La Victoire du marchand de boudin
Pièce en un acte, d’après Les Cavaliers d’Aristophane.
Personnages :
- Mélankonikos, qui « mélanche » tout, ardent défenseur du marchand de boudin, un politicien qui n’est pas comme les autres ;
- Démos, le peuple grec ;
- Le chœur des Sycophantes, toujours prêts à dénoncer les mauvais citoyens mais qui s’écrasent devant les gros bras et les grandes gueules, comme la peuplade des « Allaouakbars » ;
- Petit Borgos, contribuable européen ;
- Ananas Bananossis, armateur grec.
DÉMOS : On a gagné ! On a gagné ! On a gagné !
PETIT BORGOS : Je m’en réjouis pour vous. D’autant que vous mettez dans votre chant de victoire une telle fibre citoyenne qu’on sent bien qu’il ne s’agit pas de l’éructation vulgaire célébrant un banal triomphe sportif. Mais qu’avez-vous gagné exactement ?
DÉMOS : On a gagné les élections dans notre pays ! C’est une grande victoire pour la démocratie. C’est comme si nous avions déjà battu l’hydre de la Troïka ! L’Europe, qui nous doit son nom, doit désormais nous regarder avec respect, et même avec crainte, car notre victoire est sans appel et notre triomphe historique !
PETIT BORGOS : Ouh là ! Vous voulez dire que vous avez changé de dirigeants, et qu’à la place des politiciens auxquels vous faisiez précédemment confiance, ce qui leur a permis de vous conduire au bord du défaut de paiement, vous avez mis le marchand de boudin, en qui vous placez tous vos espoirs ?
MÉLANKONIKOS : Tais-toi, Petit Borgos ! Ton ironie perfide ne saurait ternir le triomphe du marchand de boudin, et notre joie ne peut être assombrie par tes fielleuses insinuations. Nous nous réjouissons de la victoire du marchand de boudin, et notre solidarité envers le Démos grec est indestructiblement consolidée par les principes du progressisme. Nous sommes l’avant-garde éclairée du progressisme ! Bientôt nous gouvernerons toute l’Europe, nous régnerons sur l’Europe ! Tremblez, salopards ! Que ceux qui ont oublié les principes du Démos, qui ne pensent plus qu’avec les termes des financiers internationaux, prennent garde : leurs jours sont comptés !
Le marchand de boudin n’est pas un politicien comme les autres : la preuve, il ne porte pas de cravate.
PETIT BORGOS : Aïe ! En effet, avec de tels orateurs, le populisme semble bel et bien condamné.
LE CHŒUR DES SYCOPHANTES : Tais-toi, Petit Borgos ! Nous sommes d’accord avec Mélankonikos qui soutient le marchand de boudin. Nous nous réjouissons de la victoire du Démos grec, qui a beaucoup souffert et a subi beaucoup d’humiliations, car nous ne voulons pas paraître solidaires de ceux qui l’ont oppressé.
PETIT BORGOS : Opprimé, voulez-vous dire.
LE CHŒUR DES SYCOPHANTES : Pressurisé comme des agrumes, pour en tirer tout le jus !
PETIT BORGOS : Ça aurait été des Asiatiques, j’aurais dit que c’est amer le jus de citrons, mais j’ai l’impression que personne n’aurait ri. Même pas jaune.
LE CHŒUR DES SYCOPHANTES : Arrière, Petit Borgos xénophobos ! Ton trait te trahit, te découvre, et tu te discrédites tout seul. C’est pourquoi tu seras condamné à payer, toi seul et solidairement, toutes les dettes accumulées. Car nous, qui nous targuons du titre ronflant d’intellectuels européens, tenons à exprimer notre solidarité envers le Démos grec avec l’argent des autres. Nous ne reculerons devant rien, et sommes prêts à dénoncer ceux qui planquent leur argent en Suisse au lieu de payer leurs impôts.
PETIT BORGOS : Ça tombe bien, ça tombe très bien même. J’ai entendu dire qu’il y avait de riches Grecs qui, après s’être enrichis en prêtant de l’argent à l’État grec grâce à la spéculation à l’origine de la crise de la dette souveraine en 2011, ne payaient pas d’impôts et planquaient tout en Suisse.
ANANAS BANANOSSIS : On parle de moi ?
PETIT BORGOS : J’ai même entendu dire qu’il y avait des dirigeants grecs qui se présentent comme « responsables » et qui se proposent pas moins que de ne pas rembourser leurs dettes à l’Europe, en invoquant leur « illégitimité », soit un concept juridique assez fumeux. C’est quand même une drôle d’éthique que celle qui permet de ne pas rembourser ses dettes.
LE CHŒUR DES SYCOPHANTES : C’est la même chose sauf que ça n’a rien à voir.
PETIT BORGOS : Ils sont très forts. Je me demande quand même ce qu’Aristophane aurait pensé de tous ces Grecs modernes.
Juillet 2023.