L’Homme qui voulut être calife

     L’Homme qui voulut être calife.

    C’est sous le pont d’Arcole que je l’ai rencontré, juste au pied de l’Hôtel Dieu, où la plèbe parisienne est longtemps venue se réfugier. Quant au pont d’Arcole, qui s’en souvient aujourd’hui, ce ne fut pas une victoire facile. On raconte même qu’il fallut beaucoup d’imagination à David pour peindre son Bonaparte au pont d’Arcole, romantique et triomphant en diable. Enfin, à cette époque, le général n’était pas encore l’Ogre qui dépeuplait les campagnes françaises pour assurer le triomphe de ses campagnes militaires.

     Cela, mon bonhomme ne voulait pas le savoir. La gloire militaire avait été sa raison de vivre. Mais l’extrême dénuement dans lequel il vivait sonnait comme un terrible désaveu. Sa misère frisait l’indigence. Comment avait-il pu en arriver là ?

    J’avais sous les yeux le résultat de rêves éperdus de conquêtes. Cet homme s’était vu à la tête d’un véritable empire colonial. Il avait désormais dans la tête une colonie de souvenirs, embellis en proportion inverse de la misère matérielle dans laquelle il vivait.

    Il avait fait la guerre d’Algérie. Il était un de ces petits blancs partis de France pour aller faire fortune aux colonies, et qui avait surtout rencontrés l’aridité d’un pays qui n’avait rien à voir avec une terre prodigue. La guerre avait été une sorte de bénédiction, en permettant d’espérer que les exploits militaires soient récompensés par la distribution de vastes domaines. Son zèle n’en avait été que plus grand. Il avait combattu dans l’armée française parce qu’il était sincèrement que la cause de l’Algérie française était une cause juste. La mission civilisatrice de la France n’avait pas été seulement une expression enflée, vaine et creuse. Il y avait eu des réalisations concrètes. Les injustices sociales étaient criantes : ne l’étaient-elles pas restées ? Qu’avait apporté l’indépendance aux Algériens ? Ni l’instruction, ni l’eau courante. Simplement, les révolutionnaires qui étaient capables d’exécuter leurs compatriotes au nom de l’indépendance avaient remplacé les colons blancs dans le rôle des élites corrompues. Il n’était même pas sûr que ceux qui profitaient aujourd’hui le plus du système étaient ceux qui s’étaient battus avec le plus de courage pendant la guerre.

    Oui, il en était persuadé, la cause de l’Algérie française n’était pas une mauvaise cause. Mais elle avait été balayée par l’Histoire, à une époque où l’indépendance des territoires était à la mode. Oui, à la mode. Parfaitement. Il n’avait pas peur de le dire. Ceux qui parlaient aujourd’hui du nécessaire dépassement des souverainetés nationales en Europe étaient les mêmes qui défendaient l’indépendance des ex-colonies dans le cadre du vaste mouvement de décolonisation de ces années-là. Étaient-ils en contradiction avec eux-mêmes ? Cela, il n’aurait su le dire. En revanche, il les trouvait très habiles dès lors qu’il s’agissait de se trouver au bon endroit, au bon moment, toujours prêts à voler au secours de la victoire.

    Et la torture ? Que pensait-il de la torture que l’armée française était accusée d’avoir pratiquée ? Là encore, il haussait les épaules. En ce qui le concernait, il n’avait pas eu à y recourir. C’étaient les services de renseignement qui l’avait employée, et lui n’en faisait pas partie. Pour cela, il pouvait remercier la Providence. Cependant, il n’aimait pas la réouverture du débat sur la torture. Quel débat ? Cela faisait du bien à certains d’en parler ? Il y voyait surtout une énième tentative pour se dédouaner, en rejetant la responsabilité dans un seul camp, celui des hommes qui s’étaient battus au service d’une cause perdue d’avance. Comme s’il ne suffisait pas aux gens de rejeter la responsabilité sur les hommes politiques qui les gouvernent, et qu’il leur fallait aussi réveiller les morts. Tout ça n’était pas sérieux. Ce n’était pas sain non plus. Autour de lui, il ne voyait que signes extérieurs de richesses, opulence indécemment étalée, appétit de vivre et de jouir. Mais parce que les gens avaient besoin de cultiver leur bonne conscience, ils rouvraient de vieux débats périmés, pour le seul plaisir de se prendre au sérieux et de rejeter la faute sur les morts.

    Lui-même n’en avait voulu qu’à un seul : le général de Gaulle, qui avait mis fin à la guerre au prix d’un mensonge à l’égard des Français d’Algérie. Mais il ne lui en voulait plus, c’était fini, le général était mort, à quoi bon réveiller les fantômes. Pourtant, ç’avait été un sacré mensonge, qui avait fait s’écrouler tous ses rêves. Il n’était pas le seul dans ce cas, ils avaient été quelques-uns à s’être vus propriétaires terriens, à la tête de vastes domaines sur lesquels auraient travaillé des familles d’Algériens. Auraient-ils été malheureux ? Pas vraiment, mais la question n’était pas là. Le fait est que, depuis la guerre de Sécession aux États-Unis un siècle plus tôt, l’esclavage était considéré comme la pire insulte à la dignité humaine. Et le modèle sur lequel ils auraient fait travailler les indigènes ressemblait trop à l’esclavage. Mais c’était fini, l’esclavage, du moins officiellement, car dans les faits il ne s’était que déplacé. Eux ne l’avaient pas compris à temps, tandis que les Algériens le savaient, sans mérite particulier, c’était le sens de l’Histoire.

    C’est comme ça que s’étaient envolés ses rêves. Il n’avait pas voulu être calife à la place du calife, juste un calife parmi d’autres dans le vaste empire colonial. Si le réveil avait été brutal, il avait néanmoins trouvé sa consolation. Napoléon aussi avait vu ses rêves se briser. Son empire avait été anéanti, et le territoire de la France s’était retrouvé plus petit à son départ qu’à son arrivée. Lui aussi avait connu la terrible épreuve de l’ostracisme, de l’exil solitaire, loin du sol natal et du territoire de ses conquêtes. Quant à mon bonhomme, regardant couler la Seine sous le pont d’Arcole, le temps qui passe en même temps que les touristes sur les bateaux-mouches, il ne lui semblait pas que l’horizon de ses rêves fut beaucoup moins vaste que celui de Napoléon, seul sur son îlot de Sainte-Hélène.

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Je me souviens… du Chant des Partisans.