Politiquement correct. L’imposture.
Qu’est-ce que le politiquement correct ?
Le politiquement correct est une volonté de faire la morale au peuple, au lieu de chercher à résoudre ses problèmes, ce qui est pourtant la fonction de la politique et la justification du pouvoir politique. Le politiquement correct est un discours moralisateur qui prétend se substituer à l’action politique, au mépris de la distinction entre Morale et Politique, dont nous savons depuis Machiavel qu’elles ne font pas nécessairement bon ménage (l’action politique n’a pas toujours à être morale, et a fortiori ne peut pas toujours se conformer aux bons sentiments des bien-pensants professionnels qui prétendent ériger une morale publique en modèle de la vertu citoyenne. Exemple : si l’on considère que les problèmes de ce pays sont avant tout économiques et sociaux, que les préoccupations majeures du peuple concernent le pouvoir d’achat et l’emploi, l’action politique devrait avoir pour objectif de créer des emplois à tout prix, y compris des emplois dans des secteurs d’activité qui posent problème à la morale environnementaliste, écologiste, comme l’exploitation du gaz de schiste. Au lieu de ça, le débat public est verrouillé, et il est interdit d’évoquer les avantages économiques que pourrait apporter la viabilisation d’un tel secteur d’activité, tels que la réduction de la dépendance énergétique à l’égard de l’étranger, ou la création d’emplois, parce que le gaz de schiste, c’est mauvais pour l’environnement. Le tabou l’emporte sur la liberté du débat public, le tabou verrouille l’action politique).
Pendant les Trente Glorieuses, la France a connu une période d’expansion dont elle n’était pas entièrement responsable (il y avait aussi des facteurs extérieurs qui permettaient d’expliquer cette croissance de la richesse et du niveau de vie, l’expansion était internationale), qui a permis au pouvoir politique, et en particulier au général de Gaulle, de se préoccuper surtout des affaires étrangères, de la place de la France dans le monde, de la grandeur de la France. Mais sur le plan intérieur, en matière de politique intérieure, tout le monde n’était pas d’accord avec la politique du général de Gaulle, il n’y avait pas de consensus contrairement à une illusion rétrospective, il y avait aussi des mécontents et des exclus. C’est ce qui explique le vote communiste, et l’importance du Parti Communiste dans ces années-là. Aux yeux d’un certain nombre, la politique gaulliste était une politique qui servait surtout les intérêts d’une classe sociale déjà privilégiée, la bourgeoisie.
Le gaullisme a offert une vision idéalisée de la France et des Français sous l’Occupation et pendant la Seconde Guerre mondiale (le mythe d’une France toute entière engagée dans la Résistance, sans collabos ni attentistes), et cette vision unanimiste, réconciliée, d’une société sans classes sociales, sans intérêts antagonistes de classes, toute entière engagée dans un même projet, toute entière derrière son chef, a servi de socle idéologique à cette ambition d’une France qui avait un rôle à jouer dans le monde, un rôle de premier plan, parce que la France était un grand pays et les Français un grand peuple. Mais tout le monde ne partageait pas cette manière de voir, et la motivation principale du vote protestataire, c’est-à-dire communiste, résidait dans le constat que les fruits de cette prospérité n’étaient pas équitablement répartis, que la croissance des Trente Glorieuses ne suffisait pas à elle seule à réduire les inégalités économiques et les injustices sociales.
Le conservatisme est une tendance de l’esprit qui se nourrit d’une nostalgie un peu facile d’un âge d’or illusoire, et encore aujourd’hui la nostalgie de la France des Trente Glorieuses, de la France des années 1960 et de la France du général de Gaulle, procède de cette mémoire parcellaire et partiale, de cette illusion d’une époque bénie qui ne retient pas tout.
Mais le progressisme offre à l’esprit le même écueil dans l’autre sens, en ce qu’il a tendance à idéaliser l’avenir, à faire croire que l’avenir sera meilleur parce qu’il sera possible demain d’inventer un homme nouveau, de créer de nouveaux rapports entre les hommes et les femmes, et de nouveaux rapports entre l’homme et la nature.
Alors que la clairvoyance et le réalisme devraient conduire l’action politique à se méfier de ces deux écueils, de ces deux paresses de l’esprit, la nostalgie d’un passé débarrassé de ses imperfections, et l’illusion d’un futur différent et d’un avenir meilleur, en se concentrant sur les problèmes économiques et sociaux, c’est-à-dire concrets et matériels, la tentation est trop grande pour penser qu’on puisse échapper à cette illusion.
Le politiquement correct procède de celle-ci, de cette idéalisation d’un futur nécessairement meilleur. Et c’est pourquoi le politiquement correct est à la fois l’expression de l’idéologie de la classe dominante, et la manifestation de la bonne conscience de la bourgeoisie bien-pensante.
