Sebastian Melmoth au stade de France.

Sebastian Melmoth au stade de France.

    C’est au stade de France que j’ai retrouvé Sebastian Melmoth. Il me parut tout de suite fatigué, usé par ses débauches, et pourtant il portait toujours beau, comme le dandy qu’il n’avait jamais cessé d’être.

    Que faisait-il là ? Il m’expliqua qu’on l’avait laissé sortir, eu égard à son état de santé. Son cancer ne lui en donnait plus pour longtemps, le scandale s’était estompé, son enfermement était moins nécessaire, sa liberté moins problématique. Lui procurait-elle seulement la joie attendue ? Bien que ce fut le point le plus délicat, il avait conservé un tel amour de la vie dans ce qu’elle a de plus paradoxal qu’il avait tenu à se trouver là, devant ce temple des divertissements populaires, pour le seul plaisir d’accroître ses perplexités.

    Le sport de haut niveau. C’était tout comme avant, et plus rien n’était pareil : ils avaient construit un nouveau stade deux fois plus grand, joueurs, équipements, règles avaient évolué. Sous l’effet du marketing et de l’action diligente des annonceurs, la perception en avait été modifiée : on occultait les bandes d’hommes qui se rendaient au stade pour en découdre dans les tribunes, et on mettait l’accent sur le divertissement pour toute la famille, où femmes et enfants pouvaient se permettre des commentaires avisés. Mais qu’est-ce qui gênait Sebastian Melmoth ? Il ne pouvait pas ne pas se réjouir de ces évolutions. Que le sport de haut niveau ne fût plus la propriété exclusive des casseurs, des ivrognes et des imbéciles machistes était à l’évidence un point positif. Il pouvait bien faire mine de regretter un certain folklore douteux, il suffisait de regarder les chiffres, les visages réjouis des enfants pour comprendre que les regrets ne pouvaient être tout-à-fait sincères. Et pourtant, pourtant… Lui, le dandy, l’esthète, sentait bien dans l’air un parfum de normalisation, d’uniformisation, et d’autosatisfaction chez les hommes d’affaires dont le remplissage des poches était proportionnel au degré de contentement des masses. Ce qui impliquait la mise à l’écart des parias, des exclus, des indésirables, qui gâchaient la fête.

    Le sport de haut niveau était incontestablement à la recherche de sa respectabilité et pour cela, ses dirigeants oubliaient volontiers ses origines prolétariennes pour lui donner l’aspect consensuel d’un divertissement fédérateur, épris de valeurs morales et, accessoirement, revendiquer pour eux-mêmes des origines modestes, ce qui était assez désopilant. Les sportifs de haut niveau n’étaient-ils pas présentés comme des hommes au grand cœur, cités en exemples et en symboles des temps démocratiques ? Et le spectacle de ces modernes jeux du stade ne parrainait-il pas des œuvres caritatives ? Ce qui assurait plus certainement l’autopromotion des sportifs que cela ne garantissait l’efficacité de la recherche contre les maladies qu’il s’agissait de terrasser… Mais est-ce que ce n’était pas ça, le jeu ? Est-ce qu’il n’en avait pas toujours été de même ? Les tentatives pour rendre le sport de haut niveau propre sur lui et présentable, avec d’évidentes arrière-pensées mercantiles, n’étaient-elles pas de tous les temps ? Sebastian Melmoth n’aurait pu le dire. Il lui semblait que non, mais il n’aurait su le démontrer ni l’affirmer péremptoirement.

    Ce qui le faisait sourire, c’était la capacité de tel joueur, précédé d’une réputation de mauvais caractère, de rebelle, d’éternel adolescent en proie à un mal de vivre incurable, de finir par y croire lui-même et de jouer son rôle avec conviction, sans jamais être effleuré par l’idée qu’il était utilisé par les promoteurs du spectacle pour vanter la diversité des caractères, des tempéraments, des profils, et contester ainsi l’uniformisation en cours ; et si jamais il était effleuré par l’idée, puisqu’il ne faut pas désespérer des sportifs, il se disait qu’il était très bien rémunéré pour jouer ce rôle. Être payé pour être un rebelle ? L’application avec laquelle les sportifs de haut niveau se prenaient au sérieux et l’aplomb avec lequel ils assumaient leurs contradictions avaient toujours laissé Sebastian Melmoth songeur, hésitant entre le rire et les larmes.

    Cette prétention à être bien de son époque était à la mesure de celle du dandy qui entendait dénoncer celle-ci au nom de ses souvenirs. Oui, c’était bien lui qui avait changé, et sa perception du monde avait évolué. Il n’était plus question de charges féroces, et même sa perplexité ne pouvait se muer en petites piques qu’au moyen d’une nostalgie qu’on ne manquerait pas de lui reprocher, parce que suspecte ou artificielle.

    Ses souvenirs étaient si flous, sa mémoire si défaillante ! Et son jugement restait pourtant si sûr ! Comme si le lavage de cerveau n’avait qu’imparfaitement fonctionné. Pauvre Sebastian Melmoth ! C’est volontiers qu’il aurait vendu son âme pour retrouver la paix de l’ignorance, le prosaïsme vulgaire de ceux qui n’ont jamais rêvé d’absolu !

    Au temps de l’innocence, si Sebastian Melmoth s’était préoccupé de sport plutôt que de littérature, il aurait pu voir le parc des Princes comme une cuvette ouverte sur les étoiles. Il y avait des gens qui montaient à Paris pour voir ça ; quant à lui, il lui aurait fallu descendre de son Olympe d’étudiant à Oxford, entouré d’éphèbes grecs, de peintres préraphaélites et de princesses orientales.

    Sebastian Melmoth n’arrivait pas à comprendre comment les gens pouvaient se rendre au stade par une belle et douce soirée de printemps, en toute quiétude. Comme s’il n’y avait pas eu les catastrophes du Heysel et de Sheffield ! Était-il possible d’oublier ? Et si les gens oubliaient ces catastrophes, comment auraient-ils pu conserver la mémoire des tragédies de l’Histoire ? Il avait lui-même écrit des drames symbolistes inspirés de la Bible, comme sa pièce Salomé, dont l’édition originale remontait à 1893, et illustrée par Aubrey Beardsley ; il n’était pas vexé qu’elle ne soit plus guère lue car il n’avait pas à proprement parler d’intention didactique, il avait avant tout cherché à se faire plaisir avec des recherches sur la forme et sur le style, mais il se disait que l’oubli de l’Histoire n’augure rien de bon. Il ne pouvait pas ne pas faire le lien entre ce mélange d’inconscience et d’insouciance et la montée des périls : comment ces foules de paisibles citoyens n’auraient-elles pas, sinon acclamé à grands cris, du moins accueilli avec bonhomie quelque candidat à la dictature dont les discours empreints d’une douce démagogie et d’un palpitant populisme, parce que ce candidat était rompu à l’art oratoire et aux ficelles de la rhétorique, les auraient facilement séduits avec des paroles lénifiantes et des promesses alléchantes ?

    Sebastian Melmoth n’était ni horrifié, ni scandalisé, mais il n’était pas non plus résigné : « The womb is still fertile from which came the foul beast », il convenait donc de rester vigilant.

    Cela étant, il était compréhensif : il n’est pas toujours évident de ne dormir que d’un œil.

26 septembre 2023.

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