Après les Bucoliques.
Après les Bucoliques.
Roberto ferma son exemplaire des Bucoliques. Il soupira. On était le 15 août, « Ferragosto », la journée était chaude, sans vent, les rues de la Ville étaient désertes, Rome ressemblait à un petit village de Calabre, des Pouilles ou de la Basilicate : abandonnée sous un soleil de plomb. Et il n’était pas encore midi. La Ville était désertée même par les hommes politiques. S’ils n’étaient pas en vacances, c’était tout comme : sans doute en congrès dans une station balnéaire de la côte Adriatique. Et Roberto pensait que c’était bien dommage. Car il avait deux mots à leur dire, et en cet instant précis, il savait exactement comment les leur dire. Dommage, vraiment, qu’ils ne fussent pas là. À eux qui s’adressaient à un pays composé en grande majorité de citadins, vantant les vertus supposément rurales, la simplicité, le bon sens, le naturel, l’ « authenticité » - par opposition à la réputation de sophistication des citadins sans doute -, il aurait bien voulu leur jeter Virgile au visage, non seulement pour exprimer sa révolte contre la soumission passive qu’il observait chez la plupart de ses concitoyens face aux scandales et aux atteintes à la dignité humaine, mais aussi pour voir ce qu’ils auraient répondu.
Virgile, oui. Le poète des bergers et des champs, n’avait-il pas magnifié les paysans dans une langue précieuse, leur prêtant même la capacité dans des exercices rhétoriques à coups de chants amébées et de distiques ? Alors si c’est ça le naturel et la simplicité… Mais peut-être auraient-ils répondu que Virgile est moins grand que Théocrite, son devancier plus réaliste ? Ou encore que ces auteurs anciens sont obsolètes, et qu’il faut se soumettre aux réalités économiques, comme le prônent les intellectuels vantant la mondialisation heureuse et la nécessaire adaptation des citoyens aux « évolutions » de la société. Roberto n’avait aucune intention de s’adapter ou de se soumettre. C’est qu’il était vivant, lui. Si ses contemporains n’étaient pas entièrement passifs, il voyait bien qu’ils étaient surtout accaparés par leurs petites affaires et défendaient assez habilement leurs intérêts, tout comme les grands d’ailleurs. Roberto, lui, l’éternel inadapté, l’éternel homme en trop, avec sa sensibilité d’écorché-vif et son dandysme qui s’accordait mal avec les préoccupations mesquines des bourgeois et des prolétaires, les défendait très mal, ses intérêts. Alors, pour une fois, il ne se laissa pas démonter : les intellectuels contemporains étaient bien petits comparés à Théocrite, et celui-ci était moins grand que Parménide, le présocratique de l’être, de l’essence, du dieu immuable, et que Héraclite, celui du changement perpétuel, des choses comme de notre vie intérieure, « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ».
Roberto était fatigué. Il s’était échauffé l’esprit, s’inventant des ennemis imaginaires, et des situations idéales dans lesquelles il aurait facilement eu le dessus. Cette faculté à rêvasser était épuisante pour les nerfs. Il aurait eu besoin de se défouler, de pratiquer des exercices de type sportif. Voilà ce qui lui manquait : une bonne activité physique, une saine fatigue.
En attendant, il avait faim. Dans le réfrigérateur, il n’y avait que deux œufs et un citron. Ce n’était pas suffisant pour faire un festin à la manière d’Ivan le Terrible, mais c’était assez pour faire un repas de roi déchu, de roi sans divertissement, dépossédé des oripeaux du pouvoir, revenu à une plus juste appréciation de ses propres qualités, au milieu de ses semblables, comme un homme parmi les autres.
Octobre 2024.