Parce que le contexte a changé. Pendant la période d’expansion des Trente Glorieuses, la bourgeoisie bien-pensante était plutôt de droite, gaulliste, conservatrice, catholique et provinciale. Et la classe ouvrière, ou ceux qui se sentaient exclus de la prospérité ambiante, était communiste, parce qu’elle rêvait de lendemains qui chantent et d’une plus juste répartition de la richesse et des fruits de la croissance. Après les chocs pétroliers, la France est entrée dans une période de crise larvée, principalement caractérisée par une faible croissance et un chômage de masse. Mais il y a toujours des inclus et des exclus, ceux qui tirent avantage du système et ceux qui n’en font pas partie, ceux qui ont l’impression de tirer leur épingle du jeu et ceux qui ont le sentiment de se faire avoir, même si l’expression du rapport de force a changé. Il y a toujours des antagonismes de classes, la lutte des classes reste d’actualité, même si sa traduction politique a évolué.
Aujourd’hui la bourgeoisie bien-pensante est plutôt de gauche, urbaine, Parisienne, branchée sur les nouvelles technologies, ouverte sur le monde et l’extérieur, confiante envers l’avenir comme à l’égard de ses propres valeurs, qu’elle considère comme des valeurs universelles et humanistes, la tolérance, le pacifisme, l’égalité hommes-femmes, le souci de l’environnement, l’abolition des frontières, des genres, des cloisonnements, des catégories.
Á l’inverse, les dominés sont plutôt des ruraux, ancrés dans leur territoire, repliés sur ce qu’ils connaissent, méfiants à l’égard d’un progrès dont ils ne perçoivent pas les avantages, ainsi qu’à l’égard des instances internationales qui bousculent leur identité, leurs certitudes, leurs habitudes, sans leur laisser voir quel profit ils peuvent en retirer. Ils votent pour l’extrême-droite parce qu’ils considèrent que les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, ont été impuissants à résoudre leurs problèmes et à lutter contre leurs préoccupations majeures, le chômage et le déclassement social, et aussi parce qu’ils sont attachés à leur identité nationale et à leurs traditions.
Á l’époque des Trente Glorieuses, le conservatisme était une morale qui consistait à dire aux contestataires et aux mécontents que leurs revendications n’étaient pas légitimes, que leurs aspirations étaient utopiques, voire qu’elles faisaient d’eux des mauvais Français, internationalistes et agents de l’étranger (l’U.R.S.S. en pleine Guerre Froide), et qu’il était plus raisonnable de se convertir aux valeurs de la bourgeoisie, présentées comme universelles : en étant un ouvrier ou un employé modèle, c’est-à-dire en acceptant les règles du jeu social et du capitalisme, on avait une chance de devenir un jour patron, ou tout au moins propriétaire.
Aujourd’hui, le politiquement correct est une morale tout aussi hypocrite qui consiste à affirmer qu’il n’y a pas de bonheur possible en dehors de la conversion aux valeurs de la bourgeoisie bien-pensante. Par exemple, la tolérance doit nécessairement s’appliquer à l’étranger, aux homosexuels, aux minorités ethniques et religieuses, voire aux féministes et à leurs revendications les plus radicales. Mais les bobos, cette incarnation moderne de la bourgeoisie bien-pensante, ne voient pas que la tolérance, dont ils estiment être les dépositaires, et dont ils croient détenir le monopole, eux-mêmes ne la mettent pas en œuvre, en n’acceptant pas que le vote pour l’extrême-droite puisse être légitime, ou en refusant d’accorder toute crédibilité à l’expression d’une insatisfaction, d’un mécontentement, dès lors qu’il se traduit par un vote pour l’extrême-droite (le vote pour l’extrême-droite, c’est forcément de l’intolérance, du racisme, de la xénophobie, voire un repli identitaire).
Mais surtout, le politiquement correct est une imposture intellectuelle, puisqu’il prétend substituer la morale et un discours moralisateur à l’action politique.
Le progressisme, en tout cas un progressisme qui ne se contente pas d’appeler un avenir meilleur de ses vœux, en croyant à la transformation de l’homme ou à la modification de ses rapports avec la nature et l’environnement, devrait inciter les gouvernements de droite comme de gauche à conduire des politiques qui privent les électeurs de raisons de voter pour l’extrême-droite, en réduisant les motifs d’insatisfaction et de frustration, en faisant attention à la répartition des richesses, à la lutte contre le creusement des inégalités, et en créant des emplois. L’action politique, ce n’est pas seulement se battre contre le symptôme ou la conséquence (le vote extrémiste, l’installation de l’extrême-droite comme premier parti de France en nombre de voix) en le disqualifiant moralement, mais aussi lutter contre les raisons de ce vote : la persistance, voire l’accroissement des injustices sociales et des inégalités économiques, ainsi que le développement du sentiment que l’action a abdiqué et cédé le pas face à un discours moralisateur qui s’adresse surtout à ceux qui ont déjà l’impression d’être les victimes de ces injustices et de ces inégalités.
