L’émeu ému.
L’émeu ému.
C’est un animal sensible, l’émeu. Un animal qui ne supporte pas la compétition, ni même la présence des autres animaux. Il refuse à ce point la rivalité, la concurrence, et tous ces phénomènes qu’on dit naturels aux bêtes qu’il a renoncé à apprendre à voler. Au début, il n’y a vu que son intérêt à court terme : il s’est ainsi épargné la fatigue d’une quantité considérables d’efforts inutiles, sacrifice qui lui permettait de n’être pas comparé à d’autres volatiles, forcément plus doués, comparaison qui ne pouvait que tourner à sa confusion : les autres auraient volé mieux, plus longtemps, de manière plus élégante, ils auraient volé utile – alors que lui s’il avait appris à voler, ç’aurait été seulement pour échapper à l’insupportable compagnie de ces piailleurs sans retenue. Bref, il se serait toujours trouvé un juge pour lui dire qu’il volait mal.
Au lieu de ça, n’ayant jamais appris à voler, il lui arrivait parfois – pas souvent, parce que les autres n’étaient pas si bêtes – de pouvoir jouir de ces instants où il pouvait rêver sur la beauté du monde.
Il y avait cependant un revers à cette médaille : l’émeu, en effet, est doté d’un aspect incroyablement laid et ridicule. Il est inutile de chercher à le convaincre du contraire : à la fois plus sensible et plus intelligent que la plupart de ses flatteurs intéressés, l’émeu a une conscience aiguë de sa laideur et de son aspect ridicule.
Cette conscience aiguë, les autres volatiles la prennent pour une tentative de se montrer supérieur ; comme ils le croient plus fort ou, plus exactement, parce qu’ils pensent qu’il se croit plus fort que tout le monde, ils ne se privent pas de se moquer de sa laideur et de ses ridicules, et de cela, l’émeu ne peut s’empêcher de souffrir.
Personne ne l’aime, c’est une évidence. Mais comme il a un peu cherché cette situation, personne ne songe non plus à le plaindre. D’autant que, circonstance aggravante, il ne peut s’empêcher de trouver ridicule à son tour le seul animal femelle qui aurait pu le comprendre parce qu’elle lui ressemble, l’autruche.
L’émeu, seul et ne sachant voler, ne sait pas où aller. Dépourvu d’amour et de compassion, il n’émeut personne.
Se rapprochant d’un point d’eau, il aperçoit soudain le paon qui se mire dans l’onde flatteuse et, tel un nouveau Narcisse, tombe amoureux de son image.
L’émeu, partagé entre le fou-rire nerveux et l’incrédulité, s’interroge : est-ce là l’animal que les autres admirent pour sa beauté ? C’est tout simplement injuste : « Si le paon s’admire lui-même, pourquoi les autres ne lui font-ils pas sentir sa vanité ? Pourquoi ne s’accordent-ils pas le bénéfice de ma lucidité, si j’ai la faiblesse de la croire au moins aussi grande que la beauté du paon ? »
L’émeu, ému, peut sourire : il vient enfin d’être initié à l’injustice universelle, celle qui rassemble tous les animaux.
2001.
Repris en octobre 2024.