Le football vu par Bouvard et Pécuchet.

Le football vu par Bouvard et Pécuchet.

    - « Qu’un ami véritable est une douce chose ! », s’exclama Pécuchet en refermant son Lagarde & Michard du XVIe siècle.

    - « Oui », fit Bouvard, qui replongea le nez dans son manuel. Il étudiait l’histoire de Rome sous le Bas-Empire, non que cela le passionnât, mais enfin il avait une leçon à préparer, et il s’agissait en conséquence de prendre le taureau par les cornes.

    Légèrement déçu par ce manque de chaleur et d’adhésion, Pécuchet se mit à feuilleter un bel album de photos et de textes sur le thème du football. Cela lui rappela que le football avait été son sport favori. Tout-à-coup, il releva la tête et se demanda à haute voix :

    « Comment se fait-il que le football ne m’ait jamais inspiré autant de lyrisme ? Il faut absolument que je voie ce que le rappel de mes souvenirs pourrait donner, si je me mettais sérieusement à ma table de travail. J’ai déjà des images plein la tête. Quel risque y a-t-il à tenter de les coucher sur du papier ? Tout au plus, risqué-je une bonne surprise.

    Je pourfendrai les clichés.

    Les Argentins ne sont pas forcément « the Animals », que méprisait le sélectionneur anglais de 1966, Alf Ramsey, anobli par erreur en « Sir ». Ce ne sont pas des anges non plus. Difficile de ne pas se sentir mal à l’aise face à cette coupe du monde 1978 organisée dans un pays où l’on torture les opposants politiques avant de les éliminer, face à la joie irradiante du buteur charismatique Mario Kempes, qu’admire avec bienveillance et satisfaction le chef des tortionnaires, le général Videla. Celui-ci n’en avait certes plus que pour trois ans, mais n’était-ce pas trois ans de trop ? Et cette joie irradiante, alors que la qualification pour la finale avait été obtenue à la suite d’un match grossièrement acheté contre le Pérou 6 à 0, n’était-elle pas de trop, elle aussi ?

    Qui a raison ? La main de Maradona qui se prend pour Dieu nargue le flegme tranquille des Anglais trop imbus d’eux-mêmes et de leur supériorité. Mais en 1998, avec le match tout de courage et de panache qu’ils livrent à Saint-Etienne, comment ne pas être déçu par leur élimination, ressentie comme une injustice, bien qu’il y ait là une utilisation abusive du terme qui trahisse le souvenir du martyre des opposants politiques. L’injustice en sport, hein…

    Il n’y a pas beaucoup de vérité en football, si ce n’est qu’il ne fait pas bon mélanger le sport et la politique.

    Le Duce et le Führer avaient déjà compris dans les années 1930 que l’utilisation du sport à des fins politiques est plus facile en régime totalitaire, plus conforme à un idéal d’embrigadement des masses, qu’en régime démocratique, si l’on se souvient que la démocratie repose à la fois sur la liberté individuelle, fondée sur l’esprit critique, et la solidarité collective ».

    - « Où voulez-vous en venir ? », demanda Bouvard qui était à la fois irrité par l’aridité de ses lectures sur le Bas-Empire romain, et agacé par ce babillage intempestif. « Si vous n’aimez pas le sport collectif, il reste les sports individuels : la traversée de l’Atlantique en solitaire, la conquête des pôles en chien de traîneau, la course à pied, impliquent des efforts, un dépassement de soi et de ses limites qui n’ont rien d’anti-démocratique. »

    - « Justement si. Nous pouvons nous souvenir avec émotion de Mathias Sindelar, joueur juif du « Wunderteam » autrichien qui se suicida en 1939, ou de Jesse Owens qui nargue les athlètes aryens aux Jeux de Berlin de 1936, rien n’y fait. L’exaltation du sportif solitaire a toujours quelque chose d’ambigu. Le film de Leni Riefenstahl Les Dieux du stade sert à l’évidence la propagande nazie. Mais que faut-il penser du foin médiatique qui entoure les vedettes positives d’aujourd’hui ? Carl Lewis le propre contre Ben Johnson le dopé ? Les artistes brésiliens contre les chiens de garde des défenses regroupées et hermétiques du foot européen ?

    - Peut-être rien, en effet.

    - Enfin, Bouvard ! Ne voyez-vous pas que si l’on veut donner une signification extra-sportive à ces héros modernes, il faut nécessairement admettre que ce battage médiatique sert moins les principes démocratiques que les intérêts du commerce ?

    - Le commerce n’est pas nécessairement anti-démocratique, répondit Bouvard.

    - La figure de gros bébé joufflu des artistes brésiliens s’oppose moins aux rugueux défenseurs qu’aux programmes sociaux en faveur des favelas. L’argent de leurs salaires qui atteignent des niveaux indécents pourrait y être affecté de manière plus utile.

    - En êtes-vous si sûr, Pécuchet ? Utiliser le football dans une perspective de contestation politique de la société de consommation contemporaine est tout aussi dangereux. Dénoncer l’aliénation capitaliste qui s’empare du téléspectateur moyen devant son écran n’est, au mieux, qu’un moyen de prendre conscience de sa propre aliénation, de sa propre impuissance à faire bouger l’ordre des choses.

    Il faut donc se méfier du sport de masse. Mais pour ne pas tomber dans le piège du raisonnement hâtivement généralisateur, il convient d’éviter également de condamner les héros qui font la une des magazines d’actualité sportive. Après tout, les enfants d’aujourd’hui n’ont pas moins le droit de rêver que ceux d’hier. Simplement, pour ne pas devenir les ogres anonymes fustigés par l’essayiste Pascal Bruckner, il faut effectivement laisser ce culte aux enfants.

    - Que l’amitié est une chose difficile et exigeante !, soupira Pécuchet.

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