toujours détesté qu’on se moque de moi.
Ce jour-là, je n’ai pas apprécié qu’on me pose des questions auxquelles je n’étais pas préparé alors que j’aurais dû l’être. Le travail a toujours été un problème pour moi et, malgré les avertissements visant à me prévenir que l’on n’a que ce qu’on mérite, j’ai toujours préféré n’en faire qu’à ma tête, qui n’a jamais été bien solide.
Il n’est pas bien grave de ne pas avoir la solution à des problèmes complexes, il est d’ailleurs impossible d’avoir réponse à tout. A condition cependant de faire preuve de tolérance, d’ouverture d’esprit, et d’un minimum de savoir-vivre consistant à écouter ceux qui savent et qui ont donc quelque chose à vous apprendre. Ces qualités, je n’ai jamais su les acquérir à cause de mon mauvais caractère.
Cette incapacité à répondre de manière intelligente et constructive aux questions qui m’avaient été posées n’a fait que renforcer ma propension à la mauvaise foi et à une misanthropie de mauvais aloi. Et après, je m’étonne mais il n’est pas très étonnant que ma compagnie ne soit pas recherchée. Les gens préfèrent les individus souples, simples et souriants, de bonne humeur et qui ne se prennent pas la tête, plutôt que ceux qui se torturent l’esprit pour pas grand-chose et dont les longues ruminations n’accouchent que d’une souris.
J’écris pour me prouver que j’existe et que je n’ai pas vécu en vain.
Si j’ai écrit cette première scène-confidence, c’est parce que mes parents et mes grands-parents avaient placé de grands espoirs en moi, et que lors de ce grand Oral, j’ai été confronté à mes limites.
Il m’a fallu des années pour parler de ce grand Oral parce que la vie a suivi son cours et que je n’ai eu de cesse de m’adapter, comme l’exige cette société au lieu de me révolter au nom de l’exigence de clarté et d’intelligibilité du monde. Si je l’ai tu jusqu’à présent, c’est parce qu’il me semblait que c’était un non-évènement, qu’il y a des choses beaucoup plus graves, comme la guerre (à l’époque en ex-Yougoslavie, aujourd’hui en Ukraine), l’épidémie et parce que je ne suis pas trop à plaindre. Mais moi j’aurais bien voulu arrêter le cours du temps, rester un enfant, conserver les joies pures de l‘enfance.
J’ai toujours cru que la nausée qui m’avait saisi ce jour-là, j’arriverais à m’en débarrasser tout seul. Or, il n’en a rien été. Toute ma vie, j’ai traîné cette foutue nausée, « l’existence qui se dévoile », d’après Sartre. Les autres se justifient par leur utilité sociale, par leur métier, par leurs enfants pour lesquels ils se font du souci. Ils ont des activités, des préoccupations concrètes qui les accaparent. Je n’ai rien de tout ça. Seulement la philosophie (ou plutôt, parce que je ne suis ni agrégé de philosophie, ni professeur, la gamberge : « la gamberge a fait de moi un pauvre homme de plus », comme le chantait Jean Yanne) et ses « apories », ses questions sans réponse : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? D’où vient le mal ? Pourquoi y a-t-il de la violence ? d’où venons-nous et où allons nous ? » Ce n’est certes pas notre classe politique qui peut répondre à ces questions.
J’ai toujours été timide envers les femmes, à cause de ce foutu désir physique et de ma propension à les idéaliser. Résultat, j’ai eu recours à tous les expédients pour le satisfaire, ce désir physique, croyant le faire passer, et évidemment il n’est jamais passé.
Si j’ai décidé d’en parler aujourd’hui, c’est pour une raison simple : je n’ai pas décidé grand-chose dans ma vie, je ne vois vraiment pas comment on peut choisir entre le bien et le mal dans une société où les interdits se multiplient pour nous contraindre à vouloir le bien. Vouloir le bien, c’est une chose, le faire c’en est une autre : et comment faire le bien quand on n’a ni femme, ni enfant, ni métier ?
Je voudrais savoir si cela fait le même effet à tout le monde de ne pas se sentir appelé par un grand destin, d’être sans destin particulier, obligés de regarder et de commenter les faits et gestes des vedettes de la société du spectacle et des sportifs, alors qu’il y a tant de grands livres à draguer et de jolies filles à lire, à moins que ce ne soit l’inverse.