Mais il reste une difficulté à résoudre, celle-là d’ordre personnel. Pourquoi suis-je donc si remonté contre le politiquement correct, pourquoi est-ce que je considère le politiquement correct comme le responsable de tous les maux de la société actuelle (en Occident), et ses représentants comme des ennemis personnels ? Suis-je donc le porte-parole de tous les humiliés et de tous les offensés, des exclus de la prospérité là où elle existe, des classes moyennes et populaires, suis-je donc un messie ou un prophète qui détient les clés de la solution aux problèmes économiques, sociaux et politiques de la société dans laquelle je vis ?
Il est plus vraisemblable que mes griefs ont quelque chose à voir avec mon intimité, et donc mes valeurs, ma vision du monde et ma perception du bien et du mal. Je ne crois pas en dieu, mais il n’en résulte pas que tout est permis (pour reprendre la formule de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov). Si tout n’est pas permis, c’est qu’il existe une distinction entre le bien et le mal, une différence, une frontière. C’est là la seule règle objective que je reconnaisse, la seule règle morale qui s’impose à moi. Le reste, c’est-à-dire le contenu du bien et du mal, ce que je range dans la catégorie du bien et ce que je mets sous l’étiquette du mal, c’est à moi de le définir, jour après jour, comme tout un chacun. C’est le principe de la liberté, être libre et responsable. Sauf que j’ai l’impression que la plupart des gens s’abandonnent à la religion pour définir ces contenus, et ceux qui n’ont pas de religion préfèrent faire confiance aux idéologies bien-pensantes, qui forment les différentes branches du politiquement correct. Il n’y a d’ailleurs pas d’incompatibilité entre la religion et le politiquement correct, les deux vont souvent de pair, le politiquement correct affirmant d’ailleurs qu’il faut tolérer les manifestations de la religion, et qu’il est important de distinguer l’extrémisme religieux de l’exercice modéré, en « bon père de famille », de la religion, au nom du vivre ensemble.
Mon problème à moi, ce n’est pas la religion, même si je trouve cette distinction artificielle, même s’il me semble que modérés et extrémistes ont en commun de se soumettre aux dogmes de la religion, et que c’est pour moi la source du mal. Le mal, c’est l’existence des religions en tant que facteurs de division, et la soumission aux dogmes qui attise les antagonismes et les tensions. Fréquenter des escorts, ce n’est pas politiquement correct. Payer une fille pour lui demander ses faveurs sexuelles, pour solliciter auprès d’elle un moment d’intimité dont le sexe est le principal motif, ce n’est pas politiquement correct.
Mais il y a peut-être plus pervers, ou plus sournois encore. Il n’est pas impossible que malgré tout mon rejet et mon exécration du politiquement correct, j’aie besoin de lui, comme si je ne pouvais m’empêcher de faire ce qui est désapprouvé par la communauté des bien-pensants, comme si j’éprouvais la nécessité de faire dans la provocation. Peut-être ai-je besoin de la transgression de cet interdit, peut-être est-ce précisément ça qui m’excite, payer pour faire ce qui est moralement réprouvé par le politiquement correct.
Tout se passe comme si le Moi (ce que je connais de mon identité) désirait le Ça (le rapport sexuel tarifé avec une escort), désapprouvé par le Surmoi (rôle assumé par le politiquement correct), sans que je sache véritablement si c’est parce qu’il est désapprouvé, ou si c’est parce que j’aime véritablement ça, que j’aime et que je désire le Ça.
C’est bien beau de dénoncer l’imposture ou le moralisme du politiquement correct, mais reconnaître qu’on en a besoin, qu’est-ce que ça signifie ? Que j’ai besoin de m’inventer des ennemis, que j’ai besoin de me créer un ennemi imaginaire pour vivre, en tout cas pour penser ? Que j’ai besoin de mensonges, d’approximations, et d’illusions pour euphémiser mes addictions ? C’est donc reconnaître que moi aussi, j’ai besoin d’enjoliver le réel (il est où exactement, le politiquement correct, dans le monde réel ?), que le réel m’agresse et que j’ai besoin des mots pour l’apprivoiser. Mais également que mes mots n’ont pas plus de prise sur le réel que ceux du politiquement correct, qu’ils ne permettent pas d’en rendre compte plus efficacement, ni plus sincèrement : c’est imposture contre imposture, et peut-être même que mon imposture est incluse dans celle du politiquement correct, puisque celle-ci prévoit et affirme qu’il est possible de rendre compte du réel avec des mots, et peut-être même de le modifier, l’imposture du politiquement correct intègre le mensonge de l’écriture et de la littérature.
Que reste-t-il à dénoncer, alors ?
La réponse est: Les atteintes à la dignité humaine.
31 décembre 2015.