Je me souviens… du Chant des Partisans.
Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ?
Ami, entends-tu ces cris sourds du pays qu’on enchaîne ?
Ohé, partisans, ouvriers et paysans, c’est l’alarme
Ce soir, l’ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes
Montez de la mine, descendez des collines, camarades
Sortez de la paille les fusils, la mitraille, les grenades
Ohé, les tueurs à la balle et au couteau, tuez vite
Ohé, saboteur, attention à ton fardeau, dynamite
C’est nous qui brisons les barreaux des prisons pour nos frères
La haine à nos trousses et la faim qui nous pousse, la misère
Il y a des pays où les gens au creux des lits font des rêves
Ici, nous, vois-tu, nous on marche et nous on tue, nous on crève
Ici chacun sait ce qu’il veut, ce qu’il fait quand il passe
Ami, si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place
Demain, du sang noir séchera au grand soleil sur les routes
Chantez, compagnons, dans la nuit la Liberté nous écoute…
C’est évidemment un très beau chant, très émouvant quand il est chanté avec douceur et précision. Mais c’est l’intention qui n’est pas très claire : pourquoi donc est-ce que je tiens à le faire chanter par un pédophile enfermé dans les quartiers de haute sécurité à la prison de la Santé ?
Il y a là-dessous une intention moralisatrice qui se dissimule mal. L’interprétation la plus évidente consisté en effet à y voir une révolte contre cette opinion dominante qui fait du pédophile l’ennemi public n° 1, la figure repoussoir la plus exécrable de la société contemporaine. D’une certaine manière, j’ai l’impression que pour un grand nombre de gens, les pédophiles, avec ce qu’ils ont fait, se sont eux-mêmes exclus de la communauté des citoyens et qu’ils ont perdu leur statut d’êtres humains.
Ainsi, dans le courrier des lecteurs d’un grand quotidien du soir, un lecteur réfléchi trouvait étonnant, si ce n’est choquant, que les réalisateurs d’un documentaire sur les enfants abusés s’attachent à mettre en évidence l’humanité du pédophile. Il faut reconnaître que la lettre de ce lecteur étaient particulièrement argumentée, et ses arguments pertinents : pourquoi demander à une victime d’attouchements sexuels de pardonner à son agresseur avant même que les faits aient été établis et jugés, c’est-à-dire que la Justice ait tranché le point de savoir si c’est la société qui, par son silence, avait produit ce « monstre » devenu un pédophile, ou si c’est l’individu qui, refusant de renoncer à sa liberté naturelle (l’assouvissement de ses pulsions au détriment d’enfants innocents, réifiés, traités en moyens au service d’une fin criminelle) en échange des libertés civiques que lui garantit une société libre et démocratique, avait abusé de la confiance de celle-ci ? Compassion et compréhension à l’égard des victimes, avant d’exiger que celles-ci ne pardonnent, voilà ce que réclamait ce lecteur.
Pourtant, si les réalisateurs du documentaire ont éprouvé le besoin de rappeler l’humanité du pédophile, c’est parce qu’ils étaient gênés par ce bel unanimisme manichéen qui tend à séparer les victimes et les coupables, les normaux et les anormaux, faisant des pédophiles des monstres irrécupérables, insusceptibles de rédemption, incarnations facilement identifiables du Mal.
Voilà ce qui me gêne : qu’on fasse des pédophiles les nouveaux bouc-émissaires, sur lesquels peuvent se déchaîner impunément les passions populaires, et en particulier un désir de vengeance primaire. Mon rôle, en tant qu’intellectuel critique, mais aussi en tant en tant qu’adulte en proie à ses propres démons, c’est de rappeler qu’il est aussi un être humain qui a droit à une deuxième chance. Il n’y a pas d’un côté les pédophiles mondains qui, parce qu’ils sont célèbres et bénéficient de réseaux de soutien, peuvent s’entraider et invoquer l’héritage de Mai 68 pour justifier leurs propres agissements, et de l’autre, celui qui n’ayant pas d’appuis, pourrait être livré à la vindicte populaire sans discernement. Si nous avons besoin d’une nouvelle morale sexuelle, si la libération de l’après-68 justifie que le Droit s’adapte à l’évolution des mœurs jusqu’à reconnaître le mariage pour tous, ce « progrès » doit être valable pour tous. Sinon, il ne s’agit que de fabriquer de nouveaux martyrs. Alors, même si placer le Chant des Partisans dans la bouche d’un pédophile peut paraître à première vue déplacé, puisque cela revient à faire des criminels sexuels des descendants des résistants à l’occupation nazie, cela ne manque pas de sens : cela revient à rappeler que le conformisme consiste à admettre que les puissants, les célébrités ont tous les droits, qu’ils peuvent tout se permettre, tandis que le respect de la loi et de la morale ne serait exigé que des citoyens anonymes et ordinaires. Qu’avons-nous fait de la morale laïque, valable pour tous ?
Il n’est pas inutile, à cet égard, de relire l’apologue Devant la Loi de Franz Kafka, ainsi que Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), d’Henri Bergson, dans lequel le philosophe pose la distinction entre « société ouverte » et « société fermée », reprise plus tard par Karl Popper, distingue la « morale close » et la « morale ouverte », la première désignant le système d’habitudes qui règlent notre conduite en fonction des exigences sociales, la société qui fait pression sur l’individu n’étant pas l’humanité en général mais la famille, le clan, la tribu, bref une société close dont les impératifs ne sont pas ceux de la morale kantienne par exemple, ne valant pas pour tout être raisonnable en général, mais seulement pour des groupes à part et fermés. Au contraire, « la morale ouverte est l’appel du Héros, de l’homme supérieur, du saint ou du mystique », soulevé par « l’élan vital même et qui tâche d’entraîner les autres hommes à sa suite. Tels furent Socrate, Jésus-Christ et les saints du christianisme. Ce n’est plus une pression, comme la société, qu’ils font peser sur les individus, pour les figer dans la routine et constituer une morale statique, c’est un appel qu’ils font entendre, une émotion qu’ils communiquent et qui pousse derrière eux les multitudes enflammées, avides de les imiter. » Ce qu’ils fondent est une morale ouverte. On pourra également relire Français, encore un effort si vous voulez être républicains (1795), un écrit du marquis de Sade qui ne peut être considéré comme blasphématoire que par les sots, avachis dans le confort matériel, qui confondent les fausses valeurs avec des lanternes.
Le fait est qu’à la prison de la Santé, en particulier dans les quartiers de haute sécurité, la chaleur est singulièrement éprouvante. L’attention médiatique s’est portée sur d’autres sujets, les conditions de vie dans les prisons françaises ne sont plus forcément la priorité, alors même qu’une société se juge à la façon dont elle traite ses laissés-pour-compte, et en particulier ses délinquants.
Dans les quartiers de haute sécurité, les prisonniers sont seuls. Et les pédophiles sont tenus à l’écart, pour qu’ils ne soient pas agressés par les autres détenus, en raison du caractère particulièrement odieux de ce qu’ils ont fait.
Le pédophile est donc seul. La chaleur le fait transpirer, ses vêtements lui collent à la peau et lui donnent l’impression d’être sale. Il se sent sale, tout à coup la chair lui fait horreur, lui qui justement fait horreur aux autres parce qu’il a succombé à sa faiblesse face à la chair. Il voudrait tant que quelqu’un soit là pour parler, pour qu’on le comprenne, il voudrait tant qu’on oublie ce qu’il a fait, il voudrait ne pas l’avoir fait, si seulement ça pouvait n’être qu’un mauvais rêve, un cauchemar, pour qu’enfin il puisse se réveiller.
Mais il y a peu de chances que les autres oublient. Les règles qu’il a transgressées sont plus importantes que de simples règles de droit écrit. Ce sont les règles non dites, celles sur lesquelles repose le minimum de consensus indispensable à la civilisation et à la cohésion de la société. Il y a peu de chances qu’ils oublient, parce qu’avec le respect de ces règles, ce qu’on exige d’eux, c’est qu’ils sacrifient ce qu’ils avaient de plus précieux, l’innocence et l’irresponsabilité de l’enfance. Déjà qu’ils doivent affronter la morgue des puissants, s’ils oubliaient, c’est comme s’ils acceptaient de se faire avoir une deuxième fois. Il y a peu de chances pour qu’ils oublient ce qu’il a fait.
Alors, le prisonnier de la cellule du fond chante. La voix du prisonnier de la cellule du fond est si claire, si chargée d’émotion, que pour quelques instants les autres prisonniers se sont tus pour écouter. Il fait chaud et le prisonnier de la cellule du fond, comme les autres, souffre de la chaleur. Il souffre de l’odeur d’urine qui devient pestilentielle avec la température. Il souffre et il halète, parce que la chaleur lui coupe la respiration. Il se sent oppressé, comme si un poids intolérable lui appuyait sur la poitrine. Néanmoins, il chante, et sa voix est si pure et si cristalline que les autres détenus se taisent pour l’écouter. Les gardiens qui regardent la télévision lui prêtent une oreille distraite, mais s’ils sont tentés de maugréer, ils n’en sont pas moins émus. Dans la cellule du fond, le prisonnier entonne son chant de rage et de désespoir.
Qui l’eût cru ? le groupe des quatre Antillais, qui ont l’habitude des parties de cartes survoltées, avec la musique à plein volume, ont baissé le son, leurs rires se sont faits plus discrets et, mine de rien, ils écoutent. Le gardien chargé du petit commerce qui permet d’améliorer l’ordinaire des détenus s’acquitte de sa tâche en silence. Tous écoutent. Dans la chaleur de ce début d’été, les rumeurs de la ville arrivent étouffées, l’air est lourd, la brise est presque chaude. Sur le boulevard Arago, les feuilles des arbres sont agitées par le vent, mais de toute façon les prisonniers ne peuvent pas les voir.
Au fond du couloir, dans sa cellule, le prisonnier tente de concilier le maximum de douceur et le maximum d’intensité. Il a chaud, ses vêtements lui collent à la peau, il est mal à l’aise, aucune position ne lui permet de trouver un peu de repos, ni quelques instants de tranquillité. Il est animé d’une fureur sourde, alors il chante. Le prisonnier de la cellule du fond est pédophile.
La prison n’est plus à la une de l’actualité. Pourtant, comme ceux qui n’ont pas de toit pour dormir souffrent surtout en hiver, les détenus redoutent quant à eux surtout l’été. Avec la chaleur, la saleté, la crasse deviennent intolérables. Chacun est poisseux, et le savon qui fait partie de ces produits qui améliorent l’ordinaire, ce qui signifie qu’il faut l’acheter, est presque considéré comme un produit de luxe.
Est-il bien raisonnable de s’intéresser aux conditions de vie dans les prisons ? Si elles devenaient plus décentes, serait-ce encore de la prison ? Déjà que les peines de mort et de déportation ont disparu, ainsi que les travaux forcés, faut-il se préoccuper maintenant du sort des prisonniers ? il est vrai que la prison n’a jamais permis de faciliter la réinsertion sociale des détenus. Mais si la vie en prison était plus tolérable, auraient-ils seulement envie de se réinsérer dans la société ?
L’opinion publique, dans son infinie sagesse, a préféré changer de sujet. Il reste les questions sans réponse.
Après tout, que peut-on y faire ? Je pose la question.