Lettre à l’enfant que j’étais.
Lettre à l’enfant que j’étais.
Comme je t’ai trahi, petit bonhomme !
Toi qui rêvais de grandes choses, qui avais de belles et nobles espérances, avec ton caractère fier et ombrageux, croyant pouvoir ne pas s’en laisser compter par les pièges et les mirages, rester fidèle à ces aïeux sans noble ascendance mais avec du tempérament et une âme bien trempée, ayant traversé la guerre et les temps difficiles avec vaillance et courage.
Ils n’étaient pas des va-t-en-guerre, sans être flamboyants, ils n’étaient pas non plus des tire-au-flanc. Ce n’étaient ni des cuistres, ni des cagots, c’étaient des gens de peu, qui avaient du coeur à l’ouvrage, de la constance, de la persévérance et de l’endurance, faisant bien ce qu’ils avaient à faire. Ils aimaient rire, les fêtes entre amis, chaleureux et hospitaliers sous des dehors froids et austères. Dans leur travail, malgré le rude labeur de la terre, ils avaient le goût de la belle ouvrage et la fierté de leur savoir-faire. Pour leurs loisirs, ils privilégiaient les plaisirs simples, tranquilles et pacifiques.
Petit bonhomme, grand petit homme ! Toi qui marchais fièrement sur la terre de tes ancêtres d’un pas sûr et la tête haute, vois ce que je suis devenu ! Un adulte tremblant dont les repères ont vacillé. Que s’est-il passé ? Tu n’as pas manqué d’ambition mais ton âme aussi bien que ta sensibilité n’étaient pas faites pour supporter les jeux troubles du pouvoir, les compromissions, les arrangements pas plus que les victoires qui se paient des larmes et du sang des autres. Tu croyais être fait pour commander et déjà tu ne savais pas obéir ; quant à donner des ordres, tu as préféré laisser ça aux petits chefs. Elle fut courte et brève, ta carrière dans la course aux honneurs, suffisamment édifiante pour te dégoûter des stratagèmes par lesquels les intrigants s’attirent la gloire.
O puissants de la Terre ! Qu’elles sont faisandées, vos décorations ! Qu’ils sont dérisoires, les titres et les récompenses que vous exhibez avec ostentation !
Petit bonhomme, grand petit Niçois ! Que tu as aimé les paysages de ta terre natale ! Les collines et les montagnes, le ciel pur et la mer d’azur entre lesquels tu es né ! Le citron et l’olivier, la vigne et les palmiers ! Cette ville qu’ont rendu célèbre aristocrates russes et dandys anglais ! Si tu t’es parfois laissé éblouir par le luxe, tu n’as pas dédaigné le petit peuple des ouvriers piémontais ! Tu as été désinvolte, lunatique et primesautier ! Tu as aimé l’architecture baroque et extravagante de cette ville à nulle autre pareille, tu as aimé les odeurs de la gastronomie locale dans les ruelles de la vieille ville, autant que les effluves d’essences rares, le parfum de la brise marine et de l’ambre solaire, celui des eucalyptus et des pins sur les collines, la caresse du soleil à l’heure zénithale où la ville s’endort sombre dans la torpeur méridionale, tandis que tu partais vers l’Italie, sur les pas des grands conquérants et des touristes érudits ; tu as aimé te promener à l’heure vespérale de la « passeggiata », quand le soleil décline à l’horizon et que les femmes sont belles, légèrement abruties par des heures de bronzette sur la plage de galets, face au grand large, rêvant aux contrées lointaines.
Cours, petit bonhomme, grand petit Niçois ! Cours après la vie, essaie de la retenir, qui te file déjà entre les doigts. Cours, petit homme, affronte les dangers, mille périls, prends tous les risques : celui de penser et de déplaire, de plaire et de dépenser. Soldat vaincu des guerres dans lesquelles tu n’as pas combattu, tu t’en sortiras si tu te méfies de ceux qui parlent avec des majuscules !
Qu’est-ce que tu as aimé te promener, dormir et voyager ! Rêver dans tous les cas et en toutes circonstances. Rêver d’un monde meilleur et plus juste, dans lequel la science et de la technologie n’auraient pas une place prééminente, pas plus que les technocrates et les voleurs d’identité, les faucons et les vrais. D’un monde où les hommes et les femmes de bonne volonté pourraient vivre en paix, sans défiance et sans se regarder en chiens de faïence.
mars 2